Mémoires d’un palais

Christian Ost,

Il pensait avoir tout vécu. Il était sorti indemne de deux conflits mondiaux. Certains de ces semblables n’avaient pas eu cette chance. Il avait grandi dans un contexte difficile et ses protecteurs avaient formulé l’espoir qu’il puisse tout au long de son existence rassembler et réconcilier. Ce qu’il avait fait avec un certain succès. Et ce qu’il continuait de faire à l’aube de ses quatre-vingt-six printemps. Après tout, n’était-il pas reconnu comme un élément majeur de la capitale de la Belgique ? En tout cas, il faisait l’admiration de tous et bien au-delà des frontières. Y compris aux États-Unis.

C’est précisément des États-Unis d’Amérique que vint le choc. Inattendu, brusque, destructeur. Pourtant, les États-Unis, il connaissait. N’avait-il pas tout au long de son existence reçu chez lui des invités d’outre-Atlantique renommés et prestigieux ? Artistes, hommes politiques, grands conférenciers, acteurs et spectateurs, tous apportèrent avec bonheur leur talent et leur intelligence, connaissant les manières qui siéent aux amateurs de culture. Cette harmonie fut rompue l’après-midi du 26 mars, le jour où le président des États-Unis débarqua chez lui pour prononcer un discours très attendu sur l’avenir du monde.

Dans les semaines qui précédèrent, des hommes chargés de la sécurité se déplacèrent chez lui, examinant, inspectant, auscultant les moindres recoins, communiquant par oreillette et téléphone portable, transmettant ordres et instructions au personnel local, plaçant des balises comme s’ils délimitaient un terrain conquis. Il ne manqua pas de noter la similitude de ces comportements avec l’attitude des pionniers des grands espaces américains, qu’illustraient de très nombreux films de la prestigieuse Cinémathèque. En somme, c’était le western américain qui s’invita chez lui, et le ballet auquel il assista semblait chorégraphié par John Huston lui-même.

L’arrivée du shérif par l’entrée principale s’accompagna du battement fouetté des portes-saloon. Les adjoints du shérif, à la gâchette sûre et rapide, ouvrirent le chemin, faisant résonner sur le sol dallé la molette fixée à la tige de l’éperon de leur botte. À l’extérieur étaient alignés tous leurs chevaux : Appallosa, Quarter horse, Paint horse, Palomino, et bien entendu les magnifiques Mustang. Les hommes marchèrent d’un pas rapide, les traits serrés, les mains sur la ceinture, le regard fixé sur l’accès à la grande salle où le shérif devait prononcer son discours.

Il fut en émoi quand la nombreuse assistance rassemblée dans la salle se leva pour ovationner le shérif. Des chapeaux et des cartes à jouer furent lancés en l’air, des bouteilles de bière éclatèrent sur le sol, des sifflements et des hourras fusèrent de toutes parts. Quelques coups de feu furent même tirés en direction du plafond. Vraiment, il pensait avoir tout vécu. Mais il n’avait pas anticipé une telle débauche d’inconvenance. Il songea à Henry le Bœuf, le mécène qui avait donné son nom à la salle, à présent transformée en saloon emblématique de l’Ouest américain. Les grandes orgues qui tapissaient l’arrière de la scène semblèrent elles aussi métamorphosées en un gigantesque miroir qui reflétait la lumière ambrée d’improbables verres de bourbon posés sur un comptoir en zinc.

Il sentit l’excitation de la salle quand le shérif entama son discours en soulignant la nécessité d’une alliance sacrée entre tous les adultes mâles pouvant manier une arme contre un ennemi commun hors-la-loi dont il décrivit les méfaits : vol de banque, attaque de diligence, coupure de ligne de chemin de fer. L’approvisionnement et la sécurité étaient menacés sauf une réaction déterminée, mise en œuvre immédiatement. Le shérif rappela avec émotion les heures de gloire du passé, les combats de rue, les mano a mano, les duels, l’arrivée libératrice de la cavalerie, et tous les moments mémorables qui avaient jadis assuré la paix dans l’équilibre des forces. Quand le shérif cria « Wanted Poutine », la salle exulta de plus belle. Le hors-la-loi était désigné.

Il commença à avoir peur. Il sentit le public acquis à l’idée d’une confrontation et une vague d’agitation belliqueuse traversa la salle, déplaçant avec elle une crête d’écume qui lui fit craindre le pire. Les faits lui donnèrent vite raison. Un coup de feu fut tiré du fond de la salle, mais cette fois en direction du shérif. Enthousiasme mal contrôlé ? Coup de semonce ? Balle perdue ? Difficile à dire. La balle ricocha contre les grandes orgues. Ou était-ce le miroir du saloon qui éclata en projetant des éclats de verre en direction du shérif ? Ce dernier fut en tout cas aussitôt entouré de ses adjoints qui firent feu de toutes parts. Le bruit fut assourdissant et la panique à son comble. Certains se jetèrent sur le sol, d’autres se ruèrent vers les sorties, d’autres encore se réfugièrent derrière les tables de jeu et le piano. Le shérif lui-même dégaina son arme, un splendide Colt Walker à canon de neuf pouces et rehaussé de dorures sur la crosse. Il visa très habilement le grand luminaire du plafond, vite imité en cela par ses adjoints. Les lampes éclatèrent l’une après l’autre, obscurcissant la pièce, et permettant une extraction du shérif sain et sauf hors de la salle.

Il pensait avoir tout vécu. Il pensait vraiment avoir tout vu chez lui : un grand musicien de jazz qui avait joué dos tourné au public, un spectateur pris de toux chronique pendant l’enregistrement d’un concert de musique classique, une violente manifestation à propos d’une exposition controversée, une grande conférence d’un ancien homme politique qui avait nécessité l’exclusion musclée d’un spectateur, une projection de film interrompue par un début d’incendie, un vol de fétiche Arumbaya lors d’une exposition, un spectateur malheureux qui avait fait une chute du balcon supérieur, et bien d’autres incidents dont il avait conservé le souvenir durable.

Mais il ne vécut rien d’aussi dramatique que cet après-midi du 26 mars : des impacts de balle recouvrirent murs et plafond de la salle, une odeur de soufre envahit l’espace, l’écho des cris et hurlements se répercuta dans les couloirs en se mêlant au sifflement des grandes orgues dont plusieurs tuyaux étaient percés. Les hommes de loi emmenèrent le shérif à l’extérieur, grimpèrent sur leurs chevaux et sollicitèrent leurs montures en une cavalcade qui laissa derrière elle un nuage de poussière opaque. Le discours s’était mué en une confrontation sans adversaire apparent, car le hors-la-loi n’avait pas lui-même été présent. Avait-il été néanmoins l’instigateur de cette échauffourée par infiltration de quelques fidèles pistoleros ? À vrai dire, on ne le sut jamais.

Il garda longtemps en mémoire cet événement qui marqua le début d’une période de troubles et d’insécurité. Il avait le sentiment de figurer désormais aux côtés des Sarajevo et autres Pearl Harbor, des lieux qui rappellent à l’inconscient collectif que toute crise a un déclencheur.

Il n’arrivait cependant pas à se résigner à cette idée. Non, pas lui. Pas lui, le Palais des Beaux-Arts de Bruxelles. C’était quand même quelque chose d’être le Palais des Beaux-Arts, que diable. Tous les édifices ne pouvaient pas en dire autant. Lui qui avait été construit en 1928 pour donner espoir à une génération en crise. Lui qui avait tant apporté à la société. Lui qui avait porté très haut les couleurs de la culture. Lui, le seul, le vrai Palais des Beaux-Arts, avait hébergé le désastreux remake d’un film de western. Il se sentait honteux et eût préféré que les fusillades l’achèvent, qu’il s’écroule et ensevelisse sous ses décombres les derniers témoignages de cette journée.

Le Palais pensait avoir tout vécu. Le Palais était sorti indemne de deux conflits mondiaux. Certains de ces semblables n’avaient pas eu cette chance, comme le Semperoper de Dresde ou le Queens’ Hall de Londres. Pourtant, le Palais n’avait pas le choix. Fort de l’expérience de cette journée, il devait faire face, rester debout, stoïque et inébranlable. Il allait d’ailleurs suggérer au Palais d’Hiver de Saint-Pétersbourg de recevoir Poutine pour une cérémonie d’intronisation sans surprise, la star hors-la-loi se transformant en tsar de Russie.

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