Mes Afriques décousues au bord du Saint-Laurent

Gérard Adam,

Au Salon du livre de Québec se tient le sempiternel débat sur les relations Nord-Sud. « Mythe ou Réalité », se rengorge l’intitulé, comme si le mythe n’était pas l’expression des réalités indicibles. Un fonctionnaire international dont la compétence n’a de pair que l’altruisme a brossé le tableau prévisible des rapports inégaux et mes oreilles se mettent à siffler quand un érudit oppose la tradition du Sud, orale bien entendu, à celle du Nord, écrite comme il se doit, assenant à l’auditoire la sentence éculée : « Quand un vieux meurt en Afrique, c’est une bibliothèque qui disparaît. »

Merde alors, faudra-t-il toujours que les colonisateurs de la pensée, aussi progressistes s’affichent-ils, confinent les Africains dans le rôle du bon sauvage ? Comme si toutes ces bibliothèques sur pattes n’avaient pas depuis des lustres déserté leur brousse pour le pays des ancêtres, brûlées certes, mais aussi parfois sauvées des flammes, par nos bons missionnaires ! Comme si les Nordistes n’avaient pas confiné leur poésie au domaine de la chanson, oralité s’il en est, et si les Youssou N’Dour, Lamine Konte, Ray Lema, n’écrivaient pas les leurs sur les mêmes partitions et ne les enregistraient avec la même technologie digitale que Renaud, Julos ou Pitcho ! Et comment imaginer Brassens ou Trenet sans le jazz, transmutation en joie de vivre de la souffrance des esclaves nègres ? Comme si Pius Ngandu, Henri Lopez, Achille Ngoye, battaient le tam-tam pour conter leur Afrique ! Et Jules Emongo, qu’on m’a justement dit quelque part au Québec ? Et Valentin Mudimbe qui, chez Benoît Quersin, venait de son Lubum’ traîner à Kin-la-belle sa docte mine et son sourire onctueux de jésuite en goguette ? En exil aux États-Unis, Valentin. Pourquoi sont-ils absents de ce podium ? Et de prendre conscience, coupable, de ce que nos hôtes, avec leur exquise hospitalité, m’ont logé dans un hôtel de luxe. Avec quelle joie je me serais contenté de la plus modeste pension pour qu’ils invitent en sus l’un ou l’autre écrivain d’Afrique ! Tiens, j’aurais partagé ma chambre, ah la jolie nouba !

 

Moment attendu avec une jubilation anticipée, mon ami JLL, qui rongeait son frein au centre de l’estrade s’empare du micro et le malmène comme cent pagaies dans le canoë du situationnisme à la belge. Narrant comme une épopée sa traversée du Saint-Laurent, et allant, et venant, de rive sud à rive nord, tantôt rameur furieux, tantôt papillonnant d’un bloc de glace à l’autre, il largue au milieu du fleuve un thème qui part à la dérive, pour se lancer dans un ballet nautique avec la Mamiwata du Congo venue rendre visite à ses sœurs des neiges. Enfin, au nom des passeurs d’océans que sont tous les artistes, il invoque les mânes de Patrice Lumumba. Et moi de m’écrouler de rire au vu d’une assistance ébahie, d’un panel effaré, où nul jamais ne distinguera plus la réalité du mythe.

Instant que choisit pour affleurer dans les remous le triste et beau visage d’une jeune Kasaïenne dont le mari officier me suppliait de chasser la mélancolie. Ses jours languissaient dans l’ombre d’une maison aux rideaux tirés, ses nuits se tordaient en cauchemars auxquels elle devait s’arracher en hurlant. Je n’étais que médecin, pas nganga, je travaillais de sept heures à dix-huit, entre l’hôpital et l’école d’infirmiers, puis, le soir, tapais à deux doigts les stencils de mes cours. Quel temps me restait-il pour jouer les Sigmund de savane ? Voisins, le mari et moi célébrions parfois la féerie brève des crépuscules en partageant une bière et, n’en déplaise à Patrice, notre tutoiement était réciproque[1]. Cette heure furtive incitait aux confidences, elle a fini par accepter que mes kisi n’agiraient pas sans la parole. Une parole d’abord sourde, comme ces orages tropicaux pressentis longtemps à l’avance, à une densité qui poisse l’air, à une tension qui broie les cervelles, avant d’éclater en fracas ravageur. Adolescente, elle avait, dissimulée dans les taillis, assisté au viol de sa mère et de ses sœurs aînées, puis au massacre de toute sa famille par les soldats de Lumumba. Et elle avait reconnu dans l’actuel supérieur de son mari le chef des assassins. Que faire ? Ces fameux soldats de Lumumba étaient sous les ordres de Mobutu et, dans le Zaïre mobutiste, le dénoncer condamnait, non pas le criminel, mais la victime, et me valait une expulsion sine die quand j’estimais ma présence utile. D’ailleurs, nos entretiens apportaient quelque soulagement à cette femme. Il est des lâchetés qu’on se pardonne avec trop bonne conscience !

Lumumba jusqu’alors était pour moi un héros. Futur médecin militaire, j’avais même sa photo dans ma chambre d’étudiant. Cette révélation a donné le premier coup de boutoir dans la muraille des certitudes. Mon idole n’était-elle qu’un tyran dont l’assassinat, pas moins révoltant pour la cause, avait stoppé la résistible ascension pour lui substituer un cortège de tyrans supposés plus dociles ? Ses tortionnaires, ses meurtriers, belges comme africains, avaient rendu la question vaine, mais à tout le moins, si JLL s’était promené sur la Mbuji-Mayi au lieu du fleuve Congo, sa Mamiwata lui eût soufflé de tout autres légendes.

 

Emporté par la débâcle, plutôt que de polémiquer, le seul Noir du podium, poète québéco-haïtien, se met à déclamer ses vers, et les uns d’applaudir, les autres de protester, on nage en plein délire, tudieu la belle fête ! Nul ne sait plus de quoi l’on dispute, le modérateur s’efforce de ramener dans le droit courant cette pirogue des fous, génocide des Tutsis, Occident responsable, Dallaire broyé par sa culpabilité. Me revient cette soirée dans un mess de Kigali, peu avant la première offensive du FPR, où un colonel immergé dans le whisky me confiait en pleurant son enfance de petit Hutu. Chaque matin, avant de marcher une heure pour l’école, il descendait à la rivière puiser deux seaux d’eau qu’il hisserait tout au sommet, pour le Tutsi de la colline. J’étais bouleversé, par ce déferlement d’émotion si peu compatible avec la réserve coutumière de nos hôtes, mais surtout par la résurgence de cette souffrance, même s’il bredouillait qu’il avait pardonné. Qu’est-il devenu dans la tourmente ? A-t-il participé au génocide ? Voire, à son organisation ? Ai-je, pour l’aider à surmonter sa détresse, pressé l’épaule d’un futur monstre ?

Et je me dis qu’avec mille arguments, nos ethnologues brûlent aujourd’hui ce que leurs prédécesseurs ont adoré, sans que leur belle raison ne mette à la lumière ces humiliations mal ravalées. La barrière entre Hutus et Tutsis, nous apprennent-ils, n’était pas étanche, le colonisateur et ses religieux sbires l’ont montée en épingle, appuyant leur joug sur les uns puis les autres, divide et impera. Il est vrai que je paie un chocolat (blanc ou noir) à qui, entre ces mal éclairés despotes que furent Micombero et Habyarimana, peut distinguer le Tutsi du Hutu. Mais je ne m’en souviens pas moins que, sac au dos le long des mille collines, accompagnés d’une parcelle à l’autre, Mulaho, Mulaho, par une liturgie complexe de salutations, mes compagnons et moi n’éprouvions le plus souvent guère de peine à identifier les uns et les autres. Sans parler des Batwa ! Qu’au long des siècles se soit maintenue cette distinction morphologique superposée à la distinction féodale ne plaide guère pour un métissage frénétique et je me dis que les Louis de France devaient aussi parfois ennoblir un roturier ou déchoir de ses titres un noble jugé indigne. Et je me surprends à penser qu’il est bien prétentieux de condamner les crimes de Kayibanda et consorts lorsqu’on vient de célébrer le bicentenaire de la Révolution, ah ça ira, ça ira, ça ira, comme si la guillotine civilisait ce qui horrifie dans la machette sauvage !

 

En bon autocrate de la parole, JLL a remonopolisé le micro pour chevaucher derechef ses sirènes, et mes pensées tanguent et roulent dans les remous d’une pantalonnade qui m’amuse de moins en moins. Le contestatairement correct m’horripile d’autant plus qu’il se sert de victimes pour se faire mousser. J’ai lu que certains de nos théâtreux se taillaient un franc succès à Kinshasa en dénonçant les crimes des colonisateurs. Généreux, mais plus vraiment héroïque en 2000, et ils feraient œuvre d’une autre ampleur en les resituant, sans pour autant les excuser, dans une perspective historique ! Tout de même, il reste plus de traces des féticheurs bantous que de nos druides celtiques après le passage de Jules ! Tout de même, le Zoulou Tshaka n’a pas attendu que les Blancs lui enseignent Napoléon pour conquérir puis opprimer, et son Nkouloun-Kouloun valait bien Gott Mit Uns ! Tout de même, il fut aussi des enseignants, des agents sanitaires, des administrateurs, paternalistes soit, mais dévoués, sincères, convaincus d’instruire, soigner, organiser des hommes qu’ils avaient appris à aimer. Tout de même, s’ils paraissent kitch à nos justiciers de salon, De Bruyne et Lippens ont bien payé de leur vie le combat contre l’esclavage, inconscients de ce qu’il servait aussi à mieux asservir un continent. Avec le recul, je pense qu’après avoir justement stigmatisé les exactions des Blancs, Lumumba eût été plus grand s’il avait rendu hommage à ces hommes. Il est vrai qu’on ne lui en a pas laissé le temps !

Décidément, je quitte la barque, mon esprit bat les collines, Verhofstadt y demande pardon au peuple rwandais mais se garde bien d’éponger sa dette, et, perplexe devant cette accumulation de coulpes opportunément battues, j’imagine le maire de Dijon, à genoux devant les Liégeois, s’accusant des atrocités du Téméraire. Comme si Dehaene et ses ministres, quelle qu’ait été leur lâcheté, avaient massacré de leurs mains un million de leurs semblables ! De quelle mission l’Europe se sent-elle à nouveau investie pour ainsi prendre sur son dos tous les péchés du Tiers Monde ? Ai-je raison de subodorer un nouvel avatar de la fougue missionnaire, privant les Africains de leur propre culpabilité, de leur propre responsabilité, les ravalant à l’état de bons sauvages pervertis par les Blancs civilisés ? Alexandre le Grand comme les rois de Ségou, Gengis Khan, les prêtres aztèques et leur mort fleurie, Charles-Quint, Staline, Hitler, Interhamwe, soudards sierra-léonais… ! Sur le plan de l’horreur au moins, de quelle homogénéité fait preuve l’espèce humaine !

À propos, où donc sont les Iroquois ?

 

Mais le podium a consommé son naufrage et les gens se dispersent, hilares, ou indignés qu’un invité se soit payé leur tête. Je reste assis, désemparé. J’ai mal à toi, mon Afrique, à vous plutôt, mes Afriques multiples, sur l’échine desquelles, une fois de plus, viennent de grimper nos bravaches intellectuels au cou plus dilaté qu’une crue du Saint-Laurent et du Congo réunis. Alors, je vous invoque en silence, vous, ses représentants fidèles au fond de ma mémoire, Norbert, l’infirmier de salle d’opération, de garde vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept, et meilleur chirurgien d’entre nous, au point qu’en opérant c’est toi qui incisais, hémostasiais, recousais, tandis que moi, supposé dépositaire du savoir, je te tenais sagement les écarteurs et te coupais les fils, sœur N, qui jamais ne parlais de ton Christ importé, mais toujours en témoignais, seule infirmière dans ton hôpital sans docteur, sur lequel tu veillais avec une sourcilleuse tendresse et où tu insufflais au personnel comme aux malades un enthousiasme dont jamais ailleurs je n’ai retrouvé d’exemple, mon vieux Tata de pédiatrie, qui me montrais comment planter une aiguille dans ces veines de bébés fines comme des cheveux tandis que je t’enseignais l’auscultation, tous deux fiers d’apprendre à l’autre et d’apprendre de lui, mon cardiaque éternel, que je reconduisais au village pour t’éviter vingt kilomètres de marche, et qui envoyais ton fils le lendemain avant l’aube attacher à ma porte une des quatre poules qui constituaient toute ta fortune, jamais sans Radio-Brousse je n’aurais su qu’elle venait de toi…

Vous êtes la richesse de l’Afrique, l’espoir de l’Afrique, vous, et non vos tyrans, présents et à venir, et encore moins ceux d’entre les Blancs qui vous exigent conformes à leurs images d’Épinal ! C’est à vous de lui rendre dans le concert des peuples la place qui l’attend et dont l’ont spoliée vos dictateurs, après et autant que l’oppression coloniale ! Alors, à nous qui voudrions être solidaires, dites-nous comment vous aider, mais sans étouffer votre parole sous notre vacarme, sans vous imposer comme un autre Évangile le dernier défilé de nos grands couturiers de la pensée !

[1] « Qui oubliera qu’à un noir on disait “tu”, non certes comme à un ami, mais parce que le “vous” honorable était réservé aux seuls blancs ? » (Patrice Lumumba, discours du 30 juin 1960.)

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