(Récit de Monsieur M., employé de banque à E., domicilié à W., à Madame V, anthropologue de terrain à l’Institut de S.)
Ce mardi 11 septembre, je me suis levé d’assez mauvaise humeur. Comme d’habitude, le temps était maussade, et plus encore que les jours précédents, j’ai regretté mes vacances en Tunisie. C’est très chouette la Tunisie, c’est très ensoleillé, on y mange très bien et les hôtels de Hammamet, c’est là qu’on était, font tout ce qu’ils peuvent pour animer nos soirées. Pendant la journée, c’est la plage, les doigts de pied en éventail, une boisson fraîche dans une main, un livre distrayant dans l’autre. Cette année-ci, j’ai lu un truc qui se passait dans les agences de publicité, j’ai oublié le titre, mais c’était très bien. C’est vrai que la Tunisie, c’est aussi plein d’Arabes, des gens pas très sympas, mais on n’est pas obligé de les fréquenter. À part les larbins de l’hôtel, mais ceux-là, ils sont très convenables. Ils savent que c’est nous qui avons le fric, et qu’ils doivent le mériter.
Ma femme s’était levée avant moi, comme tous les jours, parce qu’elle doit aussi s’occuper du gosse, le préparer pour aller à l’école. J’ai bu en vitesse la tasse de café qu’elle m’avait versée, pas le temps de prendre mon p’tit déj, si je ne veux pas être coincé dans le plus gros des embouteillages. De l’embouteillage j’en aurai quand même, mais à cinq minutes près, ça patine du simple au double, même au triple.
Dans la bagnole, j’ai ouvert la radio, ça me détend, j’aime bien les chansons gaies, et il y a aussi des pubs qui sont assez drôles. On se demande où ils vont les trouver. Mais c’est un peu comme les blagues, on ne les retient pas. L’essentiel c’est qu’on se détende au volant, car rayon stress, ça ne manque pas sur la route. Qu’est-ce qu’ils conduisent mal, les mecs et les bonnes femmes qui, comme moi, vont travailler en ville avec leur bagnole ! Surtout les bonnes femmes, je ne vous dis pas.
Je suis arrivé à la banque à l’heure normale. Le gérant est arrivé plus tard, c’est normal, c’est le gérant. C’est comme quand j’ai fait mon service, le colonel était tous les jours le dernier arrivé, et tous les jours le premier parti. Au boulot, je suis guichetier, mais pour les opérations courantes, les retraits, les versements, le change, pas les trucs financiers, je n’y comprends pas grand-chose, aux SICAV, aux fonds de pension et à tous ces moyens de se faire du pognon. Moi-même, je confie le soin de veiller sur mes petites économies à un collègue qui s’y connaît. Il ne jure que par les nouvelles technologies. Il paraît qu’elles se tassent un peu, côté Bourse, mais mon collègue dit que ça ne va pas durer.
La matinée s’est passée comme d’ordinaire, R.A.S., avec les étrangers qui comprennent rien à ce qu’on essaye de leur expliquer et les petits vieux qui ne sont pas fichus de remplir un bulletin de virement tout seuls. Il y a aussi les gens qui rouspètent parce que les queues aux guichets deviennent aussi longues qu’à la poste. Je les comprends, mais il y a moins de guichets qu’avant pour les opérations courantes, parce qu’on a installé des machines de self-banque pour qu’ils fassent eux-mêmes toute une série d’opérations. Ils n’ont qu’à s’y mettre. Comme dit le gérant, la banque est du côté du progrès, nous devons tous nous y faire, c’est comme ça.
À l’heure de table, je suis allé bouffer avec J., la fausse blonde qui tient le guichet voisin. Elle a une de ces paires ! Pas vraiment une petite amie, mais plus qu’une grande amie, si vous voyez ce que je veux dire. Une ou deux fois, dans les séminaires de formation, on y a été un peu plus loin qu’on ne devrait vu qu’on est tous les deux mariés. Mais on ne vit qu’une fois et on n’a que le bien qu’on se donne. J’aime beaucoup ma femme, mais question baise, ce n’est plus ça, elle est tout le temps fatiguée, et moi je ne peux pas vivre sans un peu de romance dans ma vie. Romance plus sexe, je veux dire. C’est humain, non ? Les hommes seront toujours les hommes, c’est leur nature qui veut ça, on ne peut rien contre.
On a été chez le Rital du coin, qui fait un menu du jour à trois cents balles. Avec un quart de vin et un petit café, on en a pour moins de quatre cent cinquante balles, c’est bon, pas trop cher, le cadre est agréable, mais je ne pourrais pas me le permettre tous les jours, même si je laisse J. payer sa part. Elle gagne sa vie comme moi, non ? Et d’ailleurs elle a le même salaire que le mien, l’égalité hommes-femmes est aussi passée par là, on peut en penser ce qu’on veut, et moi, ce que j’en pense, je le garderai pour moi, je ne veux pas me fâcher avec J., qui est drôlement plus fournie au balcon qu’Ally Mac Beal, et c’est que j’aime, moi, je suis un mec à nichons.
L’après-midi. Même routine. Il y en a toujours qui arrivent juste au moment où on va fermer. Mais comme on n’est pas des fonctionnaires, on les sert quand même. Le gérant dit que les clients, ça se mérite, pas comme dans les services publics, où là ils s’en foutent, leur bifteck ne dépend pas de leur rendement. Mais attends qu’ils soient privatisés, ceux-là, ça leur pend sous le nez, et alors ils vont apprendre ce que ça veut dire que bosser ! Au moment de partir du bureau, quand on s’est quittés, je suis parvenu à embrasser J. sur la bouche. Les autres n’ont rien vu. Elle s’est laissé faire. Je crois que mes actions sont en hausse de ce côté-là.
Dans la bagnole, au retour, j’ai écouté la fin des Grosses têtes. Qu’est-ce qu’ils sont drôles ceux-là ! Je comprends qu’on ait rappelé Philippe Bouvard et ses potes. Ça fuse dans tous les sens et on se fend la pipe sans arrêt. Parfois, c’est vrai, c’est un peu olé olé, mais on n’est plus bégueules comme avant, on n’a plus peur des choses un peu légères. J. les écoute aussi dans sa voiture, et quand nous mangeons ensemble, nous nous rappelons les meilleures blagues de la veille, comme ça, on rit deux fois. On ne peut pas toujours tirer la gueule dans la vie, non ?
À la maison, ma femme la tirait, la gueule, justement. La maîtresse demandait d’acheter des fournitures scolaires pour des prix exorbitants, et ma femme disait qu’après les dépenses des vacances, ce n’était pas le moment de nous mettre encore plus dans le rouge. Là, je ne peux que lui donner raison. Pour qui se prennent-ils les instits ? Déjà qu’ils apprennent à nos gosses un tas de trucs inutiles, il faudrait en plus les équiper comme si on était des Monaco. Mais on ne peut pas grand-chose contre l’école, ils sont tout-puissants, et tout ce qu’on peut faire, c’est acheter le moins cher possible, en veillant bien à ce que le petit ne soit pas moqué par ses copains. Car il n’y a pas que la maîtresse qui fait la loi, il y a aussi les gosses de riches ou ceux qui se prennent pour des gosses de riches.
J’ai bu ma bière de tous les soirs, c’est un moment sacré, moi dans le fauteuil à parcourir les nouvelles, celles du sport, les autres m’intéressent pas beaucoup, je n’y comprends rien à la politique, tandis que ma femme prépare le souper tout en surveillant les devoirs du gamin. Heureusement qu’il y a un ministre pas trop idiot qui a fortement réduit les devoirs à l’école car ma femme, je la plaindrais assez, elle a aussi derrière elle sa journée de travail comme puéricultrice et si en plus elle doit encore faire à bouffer et regarder si le gosse fait bien ce qu’on lui a demandé à l’école, cela devient un peu too much, car même si la bouffe ce n’est que du surgelé, il faut quand même garnir les assiettes, les mettre à table, et tout. Comme quoi, tous les politiciens ne sont pas des imbéciles…
En mangeant, on a regardé le journal télévisé, le son pas trop fort, pour qu’on puisse se parler un peu. Sinon, quand le ferait-on ? À plusieurs reprises, on a vu un avion qui virait joliment sur l’aile et qui venait, paf !, s’encastrer dans une immense tour toute en verre et en acier. Je me suis dit que ce Spielberg était vraiment très fort et que rayon truquages, il en connaissait vraiment un bout.
Après ces images, ça s’est mis à causer, des hommes qui avaient l’air d’en connaître un bout, mais on était trop occupés à discuter de l’école et de ce qu’elle coûtait pour suivre. C’était de la politique, apparemment, et nous, ça ne nous excite pas fort. On a remarqué que ça causait sur toutes les chaînes, mais on s’est dit que si c’était quelque chose d’important, ils le diraient demain dans le poste. Alors quand le gamin a été se coucher, ou faire semblant de car il a pris son game-boy avec lui, on s’est remis une cassette qu’on aime particulièrement, un chef-d’œuvre du genre, La tour infernale. Un bon frisson de temps en temps, d’autant que c’est de la fiction, cela fait du bien.
Le lendemain, on a appris, pour New York et le Pentagone. New York c’est loin, cela ne nous concerne pas vraiment, mais cela me confirme bien dans mon idée qu’il faut toujours se méfier des Arabes. Il y a déjà longtemps que j’ai interdit à mon fils d’inviter Ahmed et Fatima à la maison. Ils sont très convenables, c’est vrai, mais les types qui pilotaient les avions aussi avaient l’air convenables. Ce sont les plus dangereux, ceux qui ont l’air convenable, il y a déjà longtemps que je le pense.