Martial contre Malthus

Françoise Pirart,

Martial approcha l’index de la paroi et l’effleura. Les algues remuaient mollement, portées par de légers remous. Le garçon pianota des ongles. C’était le signal. Frémissants, les guppys mâles s’agglutinèrent contre la vitre en remuant la queue. Leurs yeux minuscules semblaient fixer Martial. Leurs nageoires orange et turquoise brillaient dans l’eau claire. Les guppys filèrent vers la surface. Les femelles vinrent ensuite, plus lentes, de couleur terne, accompagnées par quelques platys, danios rayés et poissons-haches. Plusieurs femelles guppys avaient un ventre énorme. Dans un coin de l’aquarium, les deux télescopes aux longs voiles nageottaient, collés l’un à l’autre comme des siamois. Des laveurs de vitre noirs sinuaient entre les plantes, à quelques centimètres du fond de graviers. Un poisson-hache fit un bond de plusieurs centimètres au-dessus de la surface.

Le garçon éparpilla les miettes de nourriture. Une guppy femelle fut la plus rapide. Les autres la suivirent, imprévisibles et louvoyants. Martial observa la scène jusqu’à ce que les dernières miettes perdues aient disparu parmi les algues, dans le gravier et le sable.

Depuis bientôt un an qu’il possédait l’aquarium, le garçon restait fasciné par l’incessant manège des poissons. En rentrant chez lui, il se précipitait vers sa chambre et restait des heures planté devant le récipient rectangulaire, comme d’autres devant leur téléviseur. L’aquarium, d’une hauteur de soixante centimètres, mesurait un mètre sur quarante centimètres. L’eau, à une température constante de 24°, était renouvelée par une pompe. Un filtre spécial en retenait les impuretés.

À quatorze ans, Martial en paraissait onze. Il était petit et malingre, avec une tête volumineuse et un air endormi que raillaient ses copains. Ce n’était pas un manque d’intelligence, mais plutôt une sorte de paresse intellectuelle qui l’amenait à des songeries sans fin, que ce soit chez lui ou en classe. Ses parents avaient tenté de lui trouver un centre d’intérêt, mais le garçon semblait représenter à lui seul l’image même de l’inertie mentale et physique. L’arrivée de l’aquarium révolutionna son existence. Il se mit à lire des livres, à s’informer, à exercer cette matière grise assoupie jusqu’alors. Les parents étaient ravis. Le gamin deviendrait quelqu’un ; son cas n’était pas aussi désespéré qu’ils l’avaient craint.

Cependant, depuis un certain temps, l’état de santé de ses protégés inquiétait Martial. Les danios et les platys étaient morts à quelques semaines d’intervalle. À part les guppys, il ne restait qu’un poisson-hache et deux télescopes dont l’un, au ventre moucheté de taches blanchâtres et aux voiles devenus presque transparents, avait l’air en mauvaise santé. L’autre, un mâle jadis très combatif, n’effectuait plus que des cercles sur lui-même. Les laveurs de vitre avaient tous disparu. Seuls les guppys tenaient la forme et continuaient à se multiplier à une vitesse incroyable. De crainte que les nouveau-nés soient dévorés par les adultes, Martial isolait les futures mères avant la ponte, dans un pondoir flottant dans l’aquarium. Pendant des heures, il restait là à guetter, dans l’attente d’un enfantement. Le moment venu, il encourageait l’accouchée par des paroles bienveillantes et des gestes mystérieux. Dès leur naissance, les petits alevins évoluaient dans l’eau avec une aisance incroyable. Sauf un, plutôt maigrichon, que le garçon sépara des autres pour le nourrir à part.

Quand la mère de Martial venait le chercher pour passer à table, le garçon lui faisait signe de se taire. Elle obtempérait, troublée malgré elle par l’étrange fascination de son fils. « Au moins, pendant ce temps, il n’est pas vautré devant de stupides séries télé », commentait le père avec philosophie.

Les mois suivants, les guppys, malgré leur prétendue fragilité, survécurent aux maladies qui décimaient peu à peu l’aquarium. Ils continuèrent à proliférer. Un mâle suffisait à féconder trois femelles, et une seule fécondation pouvait provoquer quatre portées, chacune comptant jusqu’à une centaine d’alevins. Martial, devenu un spécialiste en la matière, arrivait à différencier le sexe des alevins. Il les observait à la loupe, les imaginait déjà adultes, les mâles avec leur magnifique nageoire anale colorée et les femelles avec leur nageoire en éventail. Qui donc osait prétendre que l’espèce guppy était des plus ordinaires ?

Pour son anniversaire, Martial demanda un second aquarium, encore plus volumineux que le premier. Son père refusa, mais sa grand-tante le lui offrit, à l’unique condition qu’il travaille mieux à l’école et qu’il aille à la messe tous les dimanches. Martial accepta. Il aurait tout accepté. Le dimanche matin, il se rendait à l’église en compagnie de sa vieille tante. Il priait et chantait avec les autres, se confessait. Il était très sage. Lorsque le curé fit son sermon sur la multiplication des pains, Martial songea à celle de ses guppys, et il eut la même réaction en entendant un politicien parler au journal télévisé de la démographie galopante et des milliards d’humains que devrait accueillir la planète dans les années futures. Le premier spécimen de guppy ou plutôt de lebistes reticulatus (famille des cyprinodontidés) avait été déposé au British Museum par un ichtyologiste de Trinidad, R.P. Guppy. Martial se disait qu’il aurait aimé être cet homme.

Depuis la stupéfiante prolifération des guppys, Martial se sentait différent : un peu comme si une partie de lui-même s’était ouverte sur un autre monde, aquatique et secret, où les désirs et besoins humains n’avaient pas leur place. Le glouglou régulier et monotone des pompes placées dans les aquariums, le mouvement perpétuel et toujours différent des petits corps vifs et fragiles, le jaillissement soudain d’une volée de bulles à l’éclat magnifié par la lumière des néons, le frémissement des graviers, la valse raffinée des algues laissaient Martial rêveur et serein, dans un état proche de l’extase.

Il eut bientôt trois, puis quatre aquariums dans sa chambre. Tous contenaient des guppys. Les autres espèces étaient mortes, même le télescope, même le poisson-hache que Martial trouva tout desséché, à côté d’un aquarium qu’il avait laissé ouvert. Les teintes bleues, jaunes, pourpres ou vertes des guppys mâles étaient étincelantes, alors que le gris-brun terne des femelles se confondaient avec la vase. Martial surveillait la qualité de l’eau, donnait aux plantes des doses de fertilisant, changeait la ouate du filtre, siphonnait l’eau, nettoyait les tuyauteries avec un goupillon et raclait les parois. Il racheta plusieurs laveurs de vitre qui ne survécurent pas longtemps. Par dépit, il se rabattit sur des mollusques. Et, pendant ce temps, les guppys se multipliaient comme les pains du curé.

Malgré les pondoirs placés dans les aquariums, Martial ne parvint pas à sauver tous les alevins. Pendant les examens de fin d’année, il y eut, dans le fouillis des algues, des pontes clandestines qu’il ne put contrôler. Les adultes mangèrent les petits. Seuls les plus rapides et les plus rusés purent se cacher. Néanmoins, la prolifération continuait de plus belle, et Martial pensait avec une jouissance mêlée de terreur qu’il devrait tôt ou tard acheter un cinquième aquarium.

Au début des grandes vacances, le garçon rencontra une jeune personne très charmante qui était sa nouvelle voisine. Elle vint souvent, admira les aquariums et se moqua un peu de lui. « Tes poissons, toujours tes poissons ! Ressaisis-toi, mon petit vieux, il est encore temps ! » Ses paroles blessèrent Martial. Il renia son amitié – son amour ? – tout récent, demeura cloîtré dans sa chambre et décida qu’il vivrait seul jusqu’à la fin de ses jours.

Une nuit d’insomnie, il se leva, alluma une lampe de poche, pour ne pas troubler le rythme biologique des guppys, et se mit à les observer, dans la plus grande discrétion. Dans l’un des pondoirs, une femelle pleine flottait, à moitié endormie et, dans l’autre, la masse confuse des petits remuait sous le grillage. Dans le plus grand aquarium, les mâles ne bougeaient que leur queue mordorée. Les femelles et les petits déjà aptes à se défendre semblaient dormir. Soudain une des femelles, vive comme l’éclair, s’approcha d’un très petit guppy assoupi que Martial n’avait pas encore aperçu et le happa. Y avait-il eu une nouvelle ponte cette nuit ? Et des jeunes nés hors du pondoir ? Le garçon écarquilla les yeux. Entre les algues, de minuscules alevins se tenaient immobiles. Deux d’entre eux furent dévorés par une autre femelle.

Pensif, il éteignit sa lampe de poche et resta dans le noir. Et si désormais, il se contentait de laisser faire cette sélection naturelle ? N’était-ce pas plus sage ? Que les guppys s’entre-dévorent de manière à ce que leur nombre se stabilise enfin ? Un instant, il eut honte. C’était dégoûtant, inhumain ! Il se revit pêchant une femelle pleine pour l’isoler ou aspirant par un fin tuyau le petit alevin mourant pour le rejeter dans un bocal afin de le nourrir isolément… Non, d’un point de vue humain, ce cannibalisme était inadmissible ! Mais lui, Martial, qui était-il à décider de la vie ou de la non-vie de poissons ? Il n’y avait aucune solution, sinon empêcher les guppys de se reproduire. Mais comment ? Une bonne guerre ? Une bonne famine ou une bonne épidémie ? Un contrôle strict des naissances avec répression à la clé… ? Ou alors, devait-on édicter une loi, un décret, qui interdise momentanément toute sexualité à l’espèce guppy ? Une théorie proche de celle réservée à l’espèce humaine et à laquelle avait un jour fait allusion le père de Martial : le malthusianisme ou quelque chose de ce genre, d’un certain Thomas Malthus, qui avait préconisé, pour lutter contre la pauvreté, la limitation des naissances.

Le garçon alluma les néons. Les aquariums l’entouraient : deux sur des étagères, un sur le bureau, un autre coincé dans un renfoncement au-dessus du lit. La chambre était devenue un monde aquatique surnaturel et magnifique qui le contenait, lui et ses poissons. Tout petit, il avait rêvé de nager dans la mer, de s’y enfoncer doucement pour disparaître à tout jamais dans ses noires profondeurs. Un rêve si serein… Mais, à présent, il se sentait envahi par une angoisse irrationnelle, et tout cela – cette pièce qui ne ressemblait plus qu’à un vaste récipient d’eau – lui parut soudain lugubre, monstrueux. Bientôt, lui-même prendrait l’apparence d’un de ses protégés, il lui pousserait des nageoires et des branchies, et ses paroles se résumeraient à d’incompréhensibles blob-blob-blob.

Il prit une grande inspiration, s’empara d’un pondoir plein de nouveau-nés et en déversa le contenu dans le grand aquarium. La masse informe et mouvante resta d’abord agglutinée avant de se disperser en individus. Il répéta le même geste, lent et mesuré, avec tous les autres pondoirs.

Le restant de la nuit, Martial observa le carnage. Il vit les adultes goulus guetter à travers les algues leurs petites proies apeurées. Il vit des alevins s’échapper dans une fuite désespérée avant d’être dévorés ou mutilés. C’était cela, l’avenir de l’espèce. Il suffisait d’un rien, d’un grain de sable dans l’engrenage, pour que tout bascule. À partir de ce jour, les vieux guppys mourraient de leur mort naturelle, les femelles seraient engrossées, et seuls leurs petits les plus forts et les plus malins survivraient. La vie reprendrait son cours normal, si cruel fût-il.

Il respirait doucement à présent. Il savait qu’il avait agi comme il le devait. Et en fin de compte, ce vieux Malthus n’y était pour rien dans toute cette histoire.

 

Cette nouvelle a été rééditée dans le recueil « Un acte de faiblesse », paru en 2010 aux Editions Luce Wilquin

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