— C’est que notre vieux monde se démonde, Monsieur le philosophe…
— Encore une chopine de vin nouveau, Rameau ?
— Non merci, j’ai bu beaucoup déjà. C’est bientôt l’heure du grand dérèglement des comptes, le grand chamboulement approche…
— Il te monte à la tête, ce pot de beaujolais ? Tu veux autre chose ? Une partie d’échecs, peut-être ?
— Pousser le bois ne me dit plus rien. Un Ricard ou rien ! Plutôt rien, rien de rien ! D’ailleurs, il n’y a plus rien à vouloir en ce bas monde en désordre, rien hormis le grand changement.
— Ton pessimisme radical m’insupporte, Rameau.
— Il n’y a plus que vous, le pape et les mormons qui demeuriez d’un optimisme béat. Et encore, le pontife allemand, comme un diable, se débat dans les embarras…
— Le bel euphémisme ! Banqueroute, la banque du Saint-Esprit vient d’être dégradée.
— Dégradé, le Saint-Esprit, lui aussi ?
— C’est pire que du temps des assignats.
— Peu me chaut ces gens-là, Monsieur le philosophe, il réglera ses comptes au Jugement Dernier, votre pontifex. En attendant, qu’il vende ses tiares, ses calices et ses indulgences au profit des démunis. Rameau n’en a cure. Rameau entend demeurer aussi pauvre que Job sur son tas de fumier. Il n’a que faire de vos riads riants au Maghreb, de vos chalets suisses en montagne ou de vos villas en Espagne. Un tonneau lui suffit.
— Et plutôt plein que vide, n’est-ce pas, Monsieur le nouveau Diogène ?
— Moquez-vous donc, nouveau philosophe, Rameau, le manant, la coqueluche des SDF de la gare du Nord, n’en a cure.
— Les pauvres gens ! Ils vous supportent donc ?
— Détrompez-vous, Monsieur le philosophe nouveau, je les amuse avec mes bouffonneries.
— Mais comment faut-il que j’entende cela ?
— En cela que je les préfère aux vôtres.
— Qu’est-ce à dire ?
— Je parle de vos émigrés de l’ISF, vos Sans Difficultés Financières qui débarquent en conquérants dans les beaux quartiers de la capitale européenne. Ah, rien que du beau linge, mais quels faquins !
— Assez, Rameau, cela suffit maintenant. Dis-moi plutôt avec quoi tu les distrais, tes va-nu-pieds ?
— Tenez, par exemple, je leur ai fait croire hier que le prochain pape serait le dernier.
— Nostradamus dixit.
— Et que ce serait une femme.
— Une femme ? Qui à part toi proférerait pareille sottise ? Marine Le Pen, peut-être ?
— Elle ne l’a pas dit, mais peut-être le pense-t-elle ?
— Parce que tu lis dans ses pensées, maintenant ? Ne m’as-tu pas dit, coquin, que tu fréquentais aussi leur château de Saint-Cloud ?
— Rameau ne discrimine point : le ladre dîne là où il est invité, étanche sa soif et mange à sa faim contre quelques saillies spirituelles.
— Et ils en disent quoi ?
— Les Le Pen ou mes SDF de la gare du Nord ?
— Comme tu l’entends…
— Tous sont persuadés que Marine va succéder à François III.
— Cet homme nous énerve avec sa manie de serrer les mains et de voyager en train comme le premier Français moyen.
— L’homme vaut beaucoup mieux que le président. Ne le jugez pas à la légère.
— Tu le connais donc lui aussi, Rameau ?
— C’est que je fus invité à sa table, quelquefois, dans son petit trois pièces coquet du XVe…
— Tu nous diras tout. Et que te valait cet honneur ?
— Je les faisais bien rire avec mes imitations de Sarko l’Énervé et toutes mes petites facéties. Je leur faisais penser, disaient-ils, au grand Coluche.
— Mais, Rameau, tu es tellement plus spirituel que ce bateleur à la veine vulgaire.
— Oh non, détrompez-vous, vil flatteur, Coluche est insurpassable.
— Un allumé, un utopiste, un bâtisseur de châteaux en Espagne qui soufflait dessus comme sur un château de cartes et zou… À propos, as-tu remarqué que, justement, la bulle immobilière s’effondre en Espagne ? C’est le moment d’acheter ? Il m’arrive encore d’être optimiste, moi. Always look on the bright side of life.
— Acheter quand ça descend, vendre quand ça monte, ils ne pensent qu’à ça, les riches : faire de l’argent avec de l’argent. C’est répugnant.
— Parce qu’il y a des choses qui montent en ce moment ?
— À part la baguette de Rameau quand passe un joli brin de fille, je ne vois vraiment pas quoi.
— Mais si, voyons, le pétrole, les matières premières, Rameau, l’or et, figure-toi, les céréales…
— Spéculer sur la nourriture des pauvres gens du Tiers-Monde, c’est indigne de qui se dit et se veut philosophe, fût-il nouveau.
— J’ai entendu futile ?
— Entendez donc ce que peut votre entendement.
— Je t’en prie, Rameau, ne fais pas le Jean-Jacques avec moi.
— Ah ! Rousseau, Rousseau, notre cousin par l’esprit. Ça, c’était un philosophe, un vrai. Pas comme certains qui portent l’épée et l’habit vert comme ces moines apostats en rupture de religion.
— Tu ne serais pas, par hasard, un peu de cette secte-là, Monsieur le redresseur de torts ? Tu vis de quoi au juste, vieux scrofuleux ?
— Des miettes et des reliefs tombés de la table des bien nés comme vous, qui me payez à boire pour votre bon plaisir, et des puissants qui ne pensent qu’au leur.
— Des parvenus que ces gens-là, marquis de l’entourloupe et princes de la corruption !
— À votre aise, Monsieur le raisonneur, je ne suis pas au service du régime, moi, comme certains penseurs bien en cour de ma connaissance. Attendez que vienne, Monsieur le donneur de leçons, l’heure du grand dérèglement des comptes.
— Tu veux dire règlement.
— Vous pouvez vous les garder, vos petits règlements entre complices magouilleurs et privilégiés du système. Moi, je vous parle du grand dérèglement des comptes, comme on parle désormais de dérèglement du climat ou de la dérégulation des marchés et de toutes choses au demeurant.
— Un exemple, Rameau, un seul exemple ?
— Prenons cette nouvelle monnaie, Monsieur le sophiste, celle qu’on appelle l’écu.
— Tu veux dire l’euro ?
— Appelez-la comme vous l’entendez, il ne sera jamais l’équivalent d’un bel et bon Louis d’or sonnant et trébuchant qui résiste à mes pauvres dents.
— Mais l’euro, Rameau, l’euro…
— L’euro quoi, Monsieur le faux philosophe, défenseur des faux-monnayeurs ? Il n’y a pas si longtemps, feue ma petite femme — paix à ses cendres — me ramenait un plein panier tout rempli de victuailles exquises pour cinquante pièces de votre écu, euh, euro.
— Le prix d’un plein d’essence avant-hier !
— Je ne possède pas d’automobile, moi, ni ne me déplace en chaise à porteur, moi, Monsieur l’avocat des parvenus.
— Bien que tu mènes une vie de bâton de chaise !
— Il y a loin du bâton à la chaise…
— Rameau…
— Qu’est ce qu’elle a de moins que la vôtre, ma vie, Monsieur l’académicien à l’épée tordue ? Rameau se déplace sur ses deux jambes, oui, parfaitement. Et ça le tient en forme.
— Sans l’euro, on serait vraiment dans les ennuis, je te le dis.
— L’euro, c’est bon pour les rupins de votre espèce, sauf mon respect, Monsieur le laquais de l’intendant Fouquet.
— Ah ! Ne me parle pas de celui-là. Ni de l’établissement qui porte son nom !
— Non, décidément, votre monnaie n’est pas pour les croquants qui, comme moi, comptent en sous, en sols, si vous préférez.
— En centimes, tu veux dire ?
— C’est cela même ! Vous savez, ces petites pièces jaunes et rouges que les repus me jettent dans la casquette quand je joue à la flûte traversière dans les couloirs du métropolitain.
— Tu fais donc la manche, maintenant ?
— Et vous, vous ne la frottez peut-être pas, la manche des nantis et des puissants de ce monde, Monsieur le courtisan de la bien-pensance ? Je ne l’aime guère, cet euro qui apporte la peste aux peuples de la Méditerranée, les Grecs désargentés, les infortunés Italiens, les Espagnols endettés.
— Des jean-foutre, des cigales que tous ces manants profiteurs !
— Vous parlez comme la fourmi allemande, monsieur je-sais-tout, la gueuse en casque à pointe, la luthérienne, l’ennemie du genre humain. Il vous en cuira le jour du grand dérèglement des comptes.
— Rameau, je ne te permets pas…
— Vous n’avez rien à permettre ni à ordonner à l’homme libre que je suis. Prenez garde que le jour du grand dérèglement votre jolie tête emperruquée ne soit tranchée par la guillotine avec vos pairs ou fichée sur une longue pique comme les ci-devant de votre acabit et les SDF dorés sur tranche ou que votre silhouette de petit marquis fringant ne se balance, accrochée à une lanterne. Ah ça ira, ça ira, ça ira…
— SDF ? Tu parles des miens ou des tiens ?
— Je parle des vôtres, que les mesures fiscales équitables du nouveau président ont chassés de France.
— Un homme sans prétention, certes, mais sans qualités que ce prétendu chef de l’État. Il est carrément dans le dérèglement des comptes, votre monsieur Loyal.
— Monsieur Royal, avec votre permission.
— Ci-devant Royal, s’il vous plaît bien.
— Comme vous l’entendez. J’aime qu’il ait embrassé sa nouvelle compagne en pleine bouche devant le peuple réuni en la place de la Bastille.
— Et voilà qu’il règle ses comptes, « ton » président, par l’intermédiaire du gazouillis de sa mijaurée piailleuse.
— D’abord, c’est ni le mien ni la mienne. Ensuite, je la trouve très bien, moi, sa nouvelle grognasse. Elle a du tempérament et des lettres…
— Mais point de noblesse.
— Seul le peuple en a, Monsieur le bel esprit, et c’est, croyez-moi, le seul souverain que je respecte.
— Que te voilà soudain bien solennel, mon pauvre Rameau.
— Le peuple souffre, Monsieur le moralisateur, de la faute des banquiers fourbes qui le mettent sur le flanc comme du temps du Bien-Aimé.
— Mais tout cela finira par s’aplanir, mon bon Rameau, tout finit toujours par s’arranger dans le meilleur des mondes philosophiques.
— Sauf qu’il se dérègle et qu’il devient le pire de tous, celui que vous tenez pour le meilleur.
— Et que nous proposez-vous de mettre à sa place ?
— Ah ! Voilà bien un raisonnement de phiphi…
— De fifis ! Quels fifis ? Expliquez-vous donc !
— Vous, les philosophes philanthropes, vous êtes persuadés qu’il y a toujours une solution à tout, une alternative comme disent certains d’entre les vôtres. Eh bien non, il n’y en a pas. Cette fois, c’est carrément la fin du jambon !
— Là où il y a une impasse, dit la philosophie chinoise, il y a toujours une issue. Les Chinois n’en administrent-ils pas la preuve éclatante en ce moment même ? The bright side of life, Rameau, the bright side of life !
— Laissez donc là vos chansons et vos Chinois à leurs chinoiseries, je leur préfère de beaucoup les Indiens.
— Seriez-vous du parti de ce monsieur Gandhi ?
— Je n’ai point eu l’honneur d’avoir été présenté à ce personnage.
— Le mot est faible. Figurez-vous qu’il ne jurait que par l’abstinence et la sobriété, lui.
— Ah, les horribles concepts : abstinence, dites-vous ? Et sobriété !
— Oui, Rameau, et je l’affirme avec insistance.
— Mmm. Dommage, il commençait à m’intéresser votre monsieur, comment dites-vous ?
— Gandhi, celui qui voulut apprendre à son peuple à vivre autrement et qui exigeait que chacun s’imposât le changement qu’il voulait instaurer chez autrui.
— Nous y voilà donc, Monsieur le philosophe. Il faut la changer, cette vie !
— Et pour vivre comment, je vous prie, Monsieur le grand réformateur ?
— Différemment, comme dit votre Indien.
— Vous allez me prêcher encore le potager, le tonneau et la bougie de suif ?
— Vous n’allez pas aimer, Monsieur le philosophe, l’ami des princes de ce monde… Il faut apprendre à re-non-cer, comme fait Rameau.
— Renoncer à quoi ?
— Je ne sais pas, moi : aux honneurs, à la gloire au pouvoir, à l’argent, à tout sauf bien sûr à…
— À l’argent aussi, dites-vous, mais quelle incongruité, vous n’y songez pas !
— L’argent pourrit tout, Monsieur le philosophe, vous le voyez bien avec cette crise qui bouleverse le monde et qui va mettre tous les comptes à zéro.
— Il est bel et bon, ton dérèglement des comptes, mais tu vas nous mettre quoi à la place ? Tu ne prétends tout de même pas changer l’homme, la nature humaine ?
— L’homme moderne, le sapiens a bien éradiqué jadis les néanderthaliens.
— Rameau ne va pas nous importuner avec cet homme préhistorique qui n’est plus que poussière d’os…
— L’extinction des néanderthaliens a ouvert la voie à l’homme moderne. Son règne s’achève sous nos yeux. L’histoire est un éternel recommencement.
— Always look on the bright side of life.
— Ne sommes-nous pas les néanderthaliens du monde qui vient ? Vous, surtout !
— Quel est donc ce nouveau délire ?
— Homo europeanus est condamné.
— Tu lis trop les gazettes à deux sous, Rameau. Fais-nous donc un petit ramadan médiatique sans toile ni écran, entre l’heure bleue et la brunante.
— Casser le thermomètre pour faire tomber la fièvre. Voilà bien votre recette, vous les raisonneurs, les branquignols. Tandis que les Européens nantis se vautrent sur les plages du Sud, les peuples méditerranéens sont accablés par le déclin.
— Les époques de décadence sont des moments de bonheur, Rameau. Un peu de soleil nous est bien nécessaire après cet été mouillé qui n’en finit pas de nous ramollir la cervelle et les os. The bright side of life.
— Combien de temps encore, ces transhumances d’été dévoreuses de pétrole et ces vols à prix réduits qui accélèrent un réchauffement de plus en plus perceptible ?
— Mais le voilà qui se déchaîne à nouveau ! Ah, le rabat-joie ! Quand jamais l’homme n’eut autant de possibilités de se distraire, de savourer, de s’instruire… de vivre pleinement !
— De s’abrutir, vous voulez dire ? De se décerveler ? De se cuculiser ?
— Une autre chopine, Rameau ?
— Versez donc, vil tentateur, instigateur sournois, suppôt de Méphisto !
— À la bonne heure ! Voyons, Rameau, ton pessimisme à la mode d’aujourd’hui est aussi excessif que l’optimisme béat d’hier et la foi aveugle dans le progrès de nos pères.
— Votre progrès ne mène plus nulle part, sophiste !
— Mais la technologie, Rameau, notre belle technique si magistralement maîtrisée par l’homme. Elle résoudra tous nos problèmes. N’aie pas peur ! L’homme jamais ne fut aussi créatif, aussi innovateur.
— Posséder des techniques, c’est être possédé par elles. De promesse qu’il était, Futur devient menace.
— Écoutez-le donc ! Et la culture, Rameau, l’enseignement généralisé, la médecine pour tous, la civilisation à la portée de chacun ? Ah, le Progrès, parlons-en, justement ? N’en profites-tu pas aussi, Rameau, de cette révolution initiée par les Lumières ? The bright side of life
— Elles vacillent, vos lumières, et les jeunes Mohammed n’en veulent pas. Il n’est pour eux d’issue que dans la violence.
— Vous n’allez tout de même pas prendre le parti de ces sauvageons ?
— Je suis du parti de Jean-Jacques, moi, je vous l’ai dit déjà. Les jeunes beurs en colère sont en phase avec le monde qui vient, dans lequel le gagnant sera celui qui écrasera l’autre. Relisez donc l’Émile de Jean-Jacques, vous qui si volontiers philosophez. Il n’est qu’une seule éducation qui vaille : celle de la survie.
— Il me prend envie, à vous écouter, de marcher à quatre pattes, disait Voltaire à votre cher Rousseau. Vous dérapez, vous dévissez carrément ! Vous me faites peur, Rameau…
— C’est quand notre civilisation marche trop bien que la peur se justifie.
— Prophète de mauvais augure, quand cesserez-vous donc de hurler avec les loups et de braire avec les ânes ?
— L’heure est grave, Monsieur le philosophe des lumières vacillantes : le temps est sorti de ses gonds, tout chancelle, la barbarie frappe à la porte.
— Puisqu’il en est ainsi, Rameau, vite, débouchons une autre bouteille.
— Débouchons-la, Monsieur le philosophe ! C’est encore une que ces barbares ne boiront pas !