Victor Hugo voyage incognito en Belgique

Patrick Roegiers,

Un petit peuple libre est plus grand qu’un grand peuple esclave.

Victor Hugo, Choses vues, 1852

 

Victor Hugo voyage dès 1837 avec Juliette Drouet, dite « Juju » ou J.J., sa maîtresse, en touriste en Belgique, où il visite diverses villes comme Ypres, Bruges, Ostende, Anvers, Malines, Mons et Bruxelles. Il effectue de même un deuxième séjour au début août 1840, visitant surtout la région ardennaise, en passant par Dinant, Namur, Liège et Verviers, et effectuant à la plume quelques croquis ainsi que des dessins des châteaux de Bouillon et de Walzin. Devenu un poids lourd national, grand maître des lettres hexagonales, président de la Société des gens de lettres qui succède à Balzac en 1840, Académicien l’an d’après, Pair de France en 1845 et même député, le Poète de l’immense, devenu un scripteur proscrit, puis banni, chassé, et donc en fuite, part pour Bruxelles le 11 décembre 1851 à 20 heures et franchit clandestinement la frontière sous une casquette locale, muni d’un faux passeport portant le nom de Jacques Firmin Lanvin, ouvrier typographe, compositeur d’imprimerie à livres, autrement dit un falsificateur, dans ce pays où ses propres œuvres comme celles de Balzac ou de Dumas sont piratées et pillées sans vergogne par les éditeurs belges qui les reproduisent sans façon et parfois même devancent leur parution en prélevant des fragments dans les grandes revues. Arrivé en Belgique en partant de Quiévrain, il débarque dans la capitale, la gare du Midi étant alors place Rouppe, et descend sous son nom d’emprunt – encore heureux qu’il ne s’appelle pas Lanbière, Lankriek ou même Lanbique – à l’hôtel de la Porte Verte, rue de la Violette.

Nanti plus tard d’un passeport provisoire établi à son faux nom, il s’installe en 1852 au 16 de la Grand-Place, à la maison dite « Le Moulin », puis au n° 27 (comme le rappelle une plaque commémorative), dite aussi « Le Pigeon », dans un grenier inconfortable, chichement meublé, qu’il nomme son « galetas », au-dessus d’un marchand de tabac – un comble ! –, lui qui ne prise pas et renvoie les importuns qui pétunent ou qui fument du belge ! Élevant son esprit «…au beau milieu des pignons flamands », il admire l’hôtel de ville qu’il taxe de « bijou comparable à la flèche de Chartres ; une éblouissante fantaisie de poète tombée de la tête d’un architecte » tout comme il lit dans la chaire de bois de Sainte-Gudule « un poème sculpté et ciselé de plein chêne », mais il admet que les deux tours ont un petit air de Notre-Dame qu’il connaît bien pour y avoir campé Quasimodo – que n’eût-il dit de la basilique de Koekelberg qui s’inspire directement du Sacré-Cœur ? – tout comme il perçoit dans la porte de Hal une copie de la Bastille. C’est que la contrefaçon est une seconde nature, une industrie nationale, en cette contrée d’imitation où la Senne même plagie la Seine. S’il est à l’étroit dans ses meubles, Hugo-Lanvin se complaît à se plaindre et prend à la volée des notes dont celle-ci qui figure dans Choses vues à la date du 14 mars 1852 : « Vie pauvre, exil, mais liberté. Mal logé, mal couché, mal nourri. Qu’importe que le corps soit à l’étroit pourvu que l’esprit soit au large ! ».

Résident d’honneur choyé par les notables tout en affectant de jouer au banni, Lanvin-Hugo fréquente du beau linge et bénéficie de la bienveillante protection des grosses légumes belges. Il fréquente les échevins, le bourgmestre Charles de Brouckère, qui le visite presque chaque jour, qui donne même son nom à une place naguère ornée d’une fontaine, mise en pièces et remontée ailleurs en pièces détachées, le ministre de l’Intérieur, Charles Rogier, qui donne son nom à la fameuse place où s’érigeait autrefois ce qui fut le Théâtre National, ce qui amuse Hugo qui habita lui-même en 1835 place Royale (actuelle place des Vosges). Protégé par les plus hautes instances, il circule donc anonymement dans « le pays du monde où les maisons sont les plus propres », où l’on ne cesse de lessiver, savonner, récurer, fourbir, brosser, baigner, éponger, essuyer, tripoliser, curer et écurer, mais où la bière de Louvain a un arrière-goût douceâtre qui sent la souris, tout comme le faro et la Lambiek le rendent malade. S’il observe que les Belges parlent flamand en français, prétend que Dinant est flamand comme d’autres, tout aussi avertis, le disent de Mons ou de Charleroi, on ne plaisante pas avec la diplomatie et quand paraît chez Hetzel, le 5 août à Bruxelles, Napoléon-le-Petit qu’il s’est pourtant engagé à ne pas éditer afin de ne pas causer d’incident entre les deux pays, l’hôte gênant, insoumis, imbu de sa superbe, hugolâtre de lui-même, est contraint par les autorités à quitter séance tenante le territoire, ce qu’en adepte de l’hugolienne tautologie, il nomme « l’exil dans l’exil ».

Initié aux tables tournantes, campé sur un rocher à Jersey et Guernesey où il peaufine sa posture d’expatrié historique, Victor Hugo revient encore à de nombreuses reprises à Bruxelles et en Belgique, où il effectue quantité de séjours de 1861 à 1870, étant tout à tour visiteur, passant, proscrit, résident, héros, dilettante, voyageur, tout comme il change souvent de casquette et retourne à maintes reprises sa veste, devenant démocrate, et même quasi socialiste, après avoir été libéral, légitimiste, orléaniste, cléricaliste, royaliste, républicain et, bien sûr, bonapartiste. En 1861, il voyage aux Pays-Bas et dans de très nombreuses villes en Belgique grâce au chemin de fer qui l’enthousiasme et dont la célérité le transporte au sens propre, muant les fleurs du bord du chemin en taches, en raies colorées, les blés en chevelures jaunes, les luzernes en tresses vertes, Tout n’est plus qu’ombre, forme et spectre, tournoiement du paysage qui se dissout et s’évapore dans un tourbillon. Et surtout le grand admirateur de Napoléon, qui confesse avoir « un grand côté bonapartiste bête et patriote », part au mois de mai en repérage à Waterloo pour son grand œuvre Les Misérables (publié en 1862), qu’il termine à Mont-Saint-Jean le 30 juin sur les lieux même de la bataille, logeant à l’hôtel des Colonnes, d’où il toise par la fenêtre de sa chambre le lion qu’il vomit, et qu’il croque de son lit pour mieux le défier, escaladant l’ignoble butte pareille à un terril et glanant même en remuant le sol marneux et le sable saigneux du tertre un morceau de fer rouillé qu’il brandit tel un sceptre, ce qui lui permet de conclure cette traumatisante et éprouvante épopée de ces simples mots : « J’ai fait l’autopsie de la catastrophe ! ».

Le 22 avril 1863, Charles Baudelaire gagne à son tour et pour de tout autres raisons la Belgique. Il se moque bien de Victor Hugo qui a le même éditeur que lui (Lacroix) et le publie avec beaucoup plus de succès, moyennant de fort substantielles avances. Cinglant et lucide, il raille ses postures : « Il paraît que Victor Hugo et l’Océan sont brouillés… C’était bien la peine d’arranger soigneusement un palais sur un rocher ». Dans sa correspondance, il n’hésite pas à dénoncer Les Misérables « le déshonneur d’Hugo » qu’il abomine en tant que « poète social », appelle cyniquement « Le Célèbre », mais qui l’impressionne par sa stature publique qui est le contraire de la sienne. Baudelaire dissocie le poète, le romancier et le dramaturge auquel il concède à l’occasion du génie et l’homme qu’il trouve « sot et bête », fondamentalement bête, d’une bêtise proportionnelle à sa célébrité, et qu’il traite avec autant de dédain qu’il traite de « poète » le premier ou le dernier venu qu’il enguirlande de louanges interminables. Vingt-cinq ans après leur première rencontre au début 1840, Baudelaire, déférent et sans enthousiasme, rend visite le 18 juillet 1865 à Hugo et les deux hommes dînent ensemble le 6 octobre de la même année, à Waterloo, sans doute à l’hôtel Colonne, où l’auteur des Fleurs du Mal commande « le menu habituel d’Hugo ». Incompris, malade, désargenté, ayant senti planer sur son esprit le vent de l’aile de l’imbécillité, souffrant le martyre dans ce pays qu’il hait et qui lui inspire quelques pages fort bien senties, le génial et pauvre Baudelaire assiste encore à un dîner chez Madame Hugo, dans le giron de laquelle il se complaît, en compagnie de ses deux fils, dont François-Victor, dit « Toto », ce qui le contraint à emprunter une chemise, mais ne l’empêche pas de les habiller pour l’hiver par ce commentaire peu amène : « Mon Dieu ! Qu’une ancienne belle femme est donc ridicule quand elle laisse voir son regret de n’être plus adulée. Et ces petits messieurs que j’ai connus tout petits, et qui veulent diriger le monde ! Aussi bêtes que leur mère, et tous les trois, mère et fils, aussi bêtes, aussi sots que leur père ! ».

Égal à lui-même, l’hugolesque résident d’honneur, qui se prend pour Shakespeare à ses heures, écrit tous les matins debout 80 pages sur des grandes feuilles jaunes, dans des carnets, d’épais registres, des liasses de petits papiers fourrées dans ses poches ou dans son portefeuille. Il surveille la mise en vente de ses ouvrages – n’a-t-il pas déclaré modestement : « Je suis à moi tout seul un avenir pour la librairie » ? –, achète passage Saint-Hubert deux figurines chinoises, écrème les brocantes de bibelots et d’un certain nombre d’objets étranges et même d’un « machin absolument unique et introuvable », et peut-être même troque-t-il, en marchandant, son reflet lorsqu’il l’aperçoit dans une glace ou dans la devanture d’une boutique puisqu’il confie : « Je suis une chose publique ». Gros travailleur, bonne fourchette, sacré tempérament, il arpente à grands pas les rues de Bruxelles, s’égaye du Manneken-Pis « un enfant qui pleut », rencontre Léopold II sur le boulevard, prend ses repas au Grand Café, rue des Éperonniers, ou à l’Aigle, dans la même rue, mais il déjeune aussi d’une tasse de chocolat et d’un « pistolet » aux Mille Colonnes, situé au coin de la place de la Monnaie. Il croise à l’occasion Alexandre Dumas qui réside au boulevard de Waterloo, dans le haut de la ville, François Coppée, et quelques-uns des 7 000 proscrits français ou étrangers venus chercher refuge en Belgique qu’il reçoit le mercredi comme il rédige son courrier le dimanche.

Pour le reste, il se pavane en calèche dans le bois de la Cambre avec sa petite-fille Jeanne, se fait caricaturer et photographier entre autres par les associés Maes et Michau, rue Fossé-aux-Loups, où il a l’habitude de loger à l’hôtel de la Poste, se fait profiler par Auguste Rodin, exilé comme lui, flâne dans le Parc de Bruxelles, joue au billard et au jeu de l’oie, entretient de multiples liaisons avec Laurette, Henriette, Hortense ou Amandia auxquelles il se targue pudiquement de « porter secours », mais celui qui se décrète « le compagnon de la calamité » préfère de loin serrer les mains des badauds qui le reconnaissent – « Tiens, c’est Victor Hugot ? Hugaux ? Ugho ? Ugo ? Gogo ? Hogo ? Cousin de Hugo Claus ? » – que jeter quelques pièces aux gamins des quartiers traversés car il est notoirement pingre. Revenu s’installer pour un temps à Bruxelles en août 1865, il habite une maison en plein Saint-Josse, 3 bis rue de l’Astronomie, et continue à parcourir le pays, va un peu partout « depuis les dunes jusqu’aux Ardennes », admire les grottes de Han et la cascade de Coo, fait des dessins à la mine de plomb de châteaux, de palais, des abbayes d’Orval ou de Villers-la-Ville, dénonce (déjà !) la « restauration absurde » ou le « grattage stupide » des beaux monuments de Tournai et de Louvain, s’indigne du beffroi de Gand « honteusement restauré style gothique-troubadour », mais il ne s’enquiert point du sort tragique de Baudelaire réduit à ne plus savoir écrire son nom, qui s’escrime à crier sans fin « Crénom ! », reçoit la visite de Verlaine le 11 août 1867, place des Barricades, où trépasse d’une attaque d’apoplexie le 27 août de l’année suivante son épouse Adèle.

« Le grand poète du siècle » voit aussi Charles De Coster qui l’admire « même dans ses plus étranges excentricités » et lui offre un exemplaire dédicacé de La Légende d’Ulenspiegel, tout comme Georges Rodenbach qui assiste à ses funérailles nationales en 1885, mais il ne rencontre pas Émile Verhaeren qui se déclare un admirateur inconditionnel, ne le connaît que par ses lectures, en fait l’apologie lors de ses conférences et assiste par contre lui aussi à ses obsèques. « La gloire de la Belgique, c’est d’être un asile », écrit-il dans une lettre adressée à L’Indépendance belge dont il connaît personnellement le directeur avec qui il dîne parfois au Grand Café pour un franc et douze centimes (combien est-ce en euros ?). Ayant ainsi vanté les vertus de ce pays, aire d’asile ou terre d’accueil dont l’attirent moins les qualités propres que les avantages qu’il en retire, le « sieur Hugo, homme de lettres », sous prétexte qu’on ne l’aime pas, arguant qu’on en veut à sa vie, qu’il se sent menacé de mort et qu’on veut le virer, le quitte sans délais en 1871, proprement expulsé de cette contrée où il a effectué en tout plus de dix séjours entre 35 et 70 ans, et passé presque autant de temps que Descartes en Hollande, non sans avoir fait fructifier ses actions de la Banque Nationale, bien conseillé par ses amis ministres – cela s’appelle aujourd’hui un « délit d’initié » – et s’être largement enrichi, tout en s’évertuant à passer pour un banni, qui ne paie pas de mine, à qui l’on offre des chemises et un canapé au début de son séjour tant on le dit désargenté.

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