Masse critique

Yves Wellens,

L’appel, lancé par un groupe créé pour la circonstance et relayé par la Toile, les réseaux sociaux, les tweets, SMS, messages vidéo (Youtube, Linkedin, Dailymotion, Hotmail) et autres blogs de tous ordres, s’était répandu comme une traînée de poudre. La rapidité de circulation des messages, conséquence de l’accès à des technologies souples et s’infiltrant partout, n’en occultait pas pour autant leur solennité. D’ailleurs, l’heure était si grave, dans ce pays voué à la vindicte de ses créanciers et de ses propres partenaires, qu’une mobilisation devait forcément se propager tous azimuts, pour contrebalancer le désespoir qui imprégnait tout : au point que, le long des routes qui menaient à la capitale, les panneaux publicitaires vidés de leurs annonces — signe éloquent de la décrépitude de l’économie — étaient recouverts d’inscriptions rappelant le rassemblement de ce soir. Le jour, le lieu et l’heure : nuls slogans vengeurs, pas de revendications abstraites : et déjà, le paysage semblait avoir changé, et le ciel se découper autrement dans l’horizon.

Dans la nuit d’Athènes, le spectacle de désolation que présentaient les quartiers du centre chagrinait le vieil homme et ceux qui l’entouraient et l’enveloppaient de leur bienveillance. À leur façon, ces artères, autrefois si animées et désormais comme désincarnées, abandonnées par ce « peuple de la rue » qu’étaient les Grecs, reflétaient le gâchis que traversait le berceau de la démocratie. Les plans d’austérité successifs — et successivement insuffisants — infligés à la population au nom du fondamentalisme néolibéral (« on préfère sauver les banques que les gens ») minaient les fondements mêmes de la société, comme ses perspectives de s’en remettre. Les plus récentes mesures le prouvaient surabondamment : la priorité absolue assignée à la Grèce pour au moins une génération serait de rembourser ses créanciers ; et toutes ses recettes y seraient consacrées en premier. La perte de la souveraineté nationale était achevée : les représentants élus avaient accepté de renoncer par avance à tout recours contre les saisies décidées ailleurs, dans les couloirs menant aux salles de marchés. À nouveau, mais cette fois sous l’égide de ses propres partenaires, la Grèce était sous tutelle étrangère, pieds et poings liés à la spéculation et au dépeçage.

Le cortège devait partir de Plaka, un quartier entre Monastiraki et la place Syntagma. On négligerait le Parlement, où des politiques disqualifiés se déchiraient sur des miettes de débats mais où, étrangement, la troupe persistait à attendre les manifestants. On gagnerait plutôt les hauteurs : on se dirigerait vers l’Acropole.

En tête, le vieil homme, partout célébré pour avoir réintroduit dans son époque un mot qu’on avait longtemps cru perdu, fut rejoint par un autre, héros national dont l’exploit de la nuit du 30 au 31 mai 1941 avait été un acte fondateur de la résistance à l’oppression à l’échelle du continent européen. Mais cette fois, plutôt que de décrocher un drapeau (nazi à l’époque) du lieu sacré, les protagonistes s’étaient entendus sur un autre plan.

La montée commença. Un seul chemin d’accès menait à l’ancienne citadelle, par une pente escarpée. Les deux vieux hommes marchaient lentement, quelquefois soutenus par des bras amis. En longeant la route, dans la nuit sans étoiles, le cortège dépassait des restes de stèles et de piédestaux. On arriva aux Propylées, l’entrée monumentale flanquée de deux ailes latérales par laquelle on pénètre sur le site, et on s’engagea dans la courbe très prononcée qui menait à la façade postérieure du Parthénon. Puis on marcha vers le flanc sud de l’Acropole, jusqu’à un édifice en
demi-cercle — le Théâtre de Dionysos.

Là, les manifestants se répandirent dans les gradins. Une foule importante ne put y trouver place, mais cela ne donna lieu à aucune bousculade. Chacun était conscient que l’esprit des lieux et la symbolique qui émanait d’eux devaient être préservés. Sur la scène, les deux vieux combattants se tenaient main dans la main (comme un couple franco-allemand en 1984, près de Verdun), sans que nul hymne ne s’élève : seuls le froissement des feuillages et les souffles mêlés des participants produisaient un son.

Alors, on déplia un morceau d’étoffe, et l’on apporta un bâton qui servirait de hampe, et des cordes. On planta le bâton en terre. Et la voix du vieux diplomate s’éleva :

« Ce soir, nous levons un nouveau drapeau. Ce n’est pas celui des Indignés ; mais chacun pourra s’y reconnaître. Ce drapeau a une particularité : aucun signe, aucun blason, ni figure d’aucune sorte n’y sont représentés. Ils viendront, s’il le faut, par votre choix, à vous les Grecs… » La foule eut un murmure approbateur. Puis, écartant les bras, il brandit le tissu devant lui. « Juste une couleur. Le bleu parfait du ciel de ce pays… Cette nuit, le ciel de Grèce si bleu sera parmi nous ; et au matin, ce ciel aura une représentation sur cette terre… »

Et personne ne songea à partir avant que le jour se lève, et que le matin suivant fut largement entamé : jusqu’à ce que le bleu du drapeau soit devenu une part du ciel.

*

« Un jour, une souris voit que la maîtresse de maison a posé un piège. Elle court avertir ses amis, la poule et le veau, du danger. Mais ils répondent que cela ne les concerne pas, que ce n’est qu’un piège à souris. Un jour, un serpent est pris au piège. En voulant le retirer, la maîtresse de maison se fait mordre. Alors, le paysan tue la poule, pour nourrir sa femme. Mais elle ne guérit pas ; et le paysan tue le veau pour les funérailles. »

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