Noël 1914
Grelottant dans sa capote alourdie par les pluies, le caporal Walter Deswerth patauge dans les boues glacées de sa Flandre natale gorgées d’eau, de cadavres décomposés, infestées de vermine et de rats.
Il médite sur fond de paysage lunaire dans la glaise gelée, labourée par les puissantes canonnières fondues et forgées dans les usines Alfred Krupp. C’est le Noël de ses dix-huit ans, le premier qu’il fête loin des siens et de la ferme natale. Rhétoricien doué, formé en français par les pères jésuites de Poperinge il sait son grec et son latin. Il passera, il l’ignore encore, toute la guerre in « Flander’s Fields », à ruminer sous son casque d’acier, dans son patois de Roulers l’absurdité de ce conflit tandis qu’à portée d’obus, Ernst Jünger savoure jusqu’à la jubilation les rafales de projectiles, dans des « orages d’acier ». Vingt fois blessé, celui-ci porte fièrement autour du cou sa croix « pour le mérite ». Le Kaiser leur avait assuré que victorieux, ils fêteraient Noël en famille. On leur avait promis une guerre de mouvement brève, les armées s’enlisaient.
Entre deux assauts, dans l’odeur âcre du sang, Walter Deswerth lit Pindare dans le texte original, Eschyle, Rodenbach et Valéry, Rilke et aussi Cyriel Verschaeve, prêtre et poète comme Gezelle, parangon des activistes frontistes, adulé aujourd’hui encore par Bart De Wever qui baptisera à son nom une place anversoise que les bobos gauchos désertent depuis. Admirateur du poète Rodenbach et du romantisme allemand, le Père Verschaeve a étudié au petit séminaire de Roulers, en français, avant de devenir dans la Grande Guerre le visage emblématique du Frontisme flamingant. Frontiste, frondeur et effronté, l’ecclésiastique n’attend plus rien de la Belgique. « Belgikske nikske ». Il rejoindra plus tard Verdinaso, avant de recruter, à la manière des salafistes d’aujourd’hui, de jeunes Flamands catholiques qu’il incitera à aller combattre dans les divisions SS contre le « bolchevisme satanique ».
Mais c’est aujourd’hui Noël dans les tranchées : « Karsmis », chantera le barde Wannes Van de Velde, « is diên dag da’ ze ni schiete ».
« Noël c’est le jour où ils cessent de se tirer dessus ; le ciel ne crache plus ses bombes, les mitrailleurs prennent du repos et les canons s’ornent de sapins. »
Trois autres Noëls l’attendent sous le drapeau belge, trois années de non-vie, de survie, d’hyper-vie intense et monotone obsédée par la peur d’être mutilé et la hantise des gaz moutarde mis au point (comme l’aspirine et plus tard le zyklon B) par d’éminents chimistes de la firme Bayer AG qui rendent nos pauvres soldats aveugles, aphones, brûlent atrocement et de façon insidieuse leur épiderme et leurs poumons.
Walter Deswerth sortira indemne des enfers de la « Dulle Griet », Margot la cinglée et du « triomphe de la mort », personnages dantesques inspirés des géants de village imaginés par Pierre Bruegel l’Ancien et son fils dit « d’Enfer » au siècle des malheurs. Baïonnettes, obus, grenades et mitrailleuses ne viendront pas à bout des entêtements du flandrien tenace comme un maillot jaune du tout jeune Tour de France, celui des « aristos du muscle ».
Notre Walter se préparait à étudier les auteurs d’outre-Rhin et la philosophie allemande à l’université de Gand que l’occupant prussien manipulateur entendait flamandiser au pas de charge pour séduire le peuple cousin qui avant-guerre en avait fait la revendication emblématique du Vlaamse Beweging.
En attendant la fin de cet interminable conflit, le caporal Deswerth, comme le caporal Hitler, prend racine quelque part sur « la route des Flandres » à portée de canon de sa ville natale dont il ne reste pas pierre sur pierre. Il enclenche alors le branle de ses puissants neurones et écrira sous le roulement des bombes comme le feront Apollinaire et Péguy, Wilfred Owen et Siegfried Sassoon à une centaine de kilomètres de là.
Pâques 1942
Content de lui, Frans Devillé rentre en tramway de Flagey où il a dispensé sa leçon d’allemand hebdomadaire au micro de l’INR. Dans son cartable, le manuscrit que sa jeune épouse vient de dactylographier : la 22e leçon du manuel Deutsch mit Kurt Fischer qu’il écrit à quatre mains avec le docteur Walter Deswerth, diplômé de l’université de Gand et de Bruxelles avec une thèse en philosophie et lettres. C’est chez lui qu’il se rend pour réviser le manuscrit.
Les deux hommes se sont rencontrés dans le collège où ils enseignent les langues germaniques avec une réputation de tueurs. Kurt est un gamin zélé et facétieux, un « Tausendsassa » en culottes courtes et bras de chemise, élevé dans une famille aryenne tout à fait comme il faut : un père sévère, buveur de bière, une mère blonde, ravissante, bienveillante et bonne maîtresse de maison (Kinder, Küche, Kirche) et un vieil oncle cinglé à la Münchhausen, fumant une longue pipe en porcelaine. On les croirait sortis de l’univers de la comtesse de Ségur, en moins drôles et tellement plus germaniques. Les exercices grammaticaux sont répétitifs et rasoirs : drill pédagogique au marteau.
Walter reçoit Frans en bras de chemise dans son atelier où il achève une nature morte aux œufs durs et jambon d’Ardenne. Une vraie toile de guerre. Les œufs sont douteux et déjà le jambon dégage une odeur forte. Frans allume une cigarette. Il a fait ses études à Gand de 1930 à 1934, en néerlandais, avec des professeurs inclinant à la germanophilie, plutôt vlaamsvoelend actifs que passifs selon les litotes de l’époque.
En 1933 Herbert Frahn fuit le régime nazi et prend le chemin de la Norvège sous le nom de guerre Willy Brandt ; Hannah Arendt, Frans Jonas et Walter Benjamin, celui de Paris où ils s’installent jusqu’en juin 1940
avant de rejoindre les States. Les frères Mann et Bert Brecht y sont déjà installés : « Wo ich bin ist die deutsche Kultur. » (Thomas Mann.). Beaucoup d’intellectuels juifs se réfugient alors à Bruxelles et Frans Devillé recherche leur compagnie pour affiner son allemand qu’ils jugent « ausgezeichnet » au demeurant. « Wo haben sie denn Deutsch gelernt ? — Am deutschen Rundfunk ! — Ach so… »
Il leur rachète de belles reliures : Heine, Mörike, Emil Ludwig, Lessing, Ringelnatz… Frans aime les beaux livres, il les lit nuitamment.
Il admire la virtuosité de son aîné peintre, qui multiplie à ses moments perdus les neiges, les marines, les natures mortes exécutées à la diable. Cette toile-ci lui donne beaucoup de fil à retordre. Le jambon acheté au marché noir à prix d’or pue la rage, comme le bœuf écorché de Soutine que ses voisins expulsèrent, n’en pouvant plus des relents nauséabonds.
La femme de Walter Deswerth, une Hollandaise richissime, un vrai paquet d’actions, revêche et dominatrice sert le thé et fait les yeux doux à Frans qui rougit.
« C’est pour toi, lui dit Walter en flamand, mon cadeau de mariage a posteriori », en lui tendant la toile encore humide. Il dépose les pinceaux dans la térébenthine, se nettoie les doigts au chiffon et propose de passer dans son bureau bourré de livres et encombré de coupures de journaux. Les deux hommes s’y engouffrent pour corriger les épreuves jusqu’à une heure avant le couvre-feu. Il y règne une odeur âcre de mauvais papier de guerre.
Frans Devillé qui méprise les dialectes, parle un néerlandais châtié, Walter Deswerth met un point d’honneur à rouler les « r » et à accentuer les intonations rustiques et chantantes de son patois westvlaams.
Jamais ils ne parlent le français.
Rentré chez lui, son tableau sous le bras, Frans avale son souper. Sa jeune femme a disposé les chaises au salon pour la leçon d’allemand qu’il dispense chaque soir à l’attention des voisins : une manière de tester son « Kurt Fischer » et d’en gommer les aspérités. Il est portraituré au salon avec elle par un jeune peintre, un protégé de Walter Deswerth, dans un costume croisé de belle coupe que son ami caché Sadi Rosen lui a taillé dans des tissus d’avant-guerre. Le père de Frans qui avait passé huit ans à sonner le clairon dans l’armée de sa majesté Léopold II avait trouvé le moyen de faire réformer son fils devant le conseil de révision grâce à l’intervention discrète d’un ami haut placé. Après la guerre, Frans, éloigné de l’enseignement, ira régulièrement négocier en Bavière de grandes quantités de panneaux blocs en aggloméré de conifères pour le compte de son beau-père marchand de bois zwanzeur et brusselant.
Il est ravi d’observer à chaque visite d’usine que les ouvriers se découvrent en baissant la tête au passage du patron, la casquette à la main, comme autrefois.
Il aime parcourir de longues distances sur les autoroutes bétonnées dans sa vilaine DKW verte au moteur à deux temps et traverser les villes allemandes en ruine, régénérées par le miracle de la reconstruction tandis que des mutilés de guerre se déplacent sur les trottoirs en s’aidant de leurs béquilles.
Août 1965
Le curé bénit le cercueil de Walter Deswerth recouvert des trois couleurs nationales dans le petit cimetière de Roulers, avant que la bière ne descende doucement dans le caveau de famille. Peu de monde à l’enterrement du chêne foudroyé. Plusieurs membres vénérables des diverses associations flamandes qu’il présida, quelques fugaces silhouettes féminines, de rares anciens élèves et d’obscurs peintres bruxellois, ses protégés. Frans, dans son hommage sobre, dira son admiration pour l’ami défunt tandis que la veuve figée dans un rictus ironique détecte chez lui une pointe d’accent hollandais affecté. Frans rougit.
Des poches du défunt, sortiront des carnets de notes bourrés d’aphorismes griffonnés au jour le jour, en français. Elle les fera éditer, à ses frais. Tout est paradoxe.
7 décembre 1970
Frans Devillé regarde le Tagesschau de la ZDF et, comme tous les soirs, il note dans son carnet toilé les rares expressions allemandes qu’il ne connaîtrait pas. Soudain les caméras montrent Willy Brandt tombant à genoux après avoir déposé la couronne officielle devant le mémorial du ghetto juif. Il vient de signer l’accord de Varsovie entre la Pologne et la République fédérale d’Allemagne. Il est bouleversé, ému jusqu’aux larmes.
Frans est outré par ce geste qui vaudra au chancelier aux yeux de velours le Prix Nobel de la paix en 1971, mais la réprobation de 48 % des Allemands.
Brandt dira qu’il n’avait pas prémédité la génuflexion inspirée par l’émotion.
Berlin, le 16 novembre 1989
Le mur honteux tombe sous les coups de pioche de l’histoire, le rideau de fer va s’abattre avec fracas ; l’Allemagne se réunifie, l’Europe, croit-on, suivra. Et elle suit.
Frans est mort depuis deux ans, il était de la génération de Willy le Berlinois, il ne partageait pas sa Weltnanschauung.
New York, le 11 septembre 2001
Les Twin Towers s’effondrent : la mort en temps réel s’imprime dans l’inconscient collectif de l’humanité. C’est l’attentat le plus meurtrier depuis Hiroshima. Rien de comparable avec les coups de revolver tirés à Sarajevo par un terroriste bosniaque le 28 juin 1914 ? Si : « Es war eine fatale Kettenreaktion. »
L’attentat islamiste précipite les États-Unis dans une croisade contre un ennemi invisible, totalement imprévisible mais implacable et cruel.
Obsédés par les procédures de sécurité, comme, autrefois la Stasi, la Gestapo ou le NKVD, les States se transforment brutalement en un État totalitaire soft qui surveille tout et tout le monde, tout le temps.
Et voilà que c’est reparti comme en quatorze. Convertis au salafisme, des gamins de l’ancien Collège de Walter et Frans sont partis faire l’école buissonnière, le Coran au fusil, en treillis dans les rues de Damas en ruine. Quelques-uns reviennent éteints, d’autres se feront sauter dans la posture du terroriste martyr.
Hannah Arendt avait prédit une suite aux totalitarismes nazi et stalinien dont elle a traqué les origines dans les arcanes du mal radical, absolu. L’islamisme totalitaire et dominateur est un train de lui donner raison.
On respire à Damas l’odeur âcre du sang.