Mon enfance gantoise

Georges-Henri Dumont,

Notre chambre, ma classe, la cour de récréation, tout était carré ou rectangulaire. Pourquoi, sur la carte, mon pays s’enfermait-il dans un triangle ? Avait-on plié la Belgique en deux, puis oublié de la rouvrir ?

Karel Jonckheere

Décidément, mon père, Wallon de vieille souche, semblait destiné à faire sa carrière de fonctionnaire en Flandre. Il ne s’en plaignait pas. Ma mère non plus, qu’il avait épousée au cœur du Brabant flamand. Venus de la petite ville affublée du nom de Zottegem où j’étais né, sept ans après mon frère qui, lui, naquit à Hasselt, nous voilà installés à Gand, près de la gare Saint-Pierre mais en face d’une ferme blanche et de ses champs cultivés.

En 1926, le moment était venu pour mes parents de choisir l’école primaire où je devrais passer deux années avant d’accéder aux « préparatoires » du collège Sainte-Barbe. Mon père n’hésita pas : il me confia à l’institution flamande que les frères des Écoles chrétiennes dirigeaient à une dizaine de minutes de chez nous.

Je me souviendrai toujours de mon désarroi aux premières heures de classe. Hormis quelques mots que j’adressais à la gentille fermière quand j’allais chercher du lait, du beurre ou des œufs, j’ignorais tout du flamand. À la maison, en famille ou avec les amis de mes parents, on ne parlait que le français. Mes compagnons de jeu, des proches voisins, étaient aussi exclusivement francophones que moi. Mais les frères des Écoles chrétiennes étaient, depuis toujours, d’excellents pédagogues, attentifs aux problèmes particuliers de chaque élève. Ce fut sans difficulté que j’appris à lire, écrire, calculer en flamand. À converser aussi avec mes camarades qui ne montraient aucune méfiance à mon égard. Au contraire, ils m’aidaient volontiers quand je cherchais un mot. Mon woordenschat s’enrichissait chaque jour, sans le moindre effort. J’étais heureux, et cela se voyait à mes ébats dans la cour de récréation. Les légendes tenaient une grande place dans l’enseignement et, la nuit, mes rêves étaient parfois peuplés de kabouterkes malicieux, de fées diaphanes et du mystérieux homme au cœur d’or[1]. Le passé de la Flandre n’était pas négligé. Lors d’une leçon d’histoire, l’instituteur fit même passer de main en main un redoutable et pesant goedendag – où l’avait-il déniché ? – pour nous faire admirer le courage des communiers à la bataille des Éperons d’Or.

En deuxième année, il me fallut apprendre à me confesser, dans la perspective de ma communion privée. Heureusement, la liste des péchés éventuellement commis était encore très limitée…

Mon père, qui entendait faire de ses deux fils de bons bilingues, était ravi, mais, tous les soirs, après le repas, il m’imposait de lire et écrire en français. Et il ne transigeait ni sur l’orthographe ni sur l’exactitude des significations. C’est que les pères jésuites du collège Sainte-Barbe n’admettaient pas n’importe qui comme élève. Non seulement ils tenaient compte, sans l’avouer, du rang social des parents, mais ils vérifiaient aussi la maîtrise suffisante du français. Les deux allaient généralement de pair. Mes adieux étant faits à ma chère petite école flamande, je dus donc me soumettre à l’épreuve d’un examen de français dans le bureau du père préfet. Sans problème, bien sûr.

À la rentrée scolaire, le changement fut radical pour moi. En classe comme dans la cour de récréation, on ne parlait que le français. Tous mes condisciples étaient francophones ou faisaient semblant de l’être. Ce n’est qu’à Gus, le préposé à la procure où l’on achetait cahiers pour nos travaux ou balles pelotes pour nos jeux, que l’on s’adressait en flamand ou en patois gantois. Sans doute mon jeune âge ne me permettait-il pas de constater l’évolution néanmoins en cours. Dans la section des humanités, où mon frère se trouvait dans la classe de poésie, l’enseignement était bilingue : le latin en français, le grec en flamand, l’histoire en français, la géographie en flamand. L’idéal, selon mes parents. Dans la section des « préparatoires », ce système n’était pas appliqué, mais les cours de flamand s’avéraient de plus en plus poussés. À l’époque, provisoirement doué d’une jolie voix de soprano, j’avais été recruté par le père Deschamp qui dirigeait la chorale du collège. On y chantait aussi bien des œuvres flamandes que françaises. Je découvris ainsi un poème de Guido Gezelle mis en musique par je ne sais qui et que je n’oublierai jamais : Hebt ge al geluisterd naar de merelaan / s’avonds als het duistert / als de sterren staan… Signe révélateur, parmi les livres que je reçus à la distribution des prix, il y avait un recueil de chansons, Kleuter op de planken de Frans Bresseleers ; il n’a jamais quitté ma bibliothèque !

En fait, le climat politique avait considérablement changé à Gand, ces dernières années. La flamandisation de l’université était à l’ordre du jour et déchaînait les passions. Les pères jésuites s’apprêtaient à s’adapter à ce qui leur paraissait inévitable, sinon souhaitable. Je sentais mon père nerveux et soucieux. Il m’arrivait de l’accompagner au Cercle wallon, mais je ne participais évidemment pas aux conversations. Un jour cependant, invité à une fête enfantine, je vis que le drapeau français décorait la salle. Surpris, indigné même – j’avais l’impression de tenir en main le fameux goedendag –, je demandai l’explication de la présence de ces trois couleurs étrangères. Il me fut répondu qu’elles symbolisaient la lutte contre la flamandisation de l’université.

Au collège aussi, beaucoup d’élèves affichaient leurs convictions – forcément calquées sur celles de leurs parents – et portaient à la boutonnière un ruban mêlant les couleurs belges et françaises. Mon père ne me força pas à en porter sur mon pull et je lui en savais gré. En rue, je fus souvent traité de franskiloen par des gamins des quartiers populaires particulièrement surexcités.

En 1930, après un vote assez massif à la chambre, l’université de Gand fut flamandisée. Mon père, qui songeait déjà à une promotion à Bruxelles, décida que son fils aîné n’y mettrait pas les pieds. Il est vrai que les francophones gantois avaient imaginé de créer, à l’Institut des Hautes Études, des candidatures en médecine dont la plupart des professeurs étaient mis à leur disposition par l’ULB. Mon frère, pourtant bilingue parfait, présenta donc et réussit en français ses examens au jury central. Je me rendis alors compte que nous faisions partie du camp des « fransquillons » de Flandre, mais je continuai à lire avec un égal plaisir Le Général Dourakine et De leeuw van Vlaanderen, sans compter Bibi Fricotin et l’almanach Snoeck.

En 1932, la section des humanités du collège Sainte-Barbe fut entièrement flamandisée. Mes condisciples allaient devoir poursuivre leurs études dans une autre langue que la maternelle. Pour certains, cela serait pénible, pour d’autres qui parlaient le flamand à la maison, l’adaptation serait immédiate. Ce fut le cas de mon ami Hubert Ascoop, le délicieux poète flamand connu sous le pseudonyme de Frank Meyland.

Quant à moi, l’espoir de mon père d’une promotion à Bruxelles s’étant réalisé, je me trouvai en sixième latine au collège Saint-Michel et m’y sentis très à l’aise. L’empreinte des jésuites, la discipline qu’ils exigeaient, leurs objectifs élitaires étaient les mêmes qu’au collège Sainte-Barbe. Je fus néanmoins surpris par le comportement antiflamand de certains de mes nouveaux condisciples. Je le leur dis franchement. L’un d’entre eux me traita alors de « flamingant ». Le « fransquillon » de Gand trouva que c’était bon signe…

[1] Cfr. Ici et ailleurs, Bruxelles, 2001, pp. 149-152

Partager