Je n’aime pas passer par là. Ce matin, mon travail m’a obligé à emprunter la chaussée le long de laquelle le vieux stade a été démoli, il y a vingt ans. Un complexe cinématographique se dresse, carré, bétonné, en lieu et place des gradins crénelés où mes amis et moi avons piétiné de passion, chaque dimanche.

Le bruit mat du cuir frappé par les crampons est devenu étranger à mes oreilles. Je ne me rends plus autour des terrains. Je ne suis pas davantage capable de regarder un match entier à la télévision. Je m’y ennuie. Qu’est-ce qui a changé ? Moi ou le monde ?

Il m’est ainsi impossible d’aller faire des courses moi-même au supermarché. Je demande à Myriam de s’en charger. Tous les produits exotiques qui échouent de la terre entière dans les rayons m’énervent. Les fruits étaient-ils si agressifs quand je me promenais avec maman dans les allées du Delhaize ? Elle achetait sans faute le steak quotidien qui nourrissait sa petite famille. « La viande, ça rend fort. ». Aujourd’hui, je m’en défie. Trop gras, trop protéiné, trop ceci, trop cela. J’ai perdu mon instinct carnivore. Je me suis mis au rythme bio, comme tout le monde. Sans m’en apercevoir. Le plaisir de mordre dans la chair rouge a laissé place à un masticage de bovidé.

Ce soir, Myriam m’a préparé mon plateau télé avant de rentrer chez elle. Toutes les chaînes ou presque retransmettent la rencontre préparatoire de l’Euro. Je sais que je vais tenter de faire l’effort de regarder puis, avachi dans le divan, assiette en déséquilibre, m’endormir devant la mécanique impitoyable des équipes d’aujourd’hui. Le jeu lui-même n’a plus d’imperfections. Tout va plus vite, plus juste, plus fluide. En un mot, plus beau. Finis les dribbles laborieux, les joueurs dilettantes qui marchent sous les quolibets des buveurs de bière, les 4-3-3 ou le WM. Je ne comprends plus rien aux dieux dont je ne retiens pas les noms alors que ceux des légendes d’hier encombrent encore mes souvenirs.

Un soir, un vieux copain avec qui j’avais labouré le pays pour suivre nos couleurs à présent bien délavées dans les bas étages du foot amateur, loua le jeu actuel et l’organisation militaire qui règne dans les travées de places assises. Je lui opposai la joie de trépigner debout, de dévaler les marches, écrasés les uns sur les autres, à chaque but. Au contact, en communion charnelle. Les explosions des supporters me semblent maintenant plus froides, plus convenues. Tout cela manque de cœur, de spontanéité.

Mon ami m’a rappelé la soirée du 29 mai 1985 au Heysel où les charges des hordes rouges avaient écrasé contre les murets en béton des corps tordus, des visages bleuis privés d’oxygène. On avait allongé trente cadavres sur la pelouse buvant le sang des victimes comme je dévorais mon steak bleu que maman avait préparé pour mon anniversaire. J’avais eu vingt ans ce soir-là. Je ne les ai plus jamais eus ensuite. Mon innocence est morte avec ces gens.

Bien sûr, mon ami a raison. Ça n’arrive plus aujourd’hui dans ces enceintes lisses où la guerre est si ritualisée qu’elle en devient inoffensive. Jouit-on encore d’amour et de haine dans ces conditions ? Les femmes parfaites sont les plus ennuyeuses que l’on peut rencontrer. Les autres aspirent à ce statut sans se douter que le défaut est souvent ce qui allume le moteur des hommes.

Le journal télévisé m’assomme avec son cortège de décapitations en Syrie, de proclamations du califat sur la terre entière, de charniers découverts dans un village reconquis.

Je vole au-dessus des tribunes pleines à craquer. Les clameurs montent jusqu’à moi, en vagues de bonheur électrique. Je serre les bras le long de mes flancs pour plonger et frôler au plus près de leur toit. Je virevolte en battements d’ailes. Je jouis du spectacle. À la verticale, c’est la meilleure place. Tout le jeu se déploie sous moi. Brutal. Sec. Faucheur. Arrachant hurlements et rengaines féroces aspirées par le ciel, me traversant en vapeurs bouillonnantes. Un claquement sec me foudroie. Je chute. De plus en plus vite. Je vais m’écraser dans le rond central. Juste sur le point.

Je me réveille. Mon plateau est renversé à mes pieds. Le soja, répandu sur le tapis, en vers luisants noyés dans le tofu. Dans la mire, les travées se sont vidées. Le tapis vert a accueilli un public angoissé et hébété. Il se promène, hagard, entre les perches des goals désertés des gardiens. Je ne rêve plus. Il s’agit bien du Stade de France.

Je zappe sur LCI. Paris est en sang. Les trottoirs pleurent. La musique est éteinte. Seule celle des mitraillettes et des bombes résonne encore avec celle des ambulances qui déchirent, sous leurs roues, les bandes passantes des chaînes d’info continue. Je sais que je vais rester figé devant le poste toute la nuit. Rien ne lèvera l’envoûtement.

On évacue sous bonne garde les spectateurs de Saint-Denis. Ils ont été efficacement préservés de tout danger. Les terroristes, grâce aux dispositifs de sécurité, n’ont pu entrer et semer le malheur. Le Heysel est loin même si le sacrifice de viande humaine est pérenne.

Au petit matin, je sors dans le calme des rues d’un samedi qui se lève. Je trottine jusqu’au cimetière. Le préposé a déjà ouvert les grilles. J’entre seul. Je me dirige vers le troisième bloc, la deuxième allée. Elle m’attend depuis le 27 septembre 1985. La date est gravée sur la pierre tombale ainsi que le lieu du décès. Overijse.

C’était le début de l’hiver. J’avais accompagné maman au Delhaize. Ça devenait plus rare. Mais quand la session de janvier approchait, ça me distrayait.

Je n’ai vu que les cagoules et la chaussure de maman coupée en deux. Avec son pied dedans. Tout le reste, je l’ai appris plus tard. À la télé. Les tueurs du Brabant. Regardent-ils le football aujourd’hui ?

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