L’incertitude du pronostic

Bernard Dan,

Le vicomte conta fort agréablement l’anecdote qui circulait sur le duc d’Enghien ; il s’était, disait-on, rendu secrètement à Paris pour voir Mlle Georges, et il y avait rencontré Bonaparte, que l’éminente artiste favorisait également. La conséquence de ce hasard malheureux avait été pour Napoléon un de ces évanouissements prolongés auxquels il était sujet et qui l’avait mis au pouvoir de son ennemi. Le duc n’en avait pas profité ; mais Bonaparte s’était vengé plus tard de cette généreuse conduite en le faisant assassiner. Ce récit, plein d’intérêt, devenait surtout émouvant au moment de la rencontre des deux rivaux, et les dames s’en montrèrent émues.

« C’est charmant, murmura Anna Pavlovna en interrogeant des yeux la petite princesse.

— Charmant ! » reprit la petite princesse en piquant son aiguille dans son ouvrage pour faire voir que l’intérêt et le charme de l’histoire interrompaient son travail.

Léon Tolstoï, Guerre et Paix

La faculté de Droit et de Science politique occupait un bâtiment de facture néo-palladienne. Les portiques, les colonnades et surtout les fenêtres vénitiennes conféraient à l’ensemble l’exquise luminosité qui devait rimer avec l’excellence de la pensée, sous-titrée par la devise gravée sous le fronton : Diligentia diligentissimi. Cet édifice élégant était flanqué d’annexes moins harmonieuses mais le « Parcours Science Po » était entièrement confiné dans une série de préfabriqués auxquels on accédait par une porte située à l’arrière. L’ambiance y était lourde. Les étudiants révisaient, certains en marchant le long de trajectoires pathétiques, d’autres adossés aux cloisons. Seules Rosanne et Lucinde semblaient insensibles à la tension de l’attente de l’examen. Elles avaient investi une petite salle de séminaire désertée. L’oral d’histoire politique internationale était réputé imprévisible et injuste. De plus, Monsieur Taillandier était, paraît-il, de vilaine humeur. Comment résistaient-elles ? Rosanne avait ramené un jeu de société de la Foire de la langue d’oc. Elle prétendait que c’était la meilleure façon de se préparer au combat. Pauvre Taillandier ! Le jeu s’appelait Cabri. Tour à tour, à coups de dés, de cartes tirées et d’élucubrations maléfiques, les joueurs devaient faire évoluer l’histoire de leur choix à travers les avatars d’un pauvre chevreau qui en était le principe ultime.

Un cabri, un cabri qu’avié acheta moun pèro un escu, dous escu.

C’est Rosanne qui commença. Un chevreau, un chevreau qu’avait acheté mon père un écu, deux écus. Un match de football sans valeur concurrentielle réunissait amicalement l’équipe nationale croate et son homologue serbe en préparation de la Coupe du monde. Aucun but n’avait été inscrit alors que le temps réglementaire venait d’être épuisé, quand le capitaine des Croates, ayant traversé la défense adverse balle au pied, s’apprêta à tirer. Le tacle par-derrière tous crampons dressés de l’ailier droit des Serbes visait-il le ballon ? Il provoqua une passion d’une telle violence parmi les joueurs et leurs supporters que le service d’ordre peina à la contenir dans le stade. Mais les bagarres se poursuivirent toute la nuit, embrasant divers quartiers de Zagreb, et pan ! pan ! la police en vint, semble-t-il, à tirer sur la foule.

Es vengu lou cat qu’a manja lou cabri, qu’avié acheta moun pèro un escu, dous escu.

C’était au tour de Lucinde. Les réseaux sociaux multiplièrent le compte des victimes et le surlendemain — oui ! — l’aviation serbe bombarda Zagreb, tuant deux Croates et collatéralement quatre Hollandaises, et un missile fut « symboliquement » tiré sur Dubrovnik. Il est venu le chat qui a mangé le chevreau. Les choses auraient-elles pu en rester là ? Mathias rejoignit ses camarades.

« Tu veux jouer ?

— Quel est le but du jeu ?

— De jouer.

— Non, je vous regarde. »

Es vengu lou chin qu’a mourdu lou cat, qu’avié manja lou cabri qu’avié acheta moun pèro un escu, dous escu.

La Croatie, pour Rosanne, déposa instantanément une plainte auprès du secrétaire général de l’Organisation des Nations unies et parallèlement, avec une rapidité inhabituelle et une cohésion remarquable de ses structures de direction, l’Union européenne réagit verbalement sans ambages. Pour le président de la Commission, le président du Conseil et deux vice-présidents du Parlement, il était essentiel de tirer avec netteté les leçons de l’histoire. Ils acceptèrent à titre exceptionnel que l’on mobilise un contingent militaire pour protéger la frontière qui sépare l’Union de la Serbie. Il est venu le chien qui a mordu le chat. Le contingent était composé de Français, de Néerlandais et de Croates. La Belgique lui assurait un soutien logistique, notamment par la mise à disposition de deux avions de transport C130 et d’un hélicoptère médicalisé.

« C’est absurde !

— Tu regardes ou tu joues avec nous ? »

Es vengu lou bastoun qu’a batu lou chin, qu’avié mourdu lou cat qu’avié manja lou cabri qu’avié acheta moun pèro un escu, dous escu.

Des soldats étrangers narguaient-ils la population serbe par-delà sa frontière ? Il est venu le bâton qui a battu le chien. Forte de cette confirmation, Lucinde relaya la déclaration assassine du Kremlin et, sans semonce pour les uns, en réponse à une inacceptable provocation pour les autres, l’armée serbe lança une nouvelle attaque ciblée et circonscrite qui occasionna des dégâts matériels mineurs, ranima des souvenirs douloureux et causa une belle perplexité.

« Vous êtes gratuitement violentes ! C’est comme ça que vous allez répondre à Taillandier ?

— Lou est déjà sortie ?

— Oui. Dans quel état !

— Qu’est ce qu’il lui a demandé ?

— Elle devait comparer les trois Pax.

— Il y a trois Pacs ?

— La Pax Romana, la Pax Britannica et la Pax Americana.

— Elle a réussi ?

— Elle ne se souvenait pas de l’Americana et il l’interrompait tout le temps. Je ne sais pas ce qu’il attendait. Ça a duré cinquante minutes et quand elle est sortie, il lui a souhaité bonne chance. »

Es vengu lou fiò qu’a brula lou bastoun, qu’avié batu lou chin qu’avié mourdu lou cat qu’avié manja lou cabri qu’avié acheta moun pèro un escu, dous escu.

« L’Europe… »

C’est tout ce que Rosanne eut le temps de dire, car Jack-Jack vint les prévenir qu’Aymeric avait fini et c’était à elle de passer.

« Tu prends la main, Mathias ?

— Attends, laisse-moi souffler. Qu’est-ce qu’il a demandé à Aymeric ?

— Quelles sont les clauses et les conséquences du traité de Kutchuk-Kaïnardji ?

— De quoi ?

— Du traité de Kutchuk-Kaïnardji. C’est avec les Turcs.

— Les causes et les conséquences ?

— Les clauses, pas les causes.

— Je ne comprends rien. Viens, jouons, ça vaut mieux. »

Mathias était moins inspiré que Rosanne. Il avait déjà rongé ses ongles jusqu’au lit. « L’Europe » se sentait obligée de riposter mais elle réserva sa réponse en attendant le vote d’une résolution du Conseil de sécurité de l’ONU. Il fallait bien tirer les leçons de l’histoire. Il est venu le feu qui a brûlé le bâton. La Russie usa de son droit de veto.

Es vengu l’aïgo qu’a amoussa lou fiò, qu’avié brula lou bastoun qu’avié batu lou chin qu’avié mourdu lou cat qu’avié manja lou cabri qu’avié acheta moun pèro un escu, dous escu.

D’après Lucinde, tous les pays de l’Union européenne s’accordèrent à imposer un embargo sur la vente d’armes à la Serbie et ils décidèrent à l’unanimité de geler le processus d’adhésion de ce pays à l’Union. Elle est venue l’eau qui a éteint le feu. Mais la Russie intensifia la livraison d’armements de tous types à son alliée, notamment des missiles sol-air S300, au nom de l’amitié serbo-russe et du pacte d’alliance militaire de 2013. Les deux réunions d’urgence de l’OTAN échouèrent à dégager un plan consensuel, tant les uns et autres invoquaient les leçons de l’histoire. Les États-Unis craignaient d’entrer en guerre. Out, l’OTAN, mais In — c’est historique — la défense européenne sous la bannière douze fois étoilée. Il fallait retenir les leçons de l’histoire et agir vite. Heureusement, la frontière était calmée. Mais loin de là, un Serbo-Macédonien impliqué dans une rixe de bistrot à Copenhague fut arrêté sur les lieux de son méfait. La Russie protesta avec véhémence et exigea qu’on le libérât avant la fin de la nuit en se réservant le droit de prendre les mesures nécessaires dans le cas contraire. C’était un ultimatum.

Es vengu lou bioou qu’a begu l’aïgo, qu’avié amoussa lou fiò qu’avié brula lou bastoun qu’avié batu lou chin qu’avié mourdu lou cat qu’avié manja lou cabri qu’avié acheta moun pèro un escu, dous escu.

Lucinde ne voulait pas laisser le jeu ralentir car son tour d’affronter Taillandier arriverait bientôt.

« Alors, Mathias ?

— Oui, oui, voilà. »

Mathias reprit la ronde des résolutions bloquées par veto à l’ONU et décrivit la manœuvre de la haute-représentante de l’Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité. Madame se rendit en République populaire de Chine pour s’assurer le soutien de ce pays dans le dossier serbe. Que promit-elle en échange ? C’était secret, bien sûr, mais on murmurait que l’Europe offrirait son « aide intellectuelle » dans le programme d’exploration lunaire de l’agence spatiale chinoise. Les mêmes sources révélaient que la fusée transportant le robot explorateur avait explosé au lancement et que les images abondamment retransmises de « l’alunissage doux » dataient du projet animé réalisé sur ordinateur en 2007. Il est venu le bœuf qui a bu l’eau. Que de leçons à tirer de l’histoire ! Pendant le vol de retour de la haute-représentante et parallèlement à sa trajectoire, des troupes terrestres russes incorporant des unités ukrainiennes, biélorusses et kazakhes entamèrent une traversée sans combat de la Moldavie et de la Roumanie.

Es vengu lou choheth qu’a chahata lou bioou, qu’avié begu l’aïgo qu’avié amoussa lou fiò qu’avié brula lou bastoun qu’avié batu lou chin qu’avié mourdu lou cat qu’avié manja lou cabri qu’avié acheta moun pèro un escu, dous escu.

Rosanne se battait toujours avec Taillandier. Mais Lucinde devait répondre à Mathias. Les Chinois vinrent en aide à Bruxelles en instruisant et en armant des groupes indépendantistes tout le long du tronçon oriental de la frontière russo-chinoise, ouvrant ainsi ce que les analystes appelèrent le front de l’est. Il est venu le boucher qui a abattu le bœuf. La Russie scella un pacte avec le Japon lui permettant d’utiliser des bases afin de créer un front de l’extrême-Est. Ce pacte résolvait avec élégance le contentieux des îles Kouriles, qui se trouvaient dès lors — toutes ! — administrées par le Japon et garantissait le soutien russe en cas d’invasion des îles Senkaku par les Chinois.

Es vengu lou malah hammaveth qu’a chahata lou choheth, qu’avié chahata lou bioou qu’avié begu l’aïgo qu’avié amoussa lou fiò qu’avié brula lou bastoun qu’avié batu lou chin qu’avié mourdu lou cat qu’avié manja lou cabri qu’avié acheta moun pèro un escu, dous escu.

Mathias restait combatif. C’était la guerre mondiale, dans sa violence, ses transgressions, ses héroïsmes et ses désespoirs, ses défaites, ses massacres, ses exils et sa frénésie. Il est venu l’ange de la mort qui a tué le boucher. Les saladinistes profitèrent de la complexité générale pour fomenter une révolution panarabique mais celle-ci s’étouffa d’elle-même. L’Argentine, qui accueillait le congrès de l’Unión latinoamericana, voulut pour sa part entraîner ses partenaires à s’allier à la Russie dans son offensive contre les intérêts de l’Union européenne. Il s’agissait, supposait-on, de récupérer les Malouines. Les débats tournèrent court et le Brésil fit voter l’excomunión de l’Argentine. Les États-Unis, fort des expériences de l’histoire, conserveraient-ils leur réserve ? À la surprise des médias, le président américain accepta la main tendue de son homologue indien et demanda l’adhésion de son pays au mouvement des non-alignés en tant qu’observateur. Dans son discours, il admit que les États-Unis avaient renoncé à leur marge de supériorité mais qu’ils continueraient à souscrire éternellement au précepte de l’égalité entre toutes les « races » et entre toutes les nations, quelle que soit leur taille. Dans la foulée, dans une déclaration signée par cent vingt États, le mouvement des non-alignés réaffirma sa neutralité et son attachement aux principes de non-interférence, du rejet des pactes de défense collectifs dans l’intérêt spécifique de grandes puissances et de la recherche en toutes circonstances de solutions pacifiques aux conflits internationaux.

Es vengu hakadoch barouh hou qu’a chahata lou malah hammaveth, qu’avié chahata lou choheth qu’avié chahata lou bioou qu’avié begu l’aïgo qu’avié amoussa lou fiò qu’avié brula lou bastoun qu’avié batu lou chin qu’avié mourdu lou cat qu’avié manja lou cabri qu’avié acheta moun pèro un escu, dous escu.

Lucinde riposta immédiatement. Enfin fut divulgué le secret des négociations entre les belligérants, menées à bien grâce à la médiation du Conseil des Sept Anciens réunis. Mikhaïl Gorbatchev, Shimon Peres, le Dalaï-Lama, Joseph Ratzinger, Jimmy Carter, Fidel Castro et Albert de Belgique (qui occupait pour la première fois le siège laissé par Nelson Mandela) avaient patiemment travaillé sur un consensus qui garantissait les frontières internationales telles qu’elles étaient établies avant le début des hostilités. C’était la paix. Il est venu le Kadoch exalté qui a tué l’ange de la mort. Liesse, allégresse, espoir, amour, lyrisme et projets animaient désormais l’humanité. Dans l’enthousiasme, les dirigeants politiques reprirent la demande lancinante du mouvement Bomb All Bombs qui se faisait entendre de toute part : celle détruire les bombes. Une date symbolique fut fixée pour le spectaculaire et historique feu d’artifice extra-atmosphérique. Ce dénouement à rebours devait ramener l’histoire de la poudre à canon à celle des spectacles pyrotechniques. La plupart des gouvernements et de nombreuses compagnies privées distribuèrent gratuitement des lunettes de protection aux populations enthousiastes en vue des déflagrations simultanées. C’était la grande fête. La clarté émise par les boules de feu à haute altitude se propagea très rapidement. Elle ne formait pas de champignons mais de magnifiques nuages sphériques coalescents bientôt déformés en voiles extrêmement colorés dans le ciel, passant du vert au rose, au rouge et à l’indigo violet. N’était-ce pas l’avènement du mythique arc-en-ciel, la promesse de ne plus jamais déclencher un déluge universel ? La chaleur devint rapidement extrême et un souffle prodigieux balaya le ciel et la terre et tout ce qui s’y trouvait.

C’est à ce moment précis que Rosanne revint, rayonnante.

« Vous avez fini ?

— Ça a été ?

— Je crois. Il m’a demandé de décrire les risques d’une paix mondiale. Je me suis éclatée. Je ne l’ai pas laissé placer un mot et j’ai terminé mon exposé en lui posant une devinette de mots croisés : “guère épais”, en trois lettres. »

— “Guère épais” en trois lettres ? »

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