Marx ou crève (I)

Jean-Louis Lippert,

Si un anneau était attaché au ciel et un autre à la terre, j’en saisirais un de la main droite, un de la main gauche, et je relierais la terre au ciel.

Sviatogor (héros de légende épique russe)

De quelle histoire est-on le personnage à peine consentant ? Qui en conçoit la trame et en écrit le scénario ? Qui décide les dialogues, plus ou moins conflictuels ou consensuels ? Qui régit la dramaturgie ? Qui invente la mise en scène ? Quels comédiens jouent quels rôles, sous quels oripeaux ? Qui modifie les décors et les éclairages ? Pour quel public, dans quelles intentions ?… J’ai traversé le salon pour me diriger vers la baie vitrée donnant sur un jardin gardé par des hommes à oreillettes en tenues de combat. Juste avant de l’ouvrir, afin de respirer l’air frais, ma poitrine s’est libérée d’une interrogation : quel intérêt les Russes auraient-ils à saloper leur image internationale, après avoir déployé tant d’efforts pour faire briller chez eux la vitrine d’une compétition mondiale de football ?…

Un drôle de soleil, qu’il était impossible de regarder en face, m’a fait baisser la tête et je me suis enfoncé dans le scintillement d’une plaine infinie. Ciel et terre uniformément blancs d’une neige qui s’est comme vaporisée dans l’atmosphère. Malgré mon expérience millénaire, il y a fatalement quelque chose qui m’échappe dans toute cette histoire…

En ce temps de prélude à la parole des bombes, où l’on patauge parmi des éminences ressemblant à des gens trop braves pour être honnêtes, qui n’émettent aucun doute sur la culpabilité de l’adversaire désigné, recueillant tous les souvenirs puisés dans mon histoire depuis Uruk, aux origines d’une civilisation, je m’avoue incapable de répondre à la question posée par le siècle vingtième : comment se peut-il faire qu’il y ait tant de crimes dans un monde peuplé de si braves gens ?…

Parmi le million et demi d’acteurs et de figurants composant la troupe qui anime cette scène immense qu’est une capitale d’Europe, je suis sans doute celui dont l’allure a crevé le plus d’écrans de surveillance depuis moins de vingt-quatre heures. Quelque chose d’avant le déluge dut leur apparaître dans la dégaine de ce bonhomme surgi du côté du canal, puis repéré par les caméras du ministère de l’Immigration et des Affaires humanitaires, avant d’être accompagné par le ministre Théo en personne jusqu’à cette villa de la périphérie bruxelloise…

Bonhomme archéologique ! Le divan d’Ishtar, évocateur de toutes les dépravations babyloniennes, m’a fait décoller de ce salon bourgeois, plein de braves gens possédés par cette certitude que tous les maux de l’Occident viennent de l’Orient…

Vide le ciel, d’un blanc lugubre. Vide la terre entière, où les braves gens vaquent à d’innocentes guerres. Vide moi-même et mon histoire sans queue ni tête, où quelque chose doit se produire sans que le plus vieux personnage de la littérature universelle ne puisse deviner quoi…

Cette scène a laissé mon cerveau paralysé. Je chemine dans un décor immaculé, d’où tombe de la neige en tourbillons nonchalants. Quelle instance divine guidera le héros ? Juste avant que je m’esquive comme un comédien quittant le plateau par l’entrée des artistes, Ishtar a brandi son verre à la ronde et porté un toast en souriant : « à la Sphère ! ». « À la Sphère ! » trinquèrent le Premier ministre, Bart et Théo. Seul restait sobre le Parrain de la Belgique. Assis sur le divan de luxure, il a levé des yeux inquiets vers ma reine bien-aimée : « Ce que vous avez traduit tout à l’heure, ça venait d’où ? » « De la Sphère ! »…

Le décor fut envahi par un brouillard laiteux, que transperçait à peine le feu des projecteurs. Je suis sorti dans la neige et j’ai marché jusqu’à ce plateau désertique, balayé par des rafales de vent glacial. Je savais que c’était du théâtre, aussi ne fut-il pas trop surprenant d’approcher d’un foyer de chaleur. Des lumières se mirent à clignoter, signalant un chemin à travers une forêt enneigée. Violente fut l’envie qui me prit de me déshabiller pour courir parmi les éléments primitifs. Après tout, que risquais-je, ayant traversé bien d’autres épreuves au cours de cinq millénaires ? Je me suis lancé nu vers les feux du chemin sur lequel se reposait une roulotte à la mode ancienne, attelée à un mulet. Le genre de carrosse qu’utilisaient jadis les saltimbanques de village en village. Une femme alertée par le bruit de ma course en sortit…

L’étrange attelage est une vieille carriole surmontée d’une tente ronde bariolée de couleurs défraîchies. Sur le fanion du mât central se lit l’inscription CCCP. D’un bond de ballerine, la femme fait virevolter une robe à crinoline écarlate et m’adresse un salut de son châle noir à dessins multicolores, qu’elle agite à grands houhous de bienvenue. J’ai stoppé ma course gymnique à distance prudente, peu enclin à me présenter nu devant une inconnue. C’est elle qui s’avance vers moi sans façon, comme si nous étions les plus vieux amis du monde…

Le tableau de ces couleurs vives au milieu des bouleaux enneigés ne serait pas facile à reconstituer sur une scène de théâtre, mais elle prend l’initiative, telle une actrice chevronnée, jouant à esquisser un pas de danse cadencé. « Tu ne reconnais pas ton Ishtar ? », crie-t-elle en se figeant dans une pose provocante, les mains aux hanches…

Rien n’évoque en ses traits sans beauté ni joliesse aucune l’éclat de ma reine bien-aimée. Dix mètres nous séparent, qui suffisent à juger ce que son indéniable élégance doit aux soins cosmétiques autorisés par les moyens financiers. L’impression serait celle d’une photographie de magazine. « Viens donc t’allonger sur mon divan nuptial ! »…

J’avoue ne guère apprécier l’humour de pareil quiproquo. Me faut-il entrer dans son jeu, révéler avec tact une complète stupéfaction, fuir ? Elle ne me laisse pas le choix : « Je suis ta déesse d’amour depuis l’aube de l’humanité ! ». Scrutant mieux son allure et sa physionomie, je bats le rappel de quelques savoirs sur vos mœurs contemporaines et crois reconnaître une célébrité mondaine promue au plus haut rang des excellences par cette coquetterie de votre époque : l’artifice rehaussant tous les privilèges de la fortune grâce au fard hors de prix qui consiste à les dissimuler sous le vernis de l’intellectuelle. Si c’est bien elle, j’ai devant moi le spécimen exemplaire d’un type dont ni Balzac ni Proust n’eussent osé approcher leurs imaginations. Quel auteur d’aujourd’hui s’aventurerait-il à portraiturer cette icône des milieux où se fabriquent les réputations ? Durant notre silencieux face-à-face, au cours duquel elle déploie les volants de sa robe ainsi que pour un défilé de mode, son sourire aguicheur semble se nourrir à l’aspect cocasse de la scène : un satyre des bois nu et velu, intimidé par des minauderies dont une imagerie vulgaire ferait sa proie. La richissime héritière et puissante femme d’affaires, parée du lustre de la philosophe menant croisade en faveur de tous les déshérités, me toise avec la moue d’une Lolita…

D’une volte espiègle, en parfaite maîtresse des situations scabreuses, elle rompt le combat tacite où j’éprouvais quelque répugnance à me laisser entraîner. La petite fille septantenaire met ses mains en porte-voix, s’adressant avec une ingénuité d’écolière à un public imaginaire. « Envoyez la musique, nourriture d’amour ! Je suis la belle de Babel convoitée par les seigneurs du ciel et de la terre ! Accourez à notre spectacle sur le plateau d’Arménie, venez découvrir les inconnus que vous êtes ! Ne manquez pas d’en savoir plus, et davantage encore, sur ce qui se trame dans les coulisses en l’envers du décor ! Accompagnez notre troupe au mémorial du mont Ararat ! Venez nous rejoindre sur une vaste scène où s’anime le théâtre intime de l’humanité ! »…   

Si je me sens pris au piège du pire des scénarios vécus au cours d’une histoire millénaire, il me vient un doute à propos de cette créature que j’ai peut-être abusivement cataloguée, sur base de connaissances assez lacunaires. Que sais-je, après tout, de votre monde ? Les exclamations proférées ne témoignent-elles pas d’une fibre artistique non dénuée de signification ? Je suis prêt à lui accorder le bénéfice du doute et fais un pas timide vers la roulotte où elle vient de s’engouffrer, pour en sortir avec une cape étoilée, qu’elle me lance pour en recouvrir ma nudité…

« Tiens, chéri, c’est le costume de mon époux Robert qui sommeille en attendant la représentation. Tu connais Robert, l’ancien ministre ? » J’ai reculé dans un sursaut ; saisissant la cape au vol je m’en suis paré. « Robert a toujours eu besoin de beaucoup de concentration pour ses tours de magicien. Il y a l’âge aussi, tu comprends ça tout de même ? Je vais vous présenter, nous ferons des trucs merveilleux à trois, ne te tracasse pas. Tu sais, nous avons évolué depuis le temps de Tonton ! » Toujours à l’attache, l’âne pousse un coup de gueule. Elle se retourne, agacée : « Tonton fait toujours son vilain quand il entend son nom. » Ah, s’il y avait un trou de souffleur dans cette clairière enneigée, pour me dicter quoi dire. Combien banale fut en comparaison mon épopée, jouée en Mésopotamie trois mille ans avant votre ère. Je retrouve des gestes ancestraux pour dételer la bête qui rue de bonheur, se roule sur la neige et file se frotter l’échine contre l’écorce d’un bouleau. La très brillante intellectuelle engagée contre tous les obscurantismes, si c’est bien elle, me rajuste sur le torse la capeline constellée de son Robert : « Où en étions-nous ? Tu portais cet habit d’étoiles même en étant à poil, mais dans cette robe je suis encore plus nue que toi mon chéri ! »

Puis elle éclate en sanglots comme une vieille gamine, se jetant contre ma poitrine astrologique. Se prend-elle vraiment pour Ishtar ? Comme si elle sentait l’objet de mon inquiétude, et devait me convaincre qu’il faut la prendre au sérieux, son visage prend l’aspect solennel qui sied à l’intellectuelle imposant à tous le respect sur un plateau médiatique. En son regard halluciné se réverbèrent les mondes visible et invisible : « Je devine en toi le détenteur de la langue d’Adam que maîtrisaient les bâtisseurs de la tour de Babel à l’instigation de Nemrod. Quel miracle que d’avoir survécu à la colère divine et à la dispersion des nations, après la destruction de cette tour qui reliait la terre au ciel. Je suis moi-même issue des tribus venues d’Ur sur ordre d’une voix que nos scribes attribuèrent à l’Éternel. Mais le temps des origines peut et doit revenir. Je le sais grâce à cette langue universelle que véhiculent de siècle en siècle depuis lors les prophètes les philosophes et les poètes. Accompagne-nous donc au lieu sacré des origines sur le mont Ararat. Ensemble, nous porterons au monde un message oublié depuis Noé. » Je dois me forcer pour ne pas exploser de rire en songeant à la réaction de ses collègues, s’ils entendaient la confession d’une très distinguée championne de la laïcité, par ailleurs patronne d’une firme de publicité se félicitant d’avoir pour clients des pays comme l’Arabie saoudite… Elle me prend les mains qu’elle baise avec effusion, m’inondant de ses larmes de joie. Toute sa vie, jure-t-elle, fut guidée par l’espoir d’enfin rencontrer un témoin du temps d’avant la confusion des langues. Moi-même, assure-t-elle, j’ai dans mes rêves les plus profonds le souvenir d’avoir connu l’extase au son des flûtes et des tambourins rythmant la vie de Babel. Où donc cette dingue veut-elle en venir ? La situation ne peut être prise que comme une fable, ses dires entendus comme des sornettes. Mais la réalité ressemble désormais tellement à une fiction que cette scène, dans son invraisemblance, me fait croire à sa véracité. Je suis d’autant plus tenté d’y accorder foi qu’une voix rauque se fait entendre sous la tente et que je vois apparaître à son ouverture, tel un hibou sorti de son trou, la tête bien connue d’une ancienne éminence française qui me lance en guise de bonjour, avec des inflexions de baryton, les premières paroles de l’Internationale

« Debout les forçats de la faim », répond celle que j’appellerai sainte Élisabeth. L’expression me vient spontanément, tant il ne fait plus de doute que j’ai bien devant moi la fameuse madone des nobles causes…

En guise de déjeuner, Robert, sorti de son gîte en caleçon long d’un autre temps, lampe goulûment une rasade à la bouteille fixée contre un bouleau pour en recueillir la sève, qu’il me tend ensuite négligemment comme à un vieil habitué de leur bivouac. J’apprécie cette simplicité familière et me régale à mon tour de ce jus printanier, dont je n’ai plus goûté la saveur depuis une éternité…

« Cuvée de mai », précise l’hôtesse en parfaite ménagère de la forêt. Ses yeux clairs étincellent de joie quand Robert allume un feu pour y faire griller quelques racines à déguster en prenant soin d’en mastiquer les fibres, dans un silence attentif aux esprits qui nous environnent…

Ceux-ci ne sont pas seuls à peupler l’atmosphère, chacun des convives sachant combien de questions muettes flottent en suspens de ce festin. D’où vient qu’on ait pu soupçonner mon identité, comment ces dignes représentants de la haute bourgeoisie se sont-ils mis sur mon chemin ? L’heure n’est plus où elle jouait à Ishtar m’invitant sur son divan. Nos pensées voyagent et peut-être se mêlent comme ce nuage que forment nos haleines autour des flammes. Une subite cascade de neige tombant à quelques pas de nous, de branche en branche, provoque un instant de stupeur, évoquant les amas de pensées qui attendent leur chute brutale. Je choisis d’entrer le premier dans la danse : « Les tablettes en argile où fut gravée ma légende ont plus d’une voix ». Celle d’Élisabeth me parvient d’une profondeur qui n’est plus de la comédienne récitant son couplet : « Quels rêves tissent l’inconscient d’une civilisation, quelles bouffonneries dans les pires tragédies ! Ô grands dieux ! Quels nœuds inavouables sous les gesticulations des personnages que nous fûmes. » Robert aspire une goulée d’air pour retrouver la vibrante intonation de ce ténor du barreau qu’il était aussi : « Emmanuel Kant déduisait de la forme sphérique du globe un devoir d’hospitalité universel. Un autre Emmanuel insulte aujourd’hui cet héritage. L’élite nomade et urbaine des propriétaires du monde se déplace en grand confort sur toute la surface planétaire, planifiant les migrations des populations pauvres et rurales. Deux races opposées de déracinés. Les élus, les damnés ». D’un geste las, il désigne le drapeau flottant au sommet de la tente. Le sigle CCCP frappe une faucille et un marteau délavés, que surmonte la devise en lettres cyrilliques de l’ancienne URSS. Il pousse un juron : « Qu’est-ce que nous les avons roulés dans la farine avec Tonton ! » L’âne fait alors entendre une longue plainte lugubre…

Robert paraît soudain soucieux ; un fatal silence réfrigère l’ambiance, comme si quelque chose d’indicible était caché dans la réaction de l’animal au prononcé de son nom. Faisant diversion, la maîtresse de maison demande à la ronde si ces messieurs désirent passer au salon pour prendre le thé. Sur l’armature de la carriole est attaché un clou où pend une gamelle. On y fait bouillir de la neige et quelques feuilles de bouleau donnent une décoction que l’on s’apprête à partager dans un embarras persistant, lourd de mes propres interrogations muettes…

« Tonton croit toujours aux forces de l’esprit », se borne à chuchoter Robert. Quel secret peut-il expliquer la reconversion de ces grands seigneurs habitués des palais de la République en ermites nostalgiques de l’Union soviétique ? À leur invitation nous prenons place sous la tente (vêtus chacun d’une manière assez peu conventionnelle, puisque mon hôte est en caleçon long, pieds et torse nus tel un ascète et je n’ai sur moi que sa cape étoilée de magicien, tandis que sainte Élisabeth a retiré sa robe, comme si c’était la chose la plus naturelle du monde, et reste en combinaison d’autrefois, sans fausse pudeur ni provocation). Les frugales agapes se poursuivent grâce au breuvage qui passe de mains en mains, mais le conciliabule de notre soviet improvisé tarde à retrouver un fil interrompu par la remontrance du mulet. Je me décide à rompre le silence. « Lénine professait que le prolétariat n’était pas capable d’accéder par lui-même à la conscience historique de son destin, s’appuyant sur Marx pour qui les idées dominantes sont celles de la classe dominante. Il en résulte la nécessité d’un Parti constitué d’intellectuels issus de la bourgeoisie. Mais qu’avez-vous fait d’autre qu’œuvrer à détruire ce Parti, vous et toute la bande à Tonton ? »…

Cette fois, c’est un hurlement pathétique au-delà du bestial qui déchire l’atmosphère. J’en ai presque laissé tomber la gamelle au sol et Robert me sourit comme s’il accueillait cette critique ainsi qu’une délivrance. « Nous résumons à nous deux toutes les impostures d’une bourgeoisie rose ayant masqué la trahison du prolétariat derrière les artifices de l’abolition de la peine de mort et du mariage pour tous. Dès le congrès fondateur d’Epinay, en 1971, notre principal adversaire était en effet le Parti qui avait pour devise la phrase concluant le Manifeste communiste : Prolétaires de tous pays, unissez-vous ! »

Élisabeth opine : « Robert parlait de la scission qui s’opère entre élus régnant sur l’éther et misérables damnés rampant dans la poussière… Nous en sommes bien sûr les premiers responsables. Peut-on imaginer pire falsification de l’histoire que la représentation officielle, partout distillée comme vérité historique, établissant d’abord une équivalence entre nazisme et communisme, pour désigner ensuite Lénine comme premier coupable des tueries massives du XXe siècle ? »…

Les puissances infernales allumaient un feu sinistre dans les yeux de sainte Élisabeth. Un cratère bouillonnait en elle, attisé par toutes les contradictions accumulées non seulement pendant sa vie de magnate, mais au cours de l’histoire dont elle était issue, qu’une croûte avait refoulées comme celle d’un volcan, mais qui trouvaient l’occasion de jaillir en éruption de lave incandescente : « Un enclos de stéréotypes, de clichés, de tics de langage, de poncifs, de lieux communs ressassés sans cesse emprisonne l’esprit collectif à propos du communisme. Par exemple, cette sinistre grisaille qui aurait caractérisé la vie en URSS, où malgré toutes les brimades infligées par le pouvoir bureaucratique, une jeunesse rebelle aurait fini par faire craquer le système vermoulu grâce aux audaces créatives du rock and roll ! Pour preuve, le film russe en ouverture du prochain festival de Cannes, dont le réalisateur de génie ne serait pas assigné à résidence pour cause d’escroquerie, mais en raison d’une fulgurante liberté d’esprit lui faisant exprimer les plus hautes valeurs de l’Occident : sex and drugs and rock’n’roll ! Pour la dernière période, ne vaut-il pas mieux dire ecstasy, techno, pédérastie et pédophilie ? Tous les journalistes comme un seul homme sans exception répètent cette rengaine. Ils n’ont pas le choix : telle est leur liberté face à l’Orient rétrograde. Ces prostitués des industries de l’image et du son doivent donc éclairer en vitrine de leur boutique la médiocre production d’un roublard exhibant quelque groupe de rock des années 80 au temps de Leningrad. Il se fait qu’un autre film fut alors tourné dans cette ville par un homme sans qualités venu de Belgique dont nous vous parlerons plus tard, car son travail n’a pas compté pour peu dans les raisons de notre exil. Son film a comme titre Hymne pour une ville sans fleuve. On le trouve sur Internet. Allez-y voir. Mais la valetaille médiatique doit célébrer tel un chef-d’œuvre la récente petite merde bénéficiant des mêmes gages qu’elle car ces gens savent quel rôle ont joué les excréments de l’Occident pour intoxiquer une jeunesse déboussolée. Qui doute encore du fait que la figure sous laquelle triomphe Satan, de nos jours, est celle d’une rock star ? »

Je m’efforce de maîtriser mon émotion, sans rien en laisser paraître, tant m’envahit la jubilation d’entendre parler, dans un tel décor, des œuvres de mon ambassadeur plénipotentiaire en Anatolie et Atlantide. Par quel concours de circonstances ont-ils eu vent de son travail ? Je n’ignore pas combien celui-ci provoqua la colère au plus haut niveau de l’Élysée, mais ne pouvais imaginer cette tournure des événements. Celle qui était jusqu’il y a peu l’égérie du marché des ventres à louer semble soulagée par son laïus, comme si elle avait expulsé une vérité trop longtemps portée en elle, dont l’accouchement était venu à terme. « À propos, connaissez-vous la belle légende de Robert le Diable ? » L’ancien ministre exulte, elle ne semble pas avoir achevé sa libération. « L’histoire d’une âme damnée, puis de sa rédemption miraculeuse. Celle du fils d’un duc de Normandie, né du commerce de sa mère avec Satan. Vous voyez que nous restons dans le sujet. Ce criminel de haute volée pillait et assassinait, semant partout la terreur, jusqu’au jour où il se repentit. Il se fit passer pour fou et entra en pénitence, décidant un long pèlerinage expiatoire en Orient. Bref, un peu notre histoire. » Virginal est le regard d’Élisabeth pour poser un baiser sur le crâne dégarni de Robert. Le puzzle commence à prendre forme et je préfère m’abstenir de toute intervention risquant d’en éparpiller les pièces. Mon hochement de tête se veut une invite à poursuivre les aveux, mais je crains qu’il soit perçu comme une dénégation de leur authenticité. « Les choses sont toujours plus et autre chose que ce qu’elles sont. » Robert ne s’exprime pas avec la bouillante véhémence d’Élisabeth. « Le monde est détraqué, comme au temps des Croisades, auxquelles participa Robert le Diable. Croyez-vous que ses crimes étaient pires que les miens ? La nouvelle tyrannie, c’est nous qui l’avons fomentée. Ce monstre de folie, de violence et de terreur qui fait d’une planète sa proie, choisit à nouveau pour antre de prédilection les lieux saints de Jérusalem. Que voulez-vous, pour soutenir le marché des actions qui menace de s’effondrer, rien de tel qu’une guerre au Moyen-Orient. Vous êtes assez bien placé pour savoir que les principaux facteurs de l’histoire sont la duplicité du pouvoir et la crédulité de ses dupes. Une véritable intelligence historique n’est pourtant pas plus proche de la ruse des puissants que de la naïveté populaire. Un système fondé sur la guerre est condamné à la défaite, quels que soient les masques dont il use pour se travestir. Nous quittons le navire avant son naufrage. »

Par l’ouverture de la tente, une lumière grise descend sur le silence de la forêt. Quelques braises fument encore sous la neige tombante. Vais-je oser demander à mes compagnons comment ils ont eu connaissance de l’existence de mon ambassadeur ? Élisabeth pianote distraitement les touches d’une machine à écran, puis revient dans la conversation : « Au temps de Robert le Diable, il s’agissait de délivrer le tombeau du Christ. Aujourd’hui de sacrifier aux fantômes d’Abraham et de Moïse. Hier l’Évangile, maintenant la Torah, toujours au nom du même Dieu. Sous prétexte que la Bible a fait de l’Occident le gardien d’un Temple, toujours la même barbarie sanguinaire. Mais il n’est plus permis de s’interroger sur la différence entre l’Ancien et le Nouveau Testament. Leurs messages ne sont-ils pas contradictoires, si le judaïsme fut pour ainsi dire coupé en deux par une médiation reliant ciel et terre ? Vous serez accusé d’antisémitisme. La civilisation chrétienne était porteuse d’une espérance d’où jaillit l’humanisme de la Renaissance, laquelle renouait avec les appels à la justice et à la vérité des prophètes juifs comme des philosophes grecs, parfaitement compatibles avec l’islam. Le communisme était la fleur ultime d’une telle civilisation, qui s’est décapitée en le déclarant mort. Au lieu de quoi règne un ordre féodal peuplé de seigneurs et de serfs soumis à un messianisme inédit, celui de la marchandise, et les propriétaires de ce gigantesque mirage, dont nous faisions partie, sont devenus les maîtres d’un nouvel esclavage. » Dans un décor de féerie, j’entendais le récit d’un cauchemar. Fallait-il prendre pour argent comptant ces explications fiévreuses ? L’obscurité neigeuse était repoussée par une nuée blanchâtre rendant irréelle une telle scène. Des torches brûlaient dans le regard de sainte Élisabeth, éclairant les ombres de cette caverne : « La domination d’aujourd’hui ressemble à ses devancières par l’arrogance féroce et sans pitié des possédants à l’égard des exploités, mais elle use d’un subterfuge inédit quand elle dénonce les conquêtes sociales comme des privilèges dont ils seraient coupables. Cette mise en compétition généralisée d’une main-d’œuvre serve taillable et corvéable sans merci, se disputant les miettes laissées par la noblesse financière soutenue par un clergé prêchant les dogmes de la religion marchande, qui d’autre en a donc imposé la transcendance ? Le marché soit loué ! Aide-toi, le marché t’aidera ! Tuons-les tous, le marché reconnaîtra les siens ! Si le marché te prête vie ! Chacun pour soi et le marché pour tous ! »…

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