Cresson bleu et guerre

Isabelle Wéry,

Je suis entrée en guerre et en littérature dans la même nanoseconde.

J’ai toujours trouvé que Marie-Paule avait un bête prénom mais comme c’était mon amie, je ne lui en avais jamais rien dit. Qu’elle était moche avec ses yeux strabiques, ça non plus, je ne lui en avais jamais rien dit.

Mais, même bigle, Marie-Paule était une supra-fortiche en chorégraphie. Je n’ai jamais compris comment ses yeux, dardant des regards asymétriques, étaient capables de la localiser spatialement de manière aussi précise et toujours d’équerre.

Aussi, je respectais beaucoup Marie-Paule.

Nous dansions (sur des chansons de Dave en général) dans nos garages de la campagne wallonne, entre les outils de jardinage et les vieilles boules de pétanque.

Nous avions huit ans et les teintes principales qui tapissaient nos vies étaient le rose dragée, le vert tendre et le bleu layette.

Tout domaine ne concernant ni nos chorés ni nos couleurs pastel nous était quasi étranger.

Années septante, ma Maman et mon Papa n’avaient presque pas la télé ; les nouvelles du monde extérieur nous étaient diffusées parcimonieusement par la radio. Évidemment, je connaissais le mot « guerre » ainsi que son florilège de qualificatifs « grande, mondiale, seconde, froide, première » et autres « Boches, Résistance, Vietnam, juifs, Shoah »… Mais, à huit ans, tous ces mots ne m’étaient que sonorités ou nébuleuses aux contours abstraits et lointains. Pourtant, en cas de guerre dans mon village, j’avais déjà échafaudé mon plan de survie : m’enterrer au fond du jardin avec des tartines de choco et une paille de plastique qui, comme un tuba de plongeur sous-marin, me permettrait de respirer sous terre…

Bref, cet après-midi-là, j’attends Marie-Paule dans ma chambre. Ma chambre est remplie de Barbies, d’accessoires de Barbies, de petits animaux de caoutchouc et de livres. À cette époque, je n’ai toujours pas découvert les livres d’Anaïs Nin qui peuplent la bibliothèque de mon Papa et je lis consciencieusement des pléiades d’exemplaires de Bibliothèque verte ou rose ainsi qu’une foultitude de Oui-Oui dans tous ses états. Quant au métier d’auteur, il m’est une notion aussi abstraite que le mot « guerre » : un livre est un livre, de même que la banane est une banane, et qu’il y ait un auteur ou pas à l’origine du livre ou de la banane n’effleure pas la conscience de ma huitaine.

Marie-Paule arrive.

Bigleuse et gaie.

On parle, comme à huit ans.

On rit, comme à huit ans.

Et on danse, comme à huit ans.

(Toujours sur Dave.)

Soudain, elle extirpe de sa sacoche en forme de coccinelle un petit papier quadrillé plié soigneusement. Et me dit : « Tiens, regarde. »

Je déplie le papier quadrillé/ J’entre en littérature/ À l’encre rose, Marie-Paule a écrit/ des phrases bien alignées/ Il y a un titre : le Dormeur du val / Et sous le titre, je découds des yeux/ les premiers mots : « C’est un trou de verdure où chante une rivière… »/ Une douceur neuve m’envahit/ de haut en bas/ Je sens des pralines pousser/ à la place de mes membres…/ « C’est un petit val qui mousse de rayons »/ Je deviens poney azuré ondulant dans les watts/ Je vois le soldat, je suis déjà/ folle de lui/ Il a/ « la nuque baignant dans le frais/ cresson bleu » et ça sent la soupe de Maman/ Il y a du vert, de la lumière, des glaïeuls… Et/ moi continue à fondr et roul dan la suav/ « Nature »/ « berce »/ « il a froid » je m’en fous/ « parfums ne font » je m’en fous/ « poitrine tranquille. »/ …

Jusqu’à cet instant, je suis une petite fille en félicité, allant à la rencontre de son premier orgasme littéraire, et que la splendeur des plaisirs de la lecture embrase avec fulgurance ; une petite fille, prête à étreindre amoureusement l’humanité tout entière et à lécher de reconnaissance Marie-Paule des pieds à la tête.

Et je poursuis ma lecture :

« Tranquille./ Il a/ deux/ trous/ rouges/ au/ côté/ droit. »/ …/ …/ …/ …/ …/ …

/ …/ …/ …/ …/ …/ …/ …/ …/ Une poussière de cendres humaines/ entre dans ma gorge/ Explosion à hauteur de mon foie, cent/ milliards de cadavres de juifs marchent/ dans ma nuit/ Entends des messages codés de Radio Londres/ Viets/ déchiquetés sont dans mon nez/ Bon-Papa est dans chemise/ de résistant/ Il pleut dans mes mains/ obus allemands/ Mon soldat a froid / Des mères baisent corps calcinés d’enfants/ Pâle / V2 stridents lacèrent tympans/ … La guerre fait son premier défilé dans ma peau et grave ses tatoos sanguinaires d’un pur pus rouge profond/ …/ Et, à huit ans, avant même/ d’avoir entendu parler de/ Bertolt Brecht,/ je comprends toute son œuvre.

« Arthur Rimbaud », est-il inscrit sous la quatorzième phrase alignée par Marie-Paule.

« C’est qui ? je dis.

— Sais pas, elle dit.

— Il habite Liège ? je dis.

— Sais pas, elle dit. »

Cet après-midi-là,

Mes autres vies commençaient.

Et la soupe au cresson de Maman aurait toujours un goût de bleu et de sang.

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