La voisine a ses règles. Le jeu de Monopoly aussi. Le Code de la route impose les mêmes règles à toutes et tous. En 1628, René Descartes, préoccupé de la direction de notre esprit, a rédigé pour celui-ci des Règles. Il existe la Règle d’or, et la règle de calcul. L’écolier souligne en utilisant une règle. Les moines bénédictins observent la règle de saint Benoît. Mais observer n’est pas tout : ils appliquent la règle qu’ils observent. Toute assemblée a son R.O.I. : son Règlement d’Ordre Intérieur. La voisine est par ailleurs réglée comme du papier à musique. Régler la note. Régler son compte. Messieurs ! Réglons nos montres. Yes, Sir ! Tout est réglo. Régulé. Réglé. Tout dans le monde, depuis les planètes qui se meuvent, jusqu’aux étoiles qui fixement nous pointent de leurs milliards d’yeux, tout est naturellement réglé.

C’est pourquoi, assis sur les dalles en ciment hydrofugé qui couvrent le muret séparant l’immeuble, où vivent des locataires — c’est-à-dire des gens —, de l’agence de la banque sur la façade de laquelle il est citoyennement et publicitairement indiqué Self-Bank, je regarde.

Le mécanisme est simple. En réalité, il est beaucoup trop simple pour être. Je ne veux pas dire « trop simple pour être honnête ». Non ! Tout bonnement trop simple pour être. Un appareil électronique dont le fonctionnement copie le procédé ancestral de l’humanité se reproduisant — introduire quelque chose dans une fente, ce quelque chose y restant quelques instants avant de réapparaître, de vous être rendu, de sorte que vous êtes de nouveau entièrement vous-même —, un appareil électronique encastré dans un mur à proximité de votre domicile, mais qui derrière son apparente inexistence cérébrale vous met vous, oui vous, directement en relation avec le monde mondialisé de la finance, ne peut pas être simple.

Je regarde donc. Du coin de l’œil. Des deux coins des deux yeux. Je ne lâche pas l’appareil ni d’un, ni des deux, ni de tous les sens connus et inconnus dont je suis mon propre, seul et ultime propriétaire-utilisateur. Je suis moi. Arrivé très tôt ce matin. Installé, assis, silencieux sur ce muret de séparation.

Hier, je poussais un caddie entre les rayons du magasin Soleil, où l’on peut tout trouver et tout acheter. Le magasin, citoyennement et publicitairement désigné Self-Service.

La voisine faisait de même, poussant un autre caddie dans les rayons du Soleil. Elle s’avançait vers l’endroit où j’étais en station figée : le rayon des confitures, celles — moins chères — de la marque blanche du magasin. Sur chaque pot, un Soleil vous sourit. Ses rayons dépassent le cadre de l’étiquette, incrustés naturellement dans le verre du pot : une prouesse ! Face à ces Soleils de fraises, de prunes, d’oranges, de mûres, de myrtilles, d’abricots, de reines-claudes…, elle m’explique avoir ses douleurs. Je fais mine de ne pas comprendre. Elle prend un air dégagé mais confidentiel : c’est sa période du mois. Remimine de ne pas comprendre. Ses règles. Le mot était prononcé. Conforté aussitôt par un « C’est la vie ! », qui était comme l’autorisation qu’elle attendait pour choisir le pot Soleil de confiture d’effacement des douleurs. Elle me tournait le dos. Notre conversation était terminée.

C’est ce qui m’a réveillé très tôt ce matin. J’ai ouvert les yeux. Le Soleil n’éclairait encore rien. Mais moi, je voyais clair, comme en plein jour, lucide comme la flèche d’un clocher d’église en plein midi… la vie est réglée… les règles c’est la vie…

Le problème est bien celui-là : il est bien que ce à quoi on avait affaire était tout sauf la vie. C’était la vie privée d’elle-même. Partout, ce qui touchait à cette affaire était comme une infection, comme l’envers de ce qui vit et fait vivre. Partout, les gestionnaires aux devises cotées, les administrateurs publics dexiaphiles, les changeurs de cours, les hommes de bourses gonflées, les acheteurs-vendeurs-rétroacheteurs-revendeurs proactifs, les experts visionnaires de l’euro sans âme, les explicateurs de ce qu’il-faut-faire-pour-en-sortir, les détenteurs de portefeuilles Privés, et autres quotateurs de dettes souveraines, les diplômés des financial curses, lecteurs des financial pages, couleur saumon de tous les quotidiens du monde mondialisé, partout, ce qu’ils avaient déversé avec expertise, c’était de la non-vie, de la grossesse nerveuse dans des proportions proprement inimaginables, de la croissance virtuelle pour de la mort réelle.

La seule règle, Monsieur Descartes, qui vaille pour la direction, consiste à ne pas en avoir. Alors je regarde avec ces yeux qui sont tout ce qu’il me reste d’honorable sous le soleil. Je n’ai plus d’emploi, je suis incapable d’achever de rembourser l’emprunt de la maison, je n’ai pas le moindre moyen d’aider mes deux fils à préserver leur famille, l’entreprise où ils travaillaient a été, hier matin, pendant que j’étais prostré devant les confitures Soleil, déclarée en faillite car la banque-engloutisseuse de l’épargne, la banque-reliftée citoyennement avec les impôts de vous et moi les n’importe qui, la banque a refusé un crédit à l’entreprise, cette banque dont j’épie la façade de l’agence devant laquelle des gens bipèdes attendent l’un derrière l’autre qu’un appareil électronique du Self-Control des rentrées/dépenses personnelles de chacune et de chacun, se disponibilise.

À l’instant même, je le vois. Il est à l’intérieur. Il bloque et débloque les distributeurs, les réalimentant en billets de cinq, dix, vingt et cinquante euros. Il est entré dans une sorte d’antichambre qui le dissimule aux yeux des utilisateurs. Mais je sais moi qu’il ne referme pas la porte, qu’il la laisse entrouverte, car cette pièce manque d’air ; ce coffre-fort virtuel est surchauffé par les ordinateurs de la grande ségrégation entre argentés et désargentés, entre provisionnés et non-provisionnés. J’entre, me glisse dans l’antichambre, m’approche du gardien des devises, le frappe avec le marteau jusqu’à ce que sa tête, qui n’est plus qu’une purée d’os et de cervelle, se confonde avec la crise financière tout entière. Tandis que de l’autre côté de l’appareil, du côté de sa face diurne, là où quelqu’un vient d’introduire dans la fente sans règle, sa carte Sésame-ouvre-toi, sa carte Geef-mijn-papier, son english flexiblefriend, c’est du sang qui se sécrète, du sang qui s’écoule, du sang qui sort par toutes les fentes du monde de la finance. Ce sont les noces globalisées de la honte et de la douleur, les menstrues carnassières des Stock-options qui se répandent sur le trottoir…

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