Le coup d’après

Yves Wellens,

À un moment, il fallait bien que cela se termine…

Tout était apparemment à refaire. Toutes ces doses de bonne et pure (manière de parler) démagogie, toutes ces livraisons de mensonges et d’inventions sans frein, injectées depuis tant d’années pour brouiller les valeurs et porter au pouvoir des personnages incongrus, sans passé politique et aux manières transgressives affichées, n’ayant jamais eu de mandat électif mais se faisant fort de diriger un pays selon les méthodes qui leur avaient réussi dans le business ou le spectacle, voulant en finir avec le politiquement correct et ses normes castratrices ; tous ces efforts pour imposer la « post-vérité » ou l’« ère post-factuelle », dans laquelle les convictions l’emportent sur les faits et où la vérité n’est tout au plus qu’une hypothèse parmi d’autres – et plutôt moins attrayante et plus rébarbative qu’une autre puisqu’elle nécessite un raisonnement long et complexe - ; tout cela était battu en brèche par une tendance récente, un retour au sérieux que personne n’avait vu venir.

C’est l’un des initiateurs de cette séquence de délires et de n’importe quoi, l’un de ces personnages très intelligents mais dont l’intelligence tourne vite au cynisme et qui emploie ses grandes capacités à mesurer le degré de crédulité de ses contemporains, qui a en personne mis le doigt sur ce début de renversement. Et c’est lui aussi qui, dans une réunion impromptue destinée à lui trouver une parade, se mit à évoquer un ancien roi grec dont le nom est passé dans le langage courant, et dont l’histoire lui paraissait incarner (« à un point presque douloureux… », se plut-il à préciser) la période actuelle, que lui-même avait tant contribué à forger :

— Comme beaucoup de ses semblables, le roi Mithridate VI craignait d’être renversé par une conspiration et tué dans la foulée. Alors, il a voulu acquérir une connaissance parfaite des poisons et de leurs antidotes, afin de s’en prémunir. Des années durant, il a avalé jour après jour une petite goutte de poison, pour rendre son corps immunisé contre son absorption. Un jour, son fils prit la tête d’un complot pour le détrôner : il fut vaincu, mais le roi le ménagea et le laissa en vie. Le fils se méfiait de cette générosité, et finit par tenter un autre coup. Cette fois, le complot réussit : Mithridate décida de se soustraire à ses ennemis et tenta… well, de s’empoisonner. Naturellement, il échoua, puisque son organisme était désormais imperméable à ces liquides frelatés. Alors, il n’eut d’autre ressource que d’ordonner à un membre de sa garde de le passer par l’épée…

L’un de ses auditeurs lui demanda :

— Quel rapport avec nous ?

— Évident…

C’est ce que nous avons voulu faire, et ce que nous avons réussi au-delà de toute mesure pendant des années : à ce que les citoyens et les électeurs aient le sens commun engourdi, à ce qu’ils s’habituent aux ravages de l’époque (attentats ciblés, massacres aveugles, conflits meurtriers, progression des inégalités, immunité des paradis fiscaux, sentiment que les partis au pouvoir sont interchangeables et préconisent les mêmes mesures et les mêmes potions inadaptées, que les détenteurs du vrai pouvoir sont hors d’atteinte) et les vivent comme une sorte de prix à payer, jusqu’à être convaincus que ces travers font partie intégrante du paysage, mieux qu’ils sont le paysage, fatalement, pour l’éternité. Et tout le monde s’endormait là-dessus…

*

— Oui, cela, je le comprends : mais quel rapport avec la situation qui nous occupe ?

— Évident, répliqua le conseiller.

Nous avons réussi un coup de maître en misant sur « l’antisystème », d’ailleurs parfois incarné par un représentant avéré (prototype ou archétype, peu importe…) du système lui-même, et en insinuant que le peuple n’avait droit qu’à du populisme : il faut croire que c’est fini…

*

Devant les protestations, il éleva le ton et domina rapidement les échanges, au point de se permettre de baisser à mesure le volume de sa voix, comme s’il distillait des confidences à des intimes :

*

— Pendant longtemps, cela nous a parfaitement convenu que le « peuple » soit si imprévisible. Il a toujours eu l’âme protestataire, et se méfie des élites qui restent dans leur « entre soi », il a toujours aimé les outsiders, les personnages « en rupture », ou réputés tels : il a suffi de lui présenter les choses en ce sens.

Et il n’a pas été trop difficile, pour le contenir, de lancer des diversions et d’extrapoler sur « le niveau de la menace » en confondant l’asile et l’intrusion, et en assimilant toute frontière à une passoire. Le tout en « libérant la parole », jusqu’à faire des « réseaux sociaux » plutôt des réseaux asociaux, où chacun se lâche sans retenue et sans surmoi…

Cela m’étonne, comme vous : apparemment, la capacité d’avaler des bobards a des limites… Je n’en savais rien ! C’est un vrai problème, et je le formulerai ainsi : quand on ne peut plus ajouter de mensonges, qu’il y a une décrue du n’importe quoi (nous sommes entre nous, personne ne s’offusquera de la formule…), il faut trouver autre chose : et nous sommes démunis sur cette question. En d’autres termes : en toute logique, cela voudrait dire que notre seule option serait désormais de mentir moins…

— … et nous sommes incapables d’être logiques…, cria une voix. Ce que tout le monde approuva, y compris le conseiller :

*

— En conclusion, reprit ce dernier, même si cela paraît incompréhensible, tout ce poison est désormais rejeté, comme si l’on ne pouvait plus y ajouter la moindre goutte, et il commence à se retirer, selon un processus qui nous échappe.

Dans un dialogue en plus petit comité avec ses lieutenants, le même personnage se fit plus précis et évoqua les perspectives de son camp : parfois, l’un ou l’autre de ses interlocuteurs intervenait brièvement, comme pour relancer cette belle mécanique qui ne demandait qu’à se déployer :

— Il semble que notre sujet d’étude ait beaucoup évolué : et il semble aussi que, de notre côté, nous n’ayons plus toutes les clés (ou les bonnes clés) pour comprendre cette évolution. Nos dirigeants et nos clients s’en inquiètent : on leur fait remonter du terrain trop de signes et d’indices concordants de ce renversement.

— Et quels sont leurs sentiments ?

— Ils sont surpris par l’émergence de nouveaux paramètres, qui tendent à montrer que les citoyens entendent s’affranchir des conclusions (de nos conclusions…) trop faciles, et se disent que nos approximations délibérées ne sont pas à la hauteur des enjeux…

— Cela voudrait dire que nous aurions perdu le fil ?

— Ou que le fil s’est dénoué d’un tout autre côté que celui où nous l’avions noué…

C’est comme si le cerveau, que nous avions rempli à ras bord de tripailles, de nerfs et de lambeaux de chair était soudain revenu à la raison ; comme si le cœur, que nous avions déplacé vers l’estomac, avait gonflé en réintégrant sa place…

— Et maintenant ?

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