Al asr – Le temps

Moh Boualkitab,

Âlif

El-Djazaïr, 7 Chaaban 1412

« Par le Temps ! », s’était exclamé le Prophète qui écrivait la Sourate 103 – Al-Asr. « Par le Temps ! L’homme est certes en perdition, sauf s’il accomplit les bonnes œuvres. » Et pourtant, que ne nous en libère-t-il, du Temps, Allah le Tout Miséricordieux qui a créé les cieux et la terre en six jours équivalant sans doute chacun à mille ans de notre calcul ! Que ne nous en libère-t-il, nous qui vivons chaque jour la fin du monde !

Plus d’eau. La Casbah est à sec. Les gorges s’assèchent. Les esprits se dessèchent. Les cœurs plus encore. La querelle est partout, et ne respecte plus rien. Même le soir de l’Aïd-el-Kebir les cagoulés ne nous ont pas laissé sacrifier le mouton en paix : notre Loubna (les Roumis savent-ils que ce beau nom signifie « arbrisseau de benjoin » ?), la chère enfant que Dieu nous a donnée, est rentrée en pleurs tant les crépitements des armes automatiques l’avaient effrayée en chemin.

C’est ainsi chaque jour que Dieu fait. Les ninjas du raïs effectuent leurs rafles. Les fanatiques enrôlent nos jeunes dans les mosquées avant de les envoyer dans le maquis. Le sang des innocents coule sur les trottoirs poussiéreux. Nos belles se font égorger aux arrêts d’autobus.

Et pendant ce temps les taghout causent tranquillement dans le confort du Café de la Fac, rue Didouche-Michelet, où la limonade ne manque jamais. Les marbres de la Grande Poste, ceux du Palais du gouvernement, brillent sous les feux des projecteurs. Les drapeaux flottent aux balcons des ambassades sur le boulevard Zirout Youssef ou sur l’avenue Che Guevara. Les limousines des demi-dieux remontent l’avenue du Docteur Frantz Fanon vers les salons feutrés et climatisés d’un palace ou d’une résidence.

Posté là-haut aux Tagarins ou au Golf dans mon taxi, j’y vois tous les matins le soleil poindre sur la baie d’Alger ou sur Dar-el-Beïda. Quelques heures plus tard, sa lumière immense brille d’un tel éclat qu’elle s’aveugle elle-même. Au terme de mes courses, je contemple ce même soleil plongeant dans un ciel flamboyant derrière la pointe El-Kettani. Ensuite, les ténèbres. Opaques et impénétrables à toute lumière. Deux mondes se tournent le dos. Le Temps accomplit son œuvre de malheur.

Bâ’

Mostar, 24 Djoumada al-Oula 1414

Les Croisés, peut-être jaloux de notre douceur de vivre, ou alors piqués par je ne sais quels mauvais djinns, viennent de détruire Stari Most – notre vieux pont bâti par Mimar Fiajrudin sous Karadjoz Bey en 944, au temps du grand Souleïman. « Le vieux », dont notre cité avait la garde depuis des temps immémoriaux, reflétait dans les eaux vertes de la Neretva sa grande arche – son croissant, sans vouloir vous vexer – de pierres blanches taillées par des artisans chrétiens.

La Neretva ! Un cadeau du Créateur à la Bosnie. Un décor de beauté aux incessants jeux d’eau et d’écume, une portée de notes joyeuses qui entraînait les caravaniers d’autrefois. Avec les gamins des deux côtés du pont nous nous baignions dans le courant frais, nous plongions du haut du pont, nous nous abritions au pied de ses tours fortifiées dans les creux des rochers voisins. Nous vivions en paix dans notre Koujoundjilouk fleuri, notre fontaine aux ablutions coulait tranquillement, notre vieille mosquée ne prêchait que la tolérance, le Prophète ici n’avait même pas eu l’idée de nous interdire une ou deux bouteilles de Jilavka verdâtre, la médersa complétait pour nos enfants l’enseignement de l’école de Tito, et d’ailleurs les Infidèles et nous-mêmes avions quotidiennement besoin les uns des autres : nous partagions le même pain, le même aïvar, les mêmes tchevaptchitchi.

Mais, gourmands jusqu’à la nausée, les grands empires de notre histoire, n’ayant commerce de notre sobriété, de notre pureté, de notre modestie, n’ont jamais su gérer nos seules richesses : nos différences. Et diviser au nom de la religion fut de tout temps leur instrument privilégié. Nos Bogomiles furent persécutés. Nos Roumis et nos Byzantins le furent à leur tour. Nos Derviches ensuite. Et puis tous ensemble, avec en prime quelques Rouges pour faire bonne mesure. J’ai appris à l’école que nos ancêtres oubliés adoraient un jeune dieu de Lumière. Aujourd’hui, toutes les religions de la Bosnie se réclament de la Lumière. Dans l’obscurité.

Notre univers est donc là, à la convergence de deux mondes, de deux époques aussi, et sans doute tout le mal est-il venu de ceci : des hommes et des femmes qui se côtoient journellement vivent à des siècles les uns des autres. Nous l’ignorions, mais le vieux pont qui nous unissait enjambait la rivière du Temps. Aujourd’hui, celle-ci nous sépare, et seuls les funambules en franchissent le ravin. Qui a voulu cela ?

Tâ’

Boukhara, 23 Djoumada at-Tania 1422

Comme chaque jour je suis venu flâner sur Hodja Nourabad Koutchasi, dans l’attente de quelque touriste à qui proposer une visite de la médersa d’Ouloug Beg. J’enrichirai ainsi pour un ou deux dollars sa vision exotique de la civilisation musulmane. Je le mènerai chez les marchands qui occupent les anciennes cellules des étudiants, et s’il a la bonne idée de leur acheter un tapis ou un narghilé, j’aurai gagné ma journée. Surtout si j’y ajoute quelques devises récupérées au marché noir.

Car je la connais ma médersa, je la connais presque aussi bien que le petit-fils de Tamerlan qui l’a construite en 819. Certes, notre roi-astronome bâtissait mosquées et écoles coraniques un peu partout à Boukhara ou à Samarcande, assurant sa gloire éternelle et le rayonnement culturel de nos cités islamiques, mais il était incapable de cacher ses centres d’intérêt profanes : des étoiles rappellent sur la façade sa passion pour l’astronomie, des motifs flamboyants de girikh reflètent la synthèse entre la science et l’art, et une inscription au marteau du portail, sous les panneaux de majolique polychrome, proclame que « les portes du paradis seront toujours ouvertes au sommet du chemin de tout Musulman, homme ou femme, qui cherchera la sagesse dans les livres ». Ça, c’était une audace. D’ailleurs toujours actuelle. Pourtant, Ouloug Beg le Timouride ignorait alors qu’il observait à des années-lumière un passé lointain, et que notre ciel contient des trous noirs où s’engouffre le Temps.

Mais voilà, ce jour s’est écoulé sans qu’aucun Roumi ne vienne dépenser ses billets verts. Soudain, du Tok-i-Zargaron – le bazar des bijoutiers – s’élève une rumeur. Ce n’est pourtant pas vendredi, ni l’heure du namaz. Il y a quelques minutes encore, l’habituelle bande d’aksakals – nos vieux à la barbe blanche – devisait joyeusement au milieu des mouches de la tchaïkhana voisine. Non, un orfèvre qui regardait la télévision dans sa boutique vient de crier qu’il a vu s’effondrer les Koch Minor – les deux minarets – de New York. Certes, ignorant le vaste monde, il ne peut savoir que ce n’étaient pas des minarets, car ils n’appelaient à aucune prière. Et d’ailleurs, perdus au milieu de centaines de leurs semblables, ils n’éclairaient pas vraiment le désert non plus. Ou alors le grand désert de l’âme… Bref, des milliers d’enfants de Dieu ou de Satan viennent de rejoindre les innombrables grains de sable du désert, les étoiles infiniment nombreuses du ciel. Dieu les accueille en son paradis.

Quant à nous, nous revoilà face au trou noir. Où s’engouffre le Temps.

Thâ’

Al-Qods, 28 Djoumada at-Tania

de l’année 1422 de l’Hégire,

de l’an 2001 du calendrier chrétien,

ou de 5761 pour nos frères juifs

Depuis la Nuit des temps, l’assemblée annuelle ordinaire des sept Prophètes – Bouddha, Zoroastre, Ibrahim, Mousa, Issa, Mahomet et Anatole – était programmée pour aujourd’hui. L’aéroport ayant une fois de plus été fermé par l’occupant, c’est à pied, d’une démarche plus ou moins assurée selon son âge, que chacun est arrivé, puis s’est installé sous les éclairs des photographes de presse sur un coussin contre l’un des murs d’une petite pièce octogonale. Le G7 des Prophètes ! Le huitième côté de la pièce, vous l’aurez deviné, c’est la porte, car même les Prophètes doivent, parfois à leur corps défendant, franchir des portes. Chaque visage à nouveau immortalisé afin d’être mieux oublié demain, les paparazzis sont évacués. Nos sept sages se retrouvent dans le silence, souriant tristement. Ils savent que leur ordre du jour a été bousculé en raison de l’agitation qui règne sur terre. Un seul

constat : leurs enfants invoquent leurs écrits de liberté et de paix pour se quereller injustement. Les uns agitent une bible pour étendre leur domination à l’ensemble de la planète, d’autres brandissent un coran pour établir un illusoire royaume de Dieu sur terre, d’autres encore se réclament d’un « Discours de la méthode » pour se rendre maîtres de la nature à tout prix, pour la piller à n’importe quel prix. Le temps passe, et l’humanité régresse peu à peu. Et voilà qu’un ignare autoproclamé Émir d’Occident a inventé un improbable scénario catastrophe pour imposer ses caprices au monde entier. Que faire ? Dans l’impasse, nos sept bonnes volontés décident de se faire servir un grand plat de riz au poulet manssaf généreusement garni d’amandes, de pistaches et de pignons. Et d’en partager les meilleurs morceaux avec moi, leur fidèle porteur d’eau venu distribuer en chantant le contenu de mon outre.

Le repas terminé, ils m’ont permis d’assister aux audiences. En premier, la poétesse et résistante palestinienne May-as-Sayigh vient réciter quelques vers : « Tu frappes à la première ville, tu soulèves le Temps au-dessus des squelettes des êtres aimés… » Il faudra que je trouve son livre au bazar des bouquinistes. Surprise ensuite : voici ressuscitée la grande diva du Masr, Oum Kalthoum, à la voix toujours jeune – un moment d’éternité… Arrive enfin un personnage au regard malfaisant, disant s’appeler Buisson, un prétentieux jurant que la vérité parle anglais et assurant avoir réussi son examen de prophète en décrétant unilatéralement le combat du Bien contre le Mal. Les Prophètes se regardent étonnés, Mousa se rappelant vaguement avoir déjà rencontré un Buisson, mais celui-là était ardent… Ils devisent un instant dans l’une ou l’autre langue qui ne peut être celle de la vérité, se demandent par quelle main de Fatma ils protégeront l’humanité du mauvais œil de ce faux prophète. Finalement, ils chargent Anatole, le plus jeune d’entre eux, de chasser l’intrus définitivement affublé du sobriquet de « Buisson-Menteur ».

Jîm

Afghanistan, Âge de la pierre

J’ai freiné sans comprendre, et arrêté le camion au bord du cratère creusé au milieu de la route. Ma cinquantaine de passagers entassés dans la benne n’a même pas réagi. Pas crié. Pas dit un mot. Pas prié. Plus la force. Les enfants sont hébétés. Les adultes encore plus. Depuis trois jours nous errons sans vivres et presque sans eau dans le désert et les montagnes. Col après col, nous cherchons à atteindre une frontière derrière laquelle nous serions enfin à l’abri. Mais les Roumis bombardent, comme les Rouges l’avaient fait avant eux.

Les Roumis lancent aussi des cadeaux du ciel : sur nous, des petits paquets contenant des boîtes dont nous ne savons que faire ; à Kaboul, des pétrodollars et des armes, celles-là mêmes qui ont établi nos seigneurs et leur rigorisme, leur ségrégation sexuelle rétrograde et leurs châtiments inhumains.

J’ai décidé de somnoler un instant avant de remettre le moteur en marche. Dans mon assoupissement m’est revenu un pays-prison. Quand donc applaudirons-nous en fête le défilé d’un régiment de filles au visage découvert, comme l’ont fait nos frères et sœurs de Tunisie il y a un demi-siècle déjà ? Le malheur quotidien nous empêche d’encore réfléchir. Chaque homme est prisonnier de lui-même. Chaque femme est prisonnière de sa parandja, de sa burqa. Chaque enfant est prisonnier de son avenir. Chaque vieillard de son passé. Tous nous sommes prisonniers du Temps. Ce pays d’Islam vit à l’âge de la pierre près de quinze siècles après le Prophète – il paraît même que ce serait déjà le troisième millénaire chez le Grand Chah d’Amérique, au pays du Grand Progrès. Mais ici, nos vieillards n’auront que leurs grands turbans pour linceuls et les cailloux du désert pour sépulture.

Sursaut. Devant mon pare-brise étoilé, un fantôme bardé d’armes a bondi en hurlant : « À quelle ethnie appartenez-vous ? ». Et d’autres fantômes d’encercler le camion. Hurlements à nouveau.

Je sors de ma cabine. « À quelle ethnie appartenez-vous ? ». Je ne sais dans quelle langue la question a été posée, mais j’ai bien compris. « Ami, lui dis-je, quel que soit ton Dieu si tu en as un, et quel que soit le mien si tu crois que j’en ai un, je pense que tous nous sommes de la même ethnie, celle du Malheur… ».

New Mecca, 11 Ramadan 2001

J’ai arrêté mon grand taxi jaune dans le sud de l’île, là où sur un terrain en friche depuis plus de cinq siècles vient d’être consacrée une nouvelle mosquée. Flanquée de deux minarets. Sur l’un, un homme, sur l’autre, une femme, tous deux muezzins, appellent d’une seule voix à la prière. Sur la coupole de la mosquée flotte un drapeau vert pâle. À y regarder de plus près, on voit qu’il est constitué des restes délavés des tout derniers billets de la même couleur qu’utilisaient autrefois les hommes d’ici pour échanger ce dont ils avaient besoin et surtout ce dont ils n’avaient pas besoin.

Les muezzins psalmodient : « Nous avons fait de la nuit et du jour deux signes, et Nous avons effacé le signe de la nuit, tandis que Nous avons rendu visible le signe du jour, pour que vous sachiez le nombre des années et le calcul du temps ». Ça, c’est sûrement dans la Sourate du Voyage nocturne.

Ah ! le voyage nocturne, de Samarcande en Asie centrale à Saragosse en Espagne : nos ancêtres les premiers Musulmans avaient su faire connaître le Saint Coran au monde d’alors. Lui faire traverser l’Atlantique fut plus difficile. Pourtant, le rite nouveau permettant de joindre la douceur d’une voix féminine aux accents ancestraux des gorges masculines a très vite conquis le monde. Ainsi que l’ouverture des mosquées à toutes et à tous. Mais le respect du jeûne n’est pas encore bien répandu ici : c’est que le Ramadan rappelle aux riches l’existence des pauvres. Et si l’Islam n’avait pas eu la couleur de la monnaie de ce pays, nous serions encore des Infidèles à l’heure qu’il est.

Khâ’

Au paradis des Prophètes, loin du temps, loin de l’espace

Le G7 des Prophètes est réuni à nouveau. J’ignore où je me trouve, mais j’ai néanmoins été invité à les rejoindre avec mon outre : même nulle part et jamais, il peut faire soif. Mon devoir de réserve ne me permettra cependant pas de vous révéler cette fois le menu de leur repas.

Me revoici donc au milieu de leur cercle. Bouddha, Zoroastre, Ibrahim, Mousa, Issa, Mahomet et Anatole doivent aujourd’hui confronter leurs idées, ainsi qu’ils en avaient décidé à Al-Qods en 1422.

Capables qu’ils sont de débattre sans qu’aucun d’entre eux ne préside, les voilà qui alignent leurs propositions sur la table. L’un a bien envisagé de priver les humains de la lumière et de les replonger dans l’obscurité d’où ils viennent, mais tous conviennent que cela ne servirait à rien, puisqu’aveugles ils sont et veulent être. Quant aux déluges et autres solutions radicales déjà expérimentées çà et là dans le passé, il est avéré qu’elles sont inefficaces : ce sont toujours les plus malfaisants qui s’en sortent (à l’exception de Noé, d’accord). D’ailleurs, des mini-fins-du-monde, les humains s’en fabriquent chaque matin sans l’intervention des dieux.

Alors, quoi ?

Et là, surprise : sans se concerter, tous les sept ont trouvé la même solution – reprendre à l’humanité les Chiffres, les Nombres, le Temps… La solution est adoptée, le Temps est aboli, la séance est levée. Pour toujours. C’est-à-dire à jamais.

Bouddha, Zoroastre, Ibrahim, Mousa, Issa, Mahomet et Anatole m’embrassent et me congédient : « Rouhi, Moh, rouhi be slama, va, Moh, va en paix ! »

P.-S. Pour le lecteur roumi perturbé par la chronologie musulmane strictement lunaire (le 1er Mouharram de l’an 1 de l’Hégire correspond au 16 juillet 622 A.D.), précisons, en datation de l’ère chrétienne, que nous avons ici affaire aux massacres de la Casbah d’Alger en 1992 (1412 A.H., année de l’Hégire), à la destruction du pont de Mostar le 9 novembre 1993 (1414 A.H.), aux événements du 11 septembre 2001 (1422 A.H.) et à la décision de G.W. Bush de bombarder l’Afghanistan prise le 16 septembre 2001. Quant à la séquence de New Mecca, elle se situe le onzième jour du neuvième mois (Ramadan) de l’an 2001 de l’Hégire, soit en 2563 de l’ère chrétienne.

Partager