Maria ne va jamais à la mer

Anne-Michèle Hamesse,

Maria ne va jamais à la mer. Pourtant c’est pas loin. Dix minutes de bagnole à tout casser. Mais ici les gens se déplacent à vélo. Des gros machins noirs, lourds, encombrants, mais fiables je dis pas. C’est pas comme nous, les Bruxellois en vacances. On quitte rarement les bagnoles. Même pour aller chercher le pain à Bulskamp. Tout juste si on utilise nos pieds pour se balader parfois le long du canal. C’est ce qu’ils doivent dire de nous, les Flamands du Zwaantje. Pour autant qu’ils parlent, parce que dans le genre taiseux on fait pas mieux. Le Zwaantje c’est le canal, en forme de cou de cygne, noir et plein d’anguilles, c’est là, dans la ferme en face, que Maria est née. C’est là aussi que mon père loue une maison de pêcheurs où je m’ennuie chaque été. Maria, je la vois le matin quand je vais chercher le lait à la ferme. Elle me le verse tout tiède dans un bidon de fer, on dirait une bouillotte, je le serre contre moi et elle empoche l’argent, tout ça sans un mot. Elle doit avoir à peu près mon âge, quelque chose comme dix-sept ans. J’ai bien essayé de lui dire deux mots au début. Rien à faire, j’ai l’impression de l’embêter, elle ne répond à rien. Pourtant elle comprend le français, comme tous ici, mais elle fait semblant qu’elle ne sait pas, pour que je la laisse tranquille je ne sais pas, elle est hyper timide. « Vous n’allez jamais à la mer, je lui dis, pourtant ce n’est pas loin. » Elle hausse les épaules. Limite impolie. Rien de mes copines. Pas vilaine pourtant. Blonde. Tiens, elle me rappelle une peinture, de Memling je crois. Un dimanche, à Bulskamp, je l’ai vue. Incroyable. Tout autre. Dans une procession. La Sainte Vierge, c’était elle. Avec la robe bleue et tout. Depuis l’église elle paradait, plus fière que ça, tu meurs, et autour d’elle, vous auriez vu, des troupeaux d’anges et des curés. Et puis ces gamins qui lui lançaient des pétales de rose. Dingue.

Déjà plus de deux heures que Maria est étalée dans le foin. En sueur. À l’abri du regard des autres. Les vaches la reniflent. Museaux humides. Mouches. Elle se tord, douleur. Cris dans le ventre. Quatre mois. Tard pour avorter. Les herbes de Madame Poens n’ont pas agi à temps. Il aurait mieux valu que le sang arrive à trois mois. Quatre c’est trop ou pas assez. Enfin, du moment que personne ne le sait. À la ferme, on n’a pas remarqué son ventre. Surtout pas sa mère qui ne voit jamais rien. Son père et ses frères, s’ils ont vu quelque chose, ils n’en diront jamais rien. Ça, c’est sûr. Aucun souci à se faire. Les gens de la ferme, c’est une famille on ne peut plus discrète. Quant à Madame Poens, celle-là aussi elle a intérêt à la fermer, elle a fait avorter la moitié du village, tout le monde est au courant, personne n’en parlera jamais. Au Zwaantje, on sait se taire.

Pas comme tous ces franskiljoens qui viennent ici passer leurs vacances. Eux, ils parlent. Fort. Ils ne savent même faire que ça. Ils débarquent de Bruxelles, de Liège, enfin des villes… Ils achètent des maisons, des fermettes disent-ils, pour les mettre à leur goût. À leur manière évidemment. Nous, on embellit, en plaçant du vinyle par terre, en se débarrassant des vilaines poutres du Moyen Âge qui ne servent plus à rien, ou en les recouvrant de gyproc pour les cacher. Eux, ils font l’inverse, ils adorent tout ce qui est vieilles poutres, plus c’est vieux plus ça leur plaît, ils rafistolent tout ce qui est bon à jeter. Ils utilisent des lampes à huile alors que le néon c’est moderne, plus lumineux et pratique. Jamais aucun nain de jardin, ni fontaine, ni statue, ces gens-là détestent tout ce qui est beau.

Une que je ne supporte pas, c’est cette fille de Bruxelles qui vient chercher le lait à la ferme le matin. L’autre jour, je me suis retrouvée nez à nez avec elle, on a arrêté nos vélos en même temps, j’ai fait un effort, je lui ai dit : « Dag. Mooi weer… » Vous savez ce qu’elle m’a répondu, cette prétentieuse ? L’air gêné, mais quand même… avec son accent français : « Ik spreek niet Nederlands. » Moi, je suis remontée sur mon vélo, je ne l’ai même plus regardée et j’ai foncé à toute allure vers Bulskamp, sans me retourner.

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