Dans ce grand guignol qu’est devenue, sous l’effet simplificateur des médias, la politique à quelque niveau que ce soit, le face-à-face entre Barack et Vladimir a atteint des niveaux inégalés de schématisme et d’obscurantisme. La preuve se déduit d’abord de leurs profils respectifs. Tous deux dignes de sortir d’une série B, basiques au possible, réductibles à quelques traits immédiatement discernables. Cette réduction empêche plus que jamais de voir dans leur affrontement autre chose qu’un combat des chefs, une espèce de confrontation de fin de western des deux protagonistes se défiant dans la grand-rue du bourg, à la hauteur du saloon.
On avait déjà eu droit, il y a treize ans, au « montre-toi si tu oses » adressé par le fils Bush à Ben Laden, lequel, manque de chance, brillait par son absence, ce qui permit plus tard à Barack de le ranger au magasin des accessoires. Ici, par contre, le grand adversaire est tout ce qu’il y a de plus présent, d’autant plus qu’il a adopté les codes de représentation de son opposant. La cérémonie d’ouverture de ses Jeux olympiques d’hiver semblait, souvenons-nous, sortir tout droit des studios Disney de la grande époque. Vlad le terrible avait manifestement la ferme intention de plaire. Il avait d’ailleurs annoncé la couleur en délivrant de ses geôles l’oligarque le plus rétif à ses plans, et les trois grâces qui s’étaient moquées de lui au pied d’un autel orthodoxe.
Vlad a voulu séduire, et c’est ce qui l’a perdu. Il fallait à tout prix lui trouver l’un ou l’autre vice afin de le pousser à l’erreur. Y est-on parvenu ? Il ne pouvait que s’émouvoir que les doux yeux du monde autoproclamé libre veuillent inviter l’Ukraine à un élargissement européen. En stratège de première force, il a buté en touche en récupérant vite fait la Crimée. De l’autre côté de l’échiquier, on en est resté sans voix : le coup était imparable. Contester que la Crimée menacée d’occidentalisation puisse s’en revenir au bercail russe ne pouvait que relever de la plus grossière mauvaise foi.
Cette péninsule une fois fourrée dans son havresac, Vladimir se tint coi, ne manifestant nullement son dépit d’avoir été écarté du caucus à huit qu’il aurait aimé organiser lui-même dans le décor à peine démonté de ses jeux hivernaux. Le sommet eut bien lieu, mais à sept, et à Bruxelles, la ville que Barack venait une fois pour toutes de désigner comme l’incontestable centre de gravité de l’Europe. N’avait-il pas, sous les orgues de son monumental Palais des Beaux-Arts, martelé qu’il était plus que jamais le dépositaire du label démocratie ?
Poker face, le regard impénétrable, Vladimir s’en vint quelques jours plus tard serrer la pince à tout le monde à l’occasion de la commémoration du jour le plus long, rappelant à mots couverts que sa nation avait elle aussi joué son rôle dans l’abolition de la dictature nazie. Manifestement, il compte sur la longue durée. Il faut dire qu’il a su y faire pour s’en assurer le contrôle : Barack ne dispose pas, lui, d’un fidèle remplaçant sortant de l’ombre à intervalles réguliers comme une figurine d’horloge à coucou. Il se pourrait pourtant qu’il ait trouvé la riposte : pour la première fois, son parti peut aligner une lady en vue de l’investiture, une grande dame qui a ses habitudes à la Maison-Blanche depuis que son cher Bill s’y est installé avec elle il y a plus de vingt ans. C’est dire si elle connaît les moindres recoins de la plus célèbre villa de banlieue du monde. Elle a même officié comme secrétaire d’État, stage d’initiation qui ne peut que lui faciliter l’accession au statut très prisé d’Angela Merkel d’outre-Atlantique. Cette dernière, que ses concitoyens surnomment affectueusement « Mutti », inaugure peut-être une ère nouvelle, celle du matriarcat salvateur.
Mais nous n’en sommes pas là. Qu’en est-il de l’obscurantisme évoqué plus haut ? Il consiste à s’en tenir, dans l’analyse médiatique, à l’approche subjective, voire caractérielle, de la situation. Dans un monde de plus en plus déshumanisé, où l’on s’efforce de remplacer le vivant par le programmé, l’homo sapiens par le robot supposé omniscient, qui présente l’avantage de ne pouvoir ni se révolter (sauf dans les fictions futuristes) ni surtout se syndiquer, on tend à réduire les grandes manœuvres politiques à des questions de personnes, à des scènes de ménage, à des épisodes de soap opera. Or, la politique est une immense tectonique où les affrontements de personnes ne servent qu’à donner une lisibilité anecdotique à des affrontements de pouvoir qui tiennent de la dérive de continents plutôt que de la querelle de voisinage.
La grande question de ce siècle encore débutant est celle des modèles de société, de la gestion collective et du partage des richesses. Et à ce niveau, que constatons-nous ? Quatre ensembles, en très gros. Un bloc nord-américain, qui se considère, depuis l’issue du second conflit mondial, comme le maître du monde, apanage que la chute du Mur a renforcé. Un ensemble asiatique, Russie comprise, qui lui dame le pion, par un système qui est parvenu à se réformer, en injectant une dynamique économique dans une structure que la rigidité avait stérilisée. Une zone indéfinissable, parce qu’elle se compose pour l’essentiel d’anciennes colonies aux idéologies réprimées qui aujourd’hui ressurgissent en un retour du refoulé dévastateur. Et, enfin, la vieille Europe, que l’on a trop vite crue frappée d’obsolescence.
Alors qu’il n’en est rien, puisqu’elle est l’enjeu du conflit des deux premiers protagonistes. L’Amérique estime qu’elle doit demeurer dans sa zone d’influence, ne fût-ce qu’en signe de gratitude à l’égard de libérateurs qui auraient perpétuellement droit aux dividendes de leur coup de main de 1944, et de leur intervention décisive dans l’effondrement de l’empire stalinien. La Russie poutinienne, qui n’a pas jeté le collectivisme aux orties, la considère de son côté comme une alliée objective, susceptible d’adhérer à sa conception mixte de l’économie, qui se veut à la fois conquérante et protectrice du corps social dans son ensemble.
Cette dichotomie s’est très clairement illustrée en Ukraine, laboratoire d’un rapport de force où l’on peut voir à l’œil nu les deux visions du monde se mesurer l’une à l’autre, dans un climat où la violence est contenue dans des limites qui empêchent la transgression des règles de coexistence pacifique et commerciale imposées par la mondialisation.
Il y a un siècle, un attentat perpétré à Sarajevo embrasait une poudrière qui plongerait pour quatre ans un continent entier dans la détresse absolue. Aujourd’hui, il semble que le virtuel l’emporte sur le réel, ou que l’on doive lire entre les lignes ce que nous donnent à voir les innombrables écrans qui nous rapprochent et nous éloignent du monde dans le même temps. Mais il faut sortir de la caverne de Platon pour tenter de comprendre ce qui s’y trame vraiment. Et, pour ce faire, le rationnel ne suffit pas. Raison de plus pour décoller, planer, délirer quelquefois. Ce dont les contributeurs de cette livraison, on le verra, ne se sont pas privés. Puisque ces phénomènes nous dépassent, se sont-ils dit, ne feignons pas d’en être les organisateurs, comme le prétend l’adage, mais soyons-en tout simplement les conteurs. Aux lecteurs de s’en divertir, et d’en faire éventuellement leur miel.