Ludwig ou l’anti-hipster

Chantal Boedts,

Lentement dans le ciel se défaisaient les nœuds illogiques des pulsions humaines.

Il était entré dans le parc semé de roses, il avait pris un verre dans une guinguette en province et quelque part sur un bord herbeux de l’autoroute, il relisait des pages au hasard d’un roman de John Fante.

Il s’était pris d’amitié pour un chien, une sorte de cocker malade qu’il traînait dans son sillage aventurier, le poil doré, un peu fade, la bave coulant par intermittence en souvenir d’une quelconque gratification alimentaire ou sensuelle, nul ne savait très bien.

Ludwig répétait, musant une cantate de Bach, une mélodie d’Éric Satie.

La veille, il avait passé la nuit chez Maud, une vieille copine qui ne se consolait pas du remariage en grande pompe d’un de ses ex.

Il avait consolé, consommé, puis s’était enfui satisfait de son moment intime qui mêlait la charité chrétienne à l’interdit.

Pourtant il n’était pas très fier, ses rêves de conquête féminine après quelques heures de marche et de réflexion s’orientaient vers l’exotisme, les mondes nouveaux, les chairs aux odeurs inconnues.

Il se sentait prisonnier de ses paradoxes, il aurait voulu savoir si les « autres » étaient comme lui.

De temps en temps il arrachait une confidence sur un coin de bar, en cherchant sa route ou dans la file de courses de son hypermarché.

Il semblait planer dans un monde irréel, romanesque, flou, déconnecté.

Il se refusait un tas de choses neuves par frousse chronique.

Qui sait ce qu’en aurait pensé sa grand-mère ?

De quoi au juste ?

La pauvre était décédée depuis belle lurette, il était le seul à visiter sa tombe dans un terrain vague ourlé de vieux murs en briques écroulés et mangés par le lierre.

De temps en temps la sonnerie de son portable interpellait sa solitude, il se souvenait avoir quelques amis, pris des engagements sociaux à la hâte, qu’il regrettait infiniment en ruminant.

Pourtant en observant ses contemporains (vocable pompeux qui désigne votre voisin de palier), il se rendait bien compte que rien ne serait plus comme avant.

Ignorer superbement les couvertures de Match, les écrans télés et les comptes Twitter était susceptible de lui faire rater la marche du progrès social de l’intégration joyeuse, de la communion mondiale.

Pris de doute, il prenait les escalators à l’envers, se faufilait dans les boutiques de luxe, ou plutôt passait devant.

S’acheter un costume, oui mais lequel ?

Il avait dans sa tête des idées de modèles, des fantaisies baroques, des envies de queue – de – pie.

Il était entré chez Tommy Hilfiger attiré par le chien en peluche qui prenait le soleil derrière la vitre, il ne savait plus très bien où il avait laissé le sien.

La vendeuse sortit du fond de son commerce, elle portait un ensemble jaune canari criard, un lipstick californien, et ses petits doigts agiles et manucurés tournaient habilement une boucle de cheveux noirs resplendissant de kératine.

Il fut tenté d’établir un contact visuel, de poser un regard confiant sur son anatomie bronzée et musclée.

Sa crainte sourde d’être démuni de ses économies par une créature de luxe le retint d’engager la conversation.

Il cherchait son chien, l’objet rituel de ses soins attentifs, le nounours factieux qui recueillait ses gestes tendres et furtifs.

Comment font les autres ?

Il se souvenait de cette phrase de son père, courtier en assurances et pêcheur à la ligne, qui recherchait en chaque interaction humaine une possibilité de s’informer à moindre coût d’un bon plan, d’une astuce fiscale ou d’un petit coup de pouce du destin.

Il avait hérité de ses dents voraces, de son faux air angélique et de ses petites mains agiles et cramponnées à ses biens, ses avoirs, ses certitudes.

La mère par contre, tout un poème.

Une petite dame bien plantée sur ses quilles, toujours prête à la controverse, s’emballant pour un rien d’une graminée, d’un chou-fleur en promotion, au courant de tout ce qui se passait alentour.

Chaque fois qu’il avait envie de sortir de ce huis clos étouffant et dictatorial, il entendait la voix perchée de sa mère glapir : « M’enfin, c’est absurde ! »

Il en était certain maintenant, cette voix invisible était la cause implicite de tous ses échecs relationnels.

Depuis peu il s’était mis à envier le parcours professionnel d’un certain Emmanuel Macron.

Un homme qui était parvenu à plier les incommodités d’une vie provinciale en une réussite fulgurante implacable.

Sa traversée météorique du paysage politique lui faisait l’effet d’une dragée Fuca, le poussait dans ses plus intimes recoins, grattait dans ses failles les plus purulentes.

Il se retournait dans son lit par saccades, le matelas visiblement usé par les ans refoulait une odeur un peu malsaine, il avait envie de se gratter.

Dimanche autour de la poule en pot qui se noyait dans les légumes et les os, il avait demandé comme ça, parce que ça lui passait par la tête : « Mais qu’est – ce qu’il peut bien avoir de plus cet Emmanuel Macron ? ».

Il fut stupéfait par la réponse de sa mère.

— C’est un homme d’avenir.

Le père tournait les os de poule dans la soupière, les cartilages et le gras surnageaient à la surface.

— Il sait où il va ce n’est pas une girouette.

Il sentit ces deux affirmations comme une condamnation implicite de ses propres délires erratiques et se renferma comme un escargot qui ravale sa bave, il bredouilla néanmoins.

— Oui, m’enfin, ce n’est pas la même chose, il a eu la chance pour lui…

La nuit suivante il se mit à gamberger, si j’avais fait du théâtre et pas du violon comme me l’a imposé ma mère, je n’en serais pas là.

J’aurais rencontré du monde, je me serais pris de passion, j’aurais embrassé des filles, j’aurais été soutenu par un texte, un auteur, un guide moral/amoral, j’aurais osé la désobéissance filiale.

Tourneboulé dans ses axes, il se rendit le lendemain chez un bouquiniste d’occasion, au hasard des rayonnages, une couleur vive, violente, torride semblait se détacher de l’ensemble comme une tentation impudente.

Sextus, la Crucifixion rose… Henri Miller.

Il fut traversé de part en part par cette révélation impudique, ces mots crus, ce désir brut, cette extravagance.

Il s’isola encore davantage, devint brusque, en proie à des idées loufoques qu’il s’autorisait sans vergogne désormais.

Il regardait son chien avec une hostilité particulière, et se mit à repasser ses nippes éparses dans la pièce.

Son cerveau gauche était chatouillé en permanence par l’image d’Emmanuel Macron.

Il se mit à sortir avec frénésie, sans son chien.

Au hasard des rues, il entrait dans les porches des hôtels particuliers, repérant même le domicile d’un certain « Pierre Bergé » aux abords d’un lac fréquenté.

Il devenait certain de toucher quelque chose, d’oser.

Sa mère lui demanda ce qu’il comptait faire de ses vacances, il lui claqua la porte au nez, raide et inflexible.

Il se mit à ranger ses tiroirs : un dessin d’oiseau macabre, deux polycopies des Chants de Maldoror, un Playboy acheté en cachette avec ses étrennes, la clef du local scout qui devait dater d’une dizaine d’années, un badge de Tomorrowland glané sur un appui de fenêtre.

Comment faire fortune, grimper ?

Le macaron semblait un bon filon, il se rendit à Amiens, sur la bretelle d’autoroute il fut pris en charge par un véhicule neuf et tuné, membre d’une chaîne de transporteurs solidaires, les Blablacars.

Tout le long du trajet il écouta les conversations, le jingle de « Rires & Chansons », et apprit un tas d’informations sur la mode, les céréales bios Favrichon, le thé glacé, les programmes de Netflix.

Arrivé à Amiens, il déboursa sa quote-part au trajet, et se dirigea au pif vers la Cathédrale pour s’y faire photographier.

Il manquait encore un tas de pièces à son puzzle de reconquête, assis sur les chaînes devant le parvis, tournant le dos au « Beau Dieu D’Amiens », il songeait à son futur compte Twitter, à son inscription sur un site de rencontres, à un job possible dans l’IT.

Toutes ces résolutions lui creusaient le cortex et lui tournaient les foies, était-il capable ? N’était-ce pas trop tard.

Au fil de ses procrastinations il lui devint évident qu’il forçait la note.

Pour se consoler il s’acheta quelques macarons à l’institution du coin, les désormais si fameux macarons Trogneux.

L’estomac baignant dans le glucose, il se mit à rêver de la plage, des goélands, de l’immensité marine, des bébés phoques, des étoiles filantes et des moules géantes.

Le trajet en Blablacar et les macarons ayant ruiné son budget vacances, il fut tenté par l’auto-stop.

Il fut pris en charge par un camion logistique Fedex qui sur sa bonne mine d’étudiant attardé lui proposa de le déposer à Calais.

Tout le long du trajet il encaissa les problèmes liés aux conditions de travail chez Fedex, le conducteur semblait pris de crampes musculaires, l’aménagement intérieur du véhicule semblait totalement simplifié, pas de chromo douteux ni de chapelet pendouillant.

Les avant-bras du conducteur s’ornaient de tatouages étranges et denses, de temps en temps il s’emparait d’une canette de Monster, sorte de boisson mutante énergétique non pétillante d’une contenance hypertrophiée de 750 cl pour un prix rond de 2 £.

Il ne savait plus très bien où il se situait.

Le long de la route des petits personnages comme des figurines semblaient faire signe, le conducteur Fedex redoublait de méfiance dans son discours.

— N’ouvre pas la fenêtre, ils pourraient s’accrocher.

Sa barbe sombre et bien taillée impressionnait Ludwig, le chauffeur routier semblait invincible, maîtrisant chaque tournant, faisant corps avec sa machine.

Il était l’heure de se restaurer et le camion réclamait son injection de diesel.

Après le ravitaillement de sa machine de combat économique, le chauffeur proposa une halte au Courtepaille.

À son grand étonnement, Ludwig qui s’octroyait un boudin noir compote un peu suintant et un riz au lait, observa le manège du chauffeur.

Dans un recoin du restoroute, planqué derrière une plante verte, il sortait précautionneusement une boîte Tupperware, l’ouvrait et plongeait dedans de tous ses tatouages.

Quelques insectes s’échappèrent et filèrent sous la table.

De retour dans l’habitacle, Ludwig hésitait à poser des questions franches car l’idée même de manger des insectes le rebutait.

Il fut soulagé d’entrevoir les panneaux signalétiques de Calais, cette proximité de deux heures avec le chauffeur lui semblant de plus en plus insoutenable.

Sur le pavé de Calais, il posa un regard un peu braque, recherchant l’horloge, la gare avec un fond d’angoisse.

Je ne saurais vous dire où ses pas l’ont mené, je crois qu’il essaye de se réinventer.

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