La création et la ville ont en commun qu’elles possèdent des zones. Les zones sont des espaces, denses ou non, sombres ou non, des espaces plutôt « non » que « oui », qui, lorsqu’ils sont peuplés, le sont par des zonards. Qui peut se targuer de n’avoir jamais zoné ?

La zone et le fantasme sont étroitement liés, particulièrement quand le fantasme engendre plus de frustration que de réalisation. Et si l’on admet que, lorsqu’il écrit, l’écrivain couche sur papier, l’écrivain de la zone, lui, est un âne alité.

Parmi le gros paquet de désirs qui alimentent la création — représentations ou scénarios : sirènes, envols, amputation, éventration, femmes phalliques, femmes de chambre, parricides, pédophilie, pyromanie, séduction… —, il en est un dont, comme l’œuf et la poule — si j’ose dire — on peut se demander si, de la cavalière ou du cheval, l’un précède l’autre.

Les chevaux sauveront la littérature, disait Philippe Sollers dans le Lys d’or — roman où le narrateur s’engage par contrat avec Reine, propriétaire d’une jument nommée Olympe, à écrire, tout écrire, de sa vie et de leur relation.

La littérature à chevaux a-t-elle sauvé la littérature ?

Sûrement pas plus que la peinture à chevaux ou le cinéma à cavalières n’ont sauvé leur genre. Car c’est d’un genre qu’il s’agit — même si nous partageons l’avis selon lequel il n’y a pas de genre mineur.

Les chevaux sauveront la littérature. Qu’est-ce que cela veut dire ?

Début de la séance : cela veut dire que, de même que la psychanalyse fonde son existence sur sa propre dissolution, la dissolution du cheval et de sa cavalière fondent le sauvetage de la littérature. Ou, plus simplement, cela veut dire qu’il faut en finir, en littérature, avec les mièvreries équestres — avec ou sans femme, avec femme sympa, femme rigide, femme autoritaire, jeunes mariées en robes de soie, jeunes pucelles en jeans, jeunes filles unijambistes, femmes guerrières, palefrenières, jockey girls, amazones, maîtresses SM et tutti quanti — pour qu’un passage se réalise.

Parce qu’une des missions de la littérature, c’est de réveiller le monde. Or, la littérature réveille en créant des images, tandis que des images déjà existantes, une fois écrites, ne servent au fond qu’à endormir le lecteur : ce sont alors des livres pour aller faire dodo qu’elles génèrent pour alimenter le marché. Oh, on ne s’en plaindra pas, c’est joli à regarder et les communicants le savent bien. Prenons d’ailleurs un exemple de communicant qui le sait : Nicolassarkozy.com. Souvenons-nous de son équipée camarguaise durant la campagne présidentielle de 2007. Qu’il avait donc du courage, tous derrière et lui devant, sur son petit cheval blanc… en compagnie de Nathalie Ko-Mo.com dans une démonstration d’équitation avec cavalière à ses côtés (l’équitation avec cavalière à ses côtés est une discipline équestre spécifique, c’est un exercice de style imposé par les communicants à ceux qui ont besoin de communiquer). Et qui n’a-t-il pas choisi pour s’unir par les liens sacrés du com point com et nous donner un petit point com ? Carla Tagada point com, elle-même ! Miam miam, la First Lady en couverture de Vanity Fair : bottes interminables, jodhpurs itou, sans parler d’elle sans bottes ni jodhpurs, pas moyen de se rappeler la couleur de sa monture sur cette image qui a disparu des moteurs de recherche et que l’on n’est pas près de se reproduire avec le même modèle (l’équitation est l’ancêtre de l’IVG).

Mais comment donc ? Mais que dit-il ? Est-il de si mauvaise humeur en permanence, celui qui ne pense pas à s’émerveiller sur les belles amazones qui tant de rêves nourrissent ? N’y a-t-il donc rien dans notre belle littérature, dès lors qu’elle s’engage sur la voie si belle des grandes phrases à chevaux et à cavalières ? Faut-il, comme ça, d’un coup, brûler sans discernement les leçons de vie que nous enseignent femmes et chevaux ?

Allons refaire un tour du côté des images pour nous faire une opinion. La peinture en a commis de sacrées — ma préférence va sans conteste au Cauchemar de Füssli — mais les meilleurs endroits pour découvrir en peinture des amazones, ce ne sont ni les musées ni les galeries d’art contemporain, mais plutôt les restaurants de zonards, aux murs desquels on a beaucoup de chance d’en trouver de très réalistes, réalisées à l’aérographe. Si ce ne sont pas nécessairement des peintures d’après modèles, on sent bien que les artistes sont imprégnés d’une imagerie récente et cinématographique, qui va de Bo Derek (Bo Derek !) à Grace Jones dans Conan le barbare, en passant par les cousines embrumées de David Hamilton. La sublimation, dans ce contexte, a pour effet de les transformer en squaws, en plus belles filles de la classe ou en mannequins pour produits de douche, sous le soleil d’un canyon ou sous la neige des vastes steppes ; et si la plastique pourtant irréprochable de Charlotte Rampling montant à cru dans Zardoz a échappé à la représentation par des peintres libidineux, c’est que le propos de John Boorman est justement une fable sur la castration.

Dans l’ensemble, les chevaux montés par des femmes n’ont pas beaucoup fait avancer la peinture. Et la littérature avec amazones relève du même registre.

Toutefois, la situation des cavalières a beaucoup évolué depuis les lesbiennes borgnes qui se coupaient un sein pour mieux tirer à l’arc. L’époque contemporaine continue à alimenter en désirs — terrifiants, féroces, sucrés, en désirs à chaudes larmes et en désirs nacrés — les petits garçons qui aiment bien tourner autour des lesbiennes. C’est que la madame sur le cheval a l’air de posséder un attribut dont le maître d’équitation est, quant à lui, bien pourvu. Ce n’est pas un hasard si elle partage avec lui nombre d’éléments de la tenue — les bottes ! les bottes ! les bottes qui, vues d’en haut, manifestent à elles seules à quel point le mot trou évite à la béance de surgir dans le réel. Or, si l’on veut vraiment, dans la littérature, aborder un petit peu les femmes, c’est très gentil de les habiller de manière terriblement excitante et de les mettre en position dominante sur un cheval, merci à tous ceux qui le font, mais ça ne résout pas le problème, pour la pensée, que présentent les femmes aux hommes. Car c’est pourtant à ce trou que l’on a affaire si l’on aborde le sexe féminin. Penser le trou risque hélas d’être une attitude qui fera encore longtemps scandale, pas uniquement dans les contrées où les femmes sont voilées, mais aussi dans les petites régions prospères où l’autre — ce salaud de faux frère sournois et inquiétant et jouisseur et pervers — est un danger pour la monozone. Soyons indulgents avec les cons mais n’oublions pas de les combattre. Soyons indulgents, parce que le trou est impensable. Sauf peut-être dans la couche d’ozone — à cause de la déforestation, j’ai bien lu le manuel de la planète.

Passons enfin en revue quelques diapositives ramenées d’un long périple en inertie. Nous pourrons ainsi clarifier quelques traits spécifiques aux cavalières d’Amérique latine, et du Brésil en particulier, sujet de notre exposé.

Principe de base : la cavalière est une femme sur un cheval.

Équipement du cheval (choix multiples) : rien, presque rien (une cordelette), pas beaucoup plus (un mors), ou équipement complet : tapis de selle, amortisseur, selle anglaise ou western ou espagnole ou mongole, ou selle de monte en amazone (liste non limitative) ; mors ou rênes anglaises ou doubles rênes allemandes ou hackamore (fait mal au nez du cheval).

Équipement de la cavalière : rien, presque rien (un maillot de bain), pas beaucoup plus (un jeans ou un pantalon d’équitation, pourvu qu’elle soit topless) ou équipement complet : tenue d’équitation de dressage, de jumping, de démonstration de vente, de jockey, tenues folkloriques (il en existe autant que de grands pays connus pour leurs traditions équestres), habillage par un grand couturier pour photo super-stylée (voir le site internet www.lacavalieremasquee.com, qui s’est fait une spécialité du référencement des œuvres des photographes de mode jamais en panne d’énergie quand il s’agit de puiser dans un répertoire de poncifs), et enfin : exagérations (voire caricatures) de ces tenues dans une utilisation fétichiste. Pour un complément d’information, s’adresser à Francis Lalanne.

L’amazone contemporaine au premier degré, c’est-à-dire la femme brésilienne qui monte à cheval, n’est pas ma tasse de thé. Puisqu’on est quand même dans le fétiche, autant que l’accessoire opère. Et justement, les accessoires dont s’accoutrent les Brésiliennes à cheval ne sont pas extraordinaires. Allez donc faire un tour sur le site www.amazona.it, c’est une niche qui nous rappelle surtout à quoi sont destinées les niches. On y voit, sur ce site de passionnés spécialisés, des femmes un peu boulottes, habillées en jeans, avec des bottes mi-western, mi-putes à deux balles, chemises très décolletées et moustaches induites, monter des chevaux maigrichons équipés de petites selles en bois, fendues comme des sièges pour incontinents.

Quant aux versions modernisées de l’amazone — que celle-ci soit femme de chez femme de chez Hermès, qu’elle soit une grosse salope en vinyle ou qu’elle soit multiperforée de piercings —, rien ne sert de nier : je me verrais bien l’allonger sur l’encolure et monter en croupe. Mais en toute honnêteté, si dans ma vie devait débarquer une grande bourgeoise en robe de daim, ou une audacieuse créature emballée dans du latex et ponctuée par de jolis éperons, j’aimerais, surtout, surtout, ooooh oui, vraiment, qu’on ne parle pas de chevaux. Pitié ! Les gens de chevaux ! Les longs monologues des filles sur leur cheval ! Grâce ! Car les gens de chevaux ont cette propension détestable qui les fait parler, parler, parler de chevaux mais à qui ? Pas même à leur cheval. Non, à une projection d’eux-mêmes à qui ils refusent toute différence. Ah ! Il faut les voir juger leurs interlocuteurs sur leur savoir équin, et que c’est comme ci qu’il faut faire, et que c’est pas comme ça, et c’est à qui en sait le plus, et c’est à qui va être le chef, surtout.

Non ! Le grand mystère du plaisir féminin et la place des femmes — qui est si tragiquement réduite dans nos sociétés contemporaines que l’on en est encore à avoir besoin d’images débiles pour les valoriser — nous ne l’aborderons pas dans un manège. Sauf peut-être un manège sur silver screen, pour contempler le chef-d’œuvre de Bruce Nauman qui a probablement inspiré le clip Osez Joséphine de Bashung : un cheval tout nu tourne en rond. En boucle. Et il n’y a rien à dire.

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