Mademoiselle a dit

Françoise Pirart,

Il y avait dans la cour tellement de visages que je fus incapable de reconnaître celui de ma fille. D’habitude, c’est ma femme qui va la conduire et la rechercher de l’école, elle n’aime d’ailleurs pas que je m’occupe de son éducation. Il est vrai que je suis très exigeant. Au point de demander à une gamine d’à peine quatre ans, notre petite Martine, de maîtriser l’imparfait et le futur simple. Pour qu’elle s’en imprègne, je lui répète des phrases convenues du genre « Hier tu étais malade, mais demain, tu iras mieux » en insistant bien sur les verbes afin qu’elle comprenne la ligne du temps et l’importance de bien s’exprimer. C’est mon côté didactique. À cela, ma femme, plus terre à terre, rétorque souvent : « Le temps c’est du vent, c’est ça la vie. »

J’errais dans la cour, un peu perdu, distrait par les voix et les mouvements. Il y avait bien longtemps que je ne m’étais plus trouvé en ce lieu qui me paraissait étrange… Mais pourquoi ? Mon état de fatigue peut-être ? Pendant les dernières semaines, le travail m’avait accaparé. Au centre hospitalier où j’exerçais en tant que médecin, les urgences s’étaient succédé à un rythme infernal. J’étais proche du burn-out. Chaque matin, j’accomplissais comme un automate les gestes quotidiens, je grignotais pour ne pas dépérir, je m’emparais d’objets inutiles pour les reposer aussitôt, j’embrassais ma femme parce qu’il le fallait bien, je saluais mes confrères par habitude. Ma vie était en train de m’échapper.

Dans la cour de récréation, je m’adossai à un arbre, fermai les paupières, savourai le calme. Un calme singulier pour un endroit comme celui-ci… Une sensation de bien-être m’envahit. Combien de temps demeurais-je ainsi, appuyé au tronc rugueux, je n’en ai aucune idée. Après un moment, j’ouvris les yeux et me mis à observer ceux qui m’entouraient et qui se promenaient deux par deux ou seuls. La plupart avaient la chevelure claire, presque blanche. Quelques-uns portaient un chapeau ou un petit bonnet. Leurs habits étaient propres. Ils marchaient penchés vers le sol, les pieds écartés, le geste lent. Malgré la curieuse impression qu’ils dégageaient, aucun d’eux ne me parut hostile. C’est pourquoi je me mis à déambuler sans crainte parmi ces êtres à l’apparence particulière dont certains s’aidaient d’un bâton pour marcher.

Soudain je crus apercevoir mon grand-père en version miniature. En effet, n’était-ce pas lui, là-bas, plus loin, derrière les épaules courbées et les cheveux blancs de ces promeneurs tranquilles qui s’acheminaient avec lenteur vers une jeune institutrice dont le visage évoquait celui que ma fille aurait peut-être, devenue adulte ? Ma fille ? Mais c’était l’unique raison de ma présence dans cette école ! Martine, avec des vieux ? C’était à n’y rien comprendre… Cette journée démarrait mal. Pourquoi ma femme avait-elle tenu à ce que j’aille chercher notre petite à neuf heures du matin, alors que la classe s’apprêtait à commencer ? Voulait-elle me défier ou me déstabiliser ?

Je pus m’introduire dans le local de première maternelle où une vingtaine d’élèves s’installèrent sur un vaste tapis posé à même le sol. De ma fille, pas de trace. Je pense que j’avais déjà renoncé à la retrouver. J’étais assommé comme après un lendemain de guindaille, sans doute à cause de mon travail, mais aussi des somnifères ingurgités la veille.

Sur l’injonction de l’institutrice, la classe se mit à chanter et à frapper dans les mains. Les voix avaient à la fois la grâce maladroite de l’enfance et le timbre grêle et tremblotant de la vieillesse. Je restai subjugué par ce que j’entendais, avant d’éprouver une sensation désagréable à la cuisse droite (je m’étais moi aussi assis sur le tapis). Celle qui venait de me pincer, une personne de sexe féminin au visage ridé, me sourit avec bienveillance. Sous l’espèce de pantalon de molleton rose qu’elle portait, on devinait l’épaisseur d’une couche-culotte. Un bavoir pendait sur sa poitrine. Sa bouche, édentée comme celle des nourrissons, fut bientôt emplie par une tétine suçotée à grands bruits de salive et de déglutition. La personne introduisit un index rondouillard et agile dans une de ses narines, en sortit une chose informe qu’elle tenta de coller sur le bord du tapis. Je lui rendis son sourire en songeant à Martine. Ma fille portait-elle encore des couches-culottes ? Je n’en étais plus très sûr. Mon épouse supervise tout, c’est une femme de tête qui ne supporte pas qu’on lui résiste, elle a toujours raison.

Mon regard voyagea sur les murs où étaient punaisés les dessins des élèves : barbouillis colorés dignes de certaines œuvres d’art contemporaines. Dans un coin de la pièce se trouvait une horloge dont les aiguilles désynchronisées se déplaçaient par à-coups, la petite dépassant la grande pour effectuer de brusques tours complets du cercle. J’eus beau accomplir des efforts, il me fut impossible de déchiffrer l’heure.

Tout me semblait confus, irréel. Une valse lente où les pensées oscillent entre rêve et réalité. Je crus entendre des oiseaux… comme les matins de mon enfance lorsque je me réveillais dans ma petite chambre chez mes parents et goûtais les sons purs, isolés, pas encore envahis par la cacophonie des humains. Bientôt, maman viendrait, il faudrait se lever, se brosser les dents, se laver, déjeuner, se préparer pour l’école. Un merle reprenait son chant jamais semblable. Qui prétend le merle moqueur alors que sa mélodie nostalgique pourrait embuer les yeux du plus aigri ? Immobile, les draps tirés jusqu’au menton, les mains le long du corps, les paupières encore bouffies de sommeil, l’enfant que j’étais à l’époque épiait la nature occupée à renaître, la polyphonie animale semée de courts silences, toutes ces voix qui se répondaient ce matin-là, comme elles le feraient tous les matins suivants, chaque année à la même époque. La vie était un perpétuel recommencement, un perpétuel renoncement.

La maîtresse – Mademoiselle – nous demanda de nous lever pour exécuter une ronde au milieu de laquelle je me retrouvai bientôt prisonnier. Elle s’était mise au piano. Elle entonna une nouvelle ritournelle, « M’en vais chercher un mari-ri-ri ! », qui me rappela une réminiscence très lointaine. Je fredonnai l’air sans plus me remémorer les paroles. Percluse de rhumatismes, une personne – mais dois-je dire une gamine ou une vieillarde ? – avança vers moi sa main tremblotante pour m’attirer à ses côtés dans la ronde, ce qui signifiait selon la chansonnette qu’elle avait trouvé mari. Un autre mâle prit ma place au milieu du cercle et cela continua ainsi jusqu’à ce que la maîtresse plaque son dernier accord de piano. Elle claqua dans ses mains. La journée d’école commençait vraiment.

La première leçon fut consacrée au bricolage. La maîtresse nous aida à confectionner des pères Noël en chiffons de couleurs. Quelques bouts de laine suffirent pour les bonnets, et des rouleaux de papier hygiénique pour les hottes. La fabrication des traîneaux s’avéra plus compliquée et beaucoup d’entre nous abandonnèrent le projet. Quand tous les pères Noël furent terminés et alignés sur la table de la maîtresse, celle-ci félicita chacun d’entre nous en lui donnant un Petit-Beurre. Mais la cloche sonnait déjà l’heure de la récréation. Je consultai ma montre, comme plusieurs de mes compagnons la leur. En effet, malgré les habits de bébé dont ils étaient affublés, presque tous ces gens d’un âge certain portaient une montre et parfois même des bijoux. La mienne s’était arrêtée.

Je suivis la galopade, si l’on peut qualifier ainsi le mouvement général désordonné que notre maîtresse tentait de tempérer par des recommandations d’usage : « Ne vous bousculez pas, soyez sages ! Mademoiselle a dit qu’on mettait son bonnet, Clémentine ! » La cour était devenue gigantesque, avec des arbres aux racines énormes que j’enjambais en levant très haut les pieds. Je fus heurté par ladite Clémentine, qui n’avait toujours pas enfilé son bonnet, puis par un garçon – mais s’agissait-il bien d’un garçon, ce vieillard aux cheveux argentés qui sautillait sur place ou progressait par petits bonds en s’aidant de sa canne, comme l’athlète de sa perche ? Grand bien lui fit, à ce sot, de m’embêter ainsi ! La maîtresse l’appela à elle et je compris qu’elle lui adressait des reproches virulents.

Pour plus de sécurité, je rejoignis le groupe des « fillettes » dont les plus âgées jouaient à la marelle. Elles me repoussèrent. Je restai spectateur jusqu’à la fin de la récréation. Il n’y avait en moi aucune inquiétude véritable, même si tout me paraissait surréaliste, notamment le fait que l’institutrice était beaucoup plus grande que moi, que nous tous. Je suis quelqu’un de rationnel, quoi qu’en pense ma femme, et j’ai horreur que les choses échappent à mon entendement. Je me concentrai donc sur des éléments concrets. Mais malgré d’incroyables efforts, je ne parvins même pas à me remémorer la moindre date, par exemple celle d’un anniversaire, d’un décès ou de quelque incident qui m’aurait marqué. Rien, le vide.

Je fus ravi de retrouver la classe, l’autorité de notre maîtresse et ses paroles rassurantes. Je crois que j’étais devenu son chouchou. À peine étions-nous arrivés dans la pièce qu’elle me prit dans ses bras, me donna une claque amicale sur le postérieur et m’assit à ses côtés :

– Pierre est nouveau. Vous avez été gentils avec lui, n’est-ce pas ?

– Oui-ma-de-moi-selle ! s’écrièrent les élèves en chœur.

Il y eut un petit ricanement que je localisai aussitôt. C’était l’infâme gamin qui m’avait bousculé à la récré. Je lui tirai la langue et murmurai en moi-même « nanana nanèreu… » Bien fait pour lui d’avoir été réprimandé par Mademoiselle ! Quand elle l’interrogea pour lui demander s’il avait bien fait popo et qu’il répondit par l’affirmative, je sus qu’il mentait. Son maintien, son allure générale – pieds écartés, entrejambe à ramasser par terre, expression grognonne, odeur… oui, odeur nauséabonde qui l’accompagnait où qu’il aille – ne pouvait tromper personne. Bien sûr, je l’admets, beaucoup d’entre nous n’étaient pas encore passés à la maîtrise absolue de leurs fonctions intestinales, mais de là à s’oublier ! Les couches-culottes servaient aux plus ignares et aux moins compétents d’entre nous, mais encore fallait-il prévenir la maîtresse dès la catastrophe arrivée. C’est ce que je fis en levant le doigt. Notre demoiselle me conduisit par la main jusqu’aux toilettes, me déculotta pour que je m’exécute. Au moins ne m’étais-je pas ridiculisé, comme ce Thibaut qui avait été méchant avec moi.

Lorsque je fus reculotté, j’eus la stupeur de constater que mon fessier était enveloppé dans un lange épais fixé à ma taille. Je haussai les épaules. Décidément, cette journée était très bizarre… Mademoiselle m’embrassa sur la joue et nous regagnâmes l’amphithéâtre. La classe me rappelait un lieu déjà fréquenté. Je retrouvai avec joie mon père Noël en chiffons assis à côté de celui de Julie, une personne dont l’apparence était celle d’une octogénaire et qui m’avait plu par sa façon directe de m’aborder. Après une brève séance de rondes, Mademoiselle nous laissa quartier libre.

Les plus dégourdis d’entre nous – et je ne l’étais pas – se précipitèrent sur les camions et tracteurs en plastique empilés dans un coin. J’héritai d’une brouette rouge. Malgré les cris de joie de mes petits camarades, je m’y assoupis bientôt, trimbalé de gauche à droite par Julie.

Un rêve étrange me conduisit dans un bureau aux armoires vitrées remplies de livres savants. Sur la table, derrière laquelle trônait un fauteuil de cuir noir, étaient posés un carnet d’ordonnances, un stylo Parker, un agenda plein de noms de médicaments et d’autres objets. Dans une petite pièce près du bureau, il y avait une table gynécologique avec ses deux étriers en fer et une armoire vitrée à travers laquelle j’apercevais des compresses, des pinces, des écarteurs, des dilatateurs, divers instruments, ainsi qu’un bocal contenant un fœtus. Un pèse-personne à balancier se trouvait dans un coin. Mon rêve m’entraînait. Je me retrouvai de nouveau dans la grande pièce pleine de livres de médecine, assis derrière le bureau, avec devant moi notre maîtresse d’école. Elle était là, son sac sur les genoux, un sourire timide aux lèvres. Quand je lui demandai la raison de sa visite, elle me répondit qu’elle avait rendez-vous. Elle se leva et ôta ses chaussures puis ses collants, avec des contorsions qui laissaient deviner ses mystères intimes. Elle éleva la jambe droite afin de poser son pied sur mon bureau. « J’ai mal, Docteur. Là, précisément. », dit-elle en montrant du doigt son mollet blanc. Et comme je ne bougeais pas, elle me pressa de l’examiner, en levant encore plus haut la jambe, de sorte que mes yeux s’égarèrent là où ils n’auraient pas dû. Ma main s’avança, effleura les orteils nus, remonta pour tâter le mollet douloureux. À cet instant, un cri strident mit fin à mon rêve et je sentis quelqu’un me tirer violemment par les cheveux. Je hurlai.

Le gamin qui s’était moqué de moi, Thibaut, me secouait par la tignasse en essayant de m’extraire de la brouette en plastique. Mademoiselle arriva aussitôt, le gronda et me prit dans ses bras pour me consoler. Lorsque je lui demandai si elle avait moins mal au mollet, elle parut ne pas comprendre.

Que se passait-il ? Devenais-je fou ? Était-ce de nouveaux symptômes liés à la dépression nerveuse dont j’avais souffert deux ans plus tôt ? Ah, voilà enfin un souvenir qui me revenait ! À l’époque, ma femme m’avait momentanément quitté en me reprochant mon comportement inadéquat. J’aurais selon elle ouvert le courrier des voisins, grogné des insultes anonymes au téléphone, poivré le jus d’orange et je me serais baladé dans le quartier en pyjama. Et bien entendu, ajoutait-elle à la longue liste de ses récriminations, je négligeais notre fille. Martine… Martine ? Mais n’était-ce pas elle que je cherchais, dans sa classe de première maternelle de cette école où ma femme et moi l’avions inscrite dès ses trois ans ? Ma petite Martine ! Un léger cri s’échappa de mes lèvres :

– Titiii…

Mademoiselle, qui m’avait lâché, me reprit sur ses genoux :

– Voyons, mon Pierrot, fais un petit effort. Ce n’est pas Titi qu’il faut dire, mais Mar-ti-ne. Dis après moi : MAR-TI-NE. Et d’ailleurs, Martine n’est pas ici aujourd’hui, elle a la rougeole, en plus de sa crise d’arthrose.

Je tâchai de répéter MAR-TI-NE en imitant l’intonation de Mademoiselle, mais ne pus que balbutier « Titiii… » alors que je sentais derrière moi la présence insolente de Thibaut et que mon lange se mouillait peu à peu.

– Pipiii, murmurai-je enfin, épuisé.

– De nouveau ? fit Mademoiselle avec reproche.

Elle me conduisit néanmoins aux toilettes. Une fois soulagé, je la dévisageai. Elle ne ressemblait pas à la demoiselle de mon rêve. Je n’étais pas fou. D’ailleurs, qui prétend que je le suis à part ma femme ?

Dans la classe, c’était la foire d’empoigne, on se jetait des nounours et des poupées à la tête, on semblait déchaîné. La cloche avait sonné pour annoncer la fin de la matinée scolaire. Quelques mamans attendaient devant la grille. Un papa, qui avait déjà récupéré son gamin, le gavait de sucreries. Le petit bavochait, ses cheveux gris lui retombaient sur le front, ses doigts tremblants de sénilité tentaient de rassembler sur le sol les morceaux épars d’un gâteau. Une maman l’aida à ramasser son dentier tombé à terre. Instinctivement, comme autrefois, je cherchai ma mère des yeux, mais ne la vis pas. Par contre, j’aperçus une femme très grande qui parlait à un homme aussi haut qu’elle. J’agrippai la jambe de son pantalon. Il se tourna vers une autre géante et rugit : « C’est le nouveau : Pierre. » Au-dessus de ma tête, de nouvelles voix me parvinrent, grondantes comme l’orage ou douces comme la pluie, mais je n’entendais plus qu’un brouhaha et un appel strident : « C’est Pierre, le petit PIERRE ! »

Je me mis à courir à perdre haleine avant de me cogner à une jupe rouge qui sentait la vanille. Je levai la tête. Deux pieds ballottaient, surplombés par des jambes, des fesses. C’était mon ennemi. L’horrible Thibaut tenu dans les bras par sa maman qui le berçait avec amour, « Mon p’tit Thibaut, gnagnagnagna ». Et des bisous par ci, et des bisous par là, vas-y que je te papouille et te repapouille.

D’un élan, je me précipitai dans les couloirs de l’école. Mon lange gênait ma course éperdue. Je passai devant plusieurs portes énormes derrière lesquelles j’avais l’impression d’entendre encore les voix résonner en chœur : « M’en vais chercher un mari-ri-ri ! » Au bout d’un couloir se dressait une horloge presque semblable à celle de la classe. La grande aiguille était immobile alors que la petite galopait sur le cadran, comme si les heures n’avaient duré que des fractions de seconde. Le temps courait après moi, il me rattraperait, il m’engloutirait ! Cette école était une prison. J’y mourrais avant d’avoir vécu. N’était-ce pas notre sort à tous ? Destins inutiles, existences perdues, vacuité de notre présence sur Terre… Ma gorge se serra, mon cœur se mit à tambouriner. En fuyant, j’avais accroché au passage un anorak. Aux manches pendaient deux moufles vertes. C’était l’hiver, Mademoiselle avait dit : après l’automne vient l’hiver, HI-VER, répétez après moi, et couvrez-vous bien ! Soudain je compris avec effroi que ma petite Martine devait m’attendre depuis des heures dans une classe lointaine, quelque part au fin fond de cette grande bâtisse où je m’égarais. Pauvre chérie, peut-être en larmes, peut-être kidnappée, qui sait… ? Que devait-elle penser de son papa ? Son papa que la maman de Martine ne ratait pas une occasion de dénigrer : papa est toujours en retard, papa ne t’achète jamais de jouets, papa ne s’intéresse qu’à son travail… Pauvre Martine ! Combien d’insanités avait-elle déjà entendues à mon sujet ? On ne se rend pas compte de ce qui traverse l’esprit d’une femme qui, lassée par la vie de couple, rumine sa rancune et déverse son fiel au compte-gouttes.

Dans ma déambulation, j’avais encore aperçu quelques enfants-vieillards, hybrides de bambins et d’ancêtres : cannes et langes, tétines et cheveux gris, mêmes bouches édentées, mêmes incontinences. Et de nouveau d’autres horloges dont les aiguilles affolées narguaient mon intelligence.

Exténué, à bout de souffle, je m’arrêtai. Mes idées se bousculaient. Je me rappelai dans un éclair de lucidité que mon grand-père qu’il m’avait semblé apercevoir dans la cour était mort depuis des années. Mais que peut encore signifier la notion de temps sur le plan personnel, si on ne prend plus en compte la vie en société ? Même si nous n’en sommes pas conscients, chaque pensée, chaque action, chaque parole sont d’éternelles répétitions ; le présent et le passé se fondent dans une sorte de magma vaguement inquiétant. Le seul remède à nos angoisses n’est-il pas alors de goûter l’immédiateté dans une sereine insouciance, comme le rêveur solitaire qui sourit aux nuages ?

J’entendis des voix. Un peu plus loin, Mademoiselle bavardait avec une dame. Étais-je revenu à mon point de départ ? J’avais l’impression d’être là depuis toujours. Mademoiselle m’observait avec de gros yeux pleins de reproches. Quant à la dame, je ne la reconnus pas tout de suite tellement elle avait changé. Elle était devenue très grande, démesurée. Elle s’accroupit, me prit par les épaules et me secoua avec douceur :

– Eh bien, Pierrot, tu nous as fait une de ses peurs ! Où étais-tu passé ? Ta maîtresse m’a dit que tu avais été sage. Je suis fière de toi, mon Pierrot. Il paraît que tu as fabriqué un beau père Noël. Tu me le montreras ? Mademoiselle t’a un peu aidé, mais tu te débrouillais bien, paraît-il. Elle est gentille Mademoiselle ? Hein ? Dis-moi qu’elle est gentille !

La dame sentait le parfum Chanel que je lui avais offert pour notre anniversaire et portait la robe que nous avions choisie ensemble pour elle deux mois plus tôt. Je suffoquai. C’était… ma femme !

– Il est toujours comme ça quand on le sort de ses petites habitudes, dit-elle à la maîtresse d’école. C’est l’émotion, ça lui passera avec l’âge.

Je balbutiai « Titi, Titiii, TITIII ! », balbutiement qui devint un gargouillis perçant, désespéré, un appel à l’aide : au secours Martine, au secours ma petite fille, viens vite réconforter ton papa ! Mon épouse me souleva très haut, approcha son visage du mien, si près que j’en louchai, devant ses yeux aux cils épaissis par le mascara et aux paupières alourdies de fard, son nez poudré et sa bouche luisante de rouge à lèvres. Elle me plaqua quelques baisers qui sentaient le café et me chatouillèrent les joues et le cou :

– Allons, mon Pierrot ! Mémé Martine nous attend. Je lui ai acheté un gâteau pour ses quatre-vingt-quinze ans. Même si elle est un peu souffrante, elle doit s’impatienter.

À la vue de mon visage décomposé, elle me reposa doucement sur le sol :

– Quand le temps s’affole, nous ne pouvons que lui obéir. Le temps c’est du vent, c’est ça la vie.

Je me calmais peu à peu, ma femme devait avoir raison, elle a toujours raison.

Se penchant vers moi, elle murmura d’une voix apaisante :

– Ne t’en fais pas, mon petit… Hier ça ira mieux.

Partager