Depuis combien de temps suis-je là ? Mon corps a pris sa forme. Il épouse ses moindres sillons. Il ne la quitte qu’à regret, pour de petites tâches sans importance : trier un tas de déchets, en extraire de précieux minerais ; descendre en ville pour les négocier et remonter tout aussitôt, heureux de retrouver sa chaude moiteur.

Depuis combien de temps suis-je là ? Je ne m’en souviens pas. Le temps de devenir Luis, le roi de ce territoire qui ne sied qu’à moi. Le temps d’accepter le monde tel qu’il est, pour ce qu’il est : un tas d’ordures peuplé de créatures grouillantes, n’ayant pour seul souci que leur propre survie. Le temps de m’y vautrer, satisfait de ce que m’a offert la vie sans rien me demander en échange : l’éternité. Tu n’es que pourriture, et tu finiras dans la pourriture. Mon père me le crachait déjà. Du fond du trou où il gît, il doit ressentir, enfin, une profonde affinité pour moi. Et — qui sait ? — de la tendresse ?

Depuis combien de temps. Enfant, déjà, elle exerçait sur moi une irrépressible attirance. Du trou béant qui nous servait de fenêtre, je l’observais, je tentais de l’apprivoiser. Ma mère jurait, pestait qu’elle avait ensorcelé son unique fils, son Luis. Cinq sœurs, que j’avais. Plus brunes les unes que les autres. Me souviens même pas de leur prénom. On disait « les filles », c’est tout. Ou « les cinq doigts de la main de Luis ». Il ne me reste que la paume, aujourd’hui : toutes parties avec des types en pantalon blanc puant l’after-shave. De l’autre côté de la colline. Se prennent pour de grandes dames alors qu’elles sont perchées sur des aiguilles. Vont tomber de haut, c’est sûr. Un jour j’ai croisé la Minuscule auriculaire. A fait semblant de ne pas me reconnaître, a passé son chemin le nez pincé. Pas grave. Tu n’es que pourriture et tu finiras dans la pourriture. T’en fais pas, on va bientôt rejoindre papa. Toute la petite famille enfin réunie.

Ma mère, elle méritait pas ça. Belle comme ses pétasses de filles, les rides en plus, passé les quarante ans. Pas de fric pour les gommer, cramer, botoxer, repulper. Les fesses, toutes raplapla, aussi. Pas comme l’Annuaire, paraît-il. Regonflées qu’on m’a dit. Avec la graisse qu’ils lui ont liposucé du bide ? Ç’aurait fait des économies, y a pas de doute. « Arrête de bouffer si tu veux un mari » qu’elle lui jetait ma mère. Mais la chirurgie fait des miracles aujourd’hui. Avec du fric. Et du fric elle en a pas, ma mère. Un cercle vicieux, qu’elle m’explique : pour avoir du fric il faut un homme, pour avoir un homme il faut du fric. Alors, chaque mois, je mets un peu de côté. Pour ses paupières, c’est la priorité. Lourdes d’avoir trop pleuré. Un pauvre salaud, mon père. Et de vraies garces, mes sœurs. Auraient pu faire quelque chose pour celle qui les a élevées. Heureusement, Luis est là.

Depuis combien de temps. Je la regarde. Ses formes souples et voluptueuses. Les couleurs chatoyantes dont elle se pare. La promesse de douces caresses sur mon corps rugueux, abîmé, décrépit, avachi, chancelant. Je tends mes bras vers elle. Prends-moi, entoure-moi, protège-moi, glisse chaque parcelle de toi en moi. Possède-moi. Elle ne répond pas. Jamais. Parfois, je pousse un cri de désespoir. Qu’il est dur l’abandon de l’aimée. Même lorsque je m’étends sur elle, elle feint de m’ignorer. L’absence, telle est sa présence. Depuis combien de temps, déjà ?

Déjà. Déjà enfant, je vous l’ai dit. Déjà. J’aurais voulu, pu, dû. J’aurais voulu continuer l’école. « Doué comme il est, disait l’instituteur, faut pas le retirer. Il finira ingénieur des mines, quelque chose comme ça. Il va vous rapporter de l’or en barre, ce gosse. Faut investir. » C’est vrai qu’en métaux, je m’y connais. Pas plus habile que moi pour détecter ce qu’il y a de plus précieux dans les poubelles des riches, des ignares, des gaspilleurs. « Blabla, a répondu mon père. Chez nous, les hommes, ça travaille dès que la sève monte. Il est précoce, le Luis. » Et moi, je la regardais plein d’amour. N’était-elle pas mon avenir ? Quitter le quartier, ç’aurait été l’abandonner. Je n’ai pas insisté.

J’aurais pu suivre les gars qui faisaient les caïds dans les rues tortueuses de la favela. Fourguer de la drogue aux mioches. Terroriser ces putes de filles toujours prêtes à nous larguer pour un mec des beaux quartiers. Gonfler ma poitrine, bander mes muscles, faire vrombir ma moto, rugir ma voix. Rien voulu de tout ça. M’aurait mené à quoi ? À devenir un moins que rien même s’il a tout, a frémi ma mère. Mon père, il a rien dit. Juste haussé les épaules. Bon à rien, même pas à vaurien.

J’aurais dû « tout quitter », comme on dit. Claquer la porte. Mais il y avait pas de porte, à mon taudis. Un ramassis de tôle ondulée, de parpaings récupérés. Ma mère tentait tant bien que mal de donner forme à tout ça. Nappe proprette qui se gorgeait d’eau selon les caprices des saisons (les pluies diluviennes diluent tout, surtout les vains efforts), rideaux récupérés de chez sa patronne qui prenaient le large au premier coup de vent. Mais haut, très haut, à l’abri de tout, les tenues aguichantes de mes sœurs. Faut pouvoir investir. Bientôt cinq bouches de moins à nourrir.

Rien fait. Juste ce qu’on m’a dit. Classer les crasses : une pile pour le fer, une pile pour l’alu, une autre pour les précieux résidus d’ordinateurs, de téléphones portables, de tablettes (dans la société de l’information les valeurs ne sont pas que virtuelles). Et me coucher là, sur elle, la humer et la caresser, la palper et la soupeser. Atteindre la félicité.

Rien fait. Sinon l’aimer pour ce qu’elle était. Certains l’appellent La Zone. D’autres L’Amas. Elle est tout pour moi. Mon Amazone à moi.

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