J’ai décidé d’apprendre enfin le néerlandais. J’aurais dû l’apprendre à l’école si j’avais été un enfant de ce pays. Mais bien que je sois née en Belgique, j’ai été élevée ailleurs, dans le pays voisin, où il n’y a qu’une langue. Une langue hégémonique, qui donne clarté et assurance aux habitants. Ce pays aurait pu être l’Allemagne, les Pays-Bas, l’Angleterre, l’Espagne ou la France. Ce fut Paris.

Mon père disait qu’il était nécessaire aux garçons de la famille, puisqu’ils auraient un métier, d’apprendre le néerlandais. Même à Paris. Car peut-être éprouveraient-ils un jour le désir de revenir vers leur pays d’origine, où on parle deux langues, le français et le néerlandais. La langue belge, contrairement à ce qu’imaginent les Américains et les Japonais, n’est pas le néerlandais. Il n’y a pas de langue belge, pas plus qu’il n’y a de nation belge. Il y a le français, parlé avec une aisance moindre qu’à Paris, et les patois flamands, qu’on a unifiés en haut lieu dans une langue artificielle, dite A.B.N, ou A.N., qui ressemble au néerlandais. Il y a donc deux langues qui n’en sont pas, de là ma difficulté à aimer ce pays.

Mon père payait, à Paris, des cours particuliers de langue néerlandaise à ses fils, non à ses filles. Nous, les filles, nous n’étions pas censées faire carrière en Belgique parce que nous n’étions pas censées faire carrière du tout. Nous devions nous marier et avoir des enfants, comme ma mère ; être, comme elle, des personnes raisonnables et actives, accueillantes et rapides, afin que personne ne s’aperçoive qu’elles travaillent toute la journée : tout se fait comme par magie. Dans les plats d’argent frotté les mets embaument, les draps de lit sont changés chaque semaine, parfaitement repassés, les planchers luisent de cire. Personne ne se pose la question « Comment se fait tout cela ? », on dirait qu’il n’y a pas de connexion nerveuse permettant, dans le cerveau des enfants et des hommes, ce genre de question. Ce genre de question n’apparaît que dans le cerveau des filles, à l’âge de douze ans exactement, quand leur mère leur apprend que maintenant il leur faudra repasser leur linge et faire leur lit, la bonne ne le fera plus, elle ne le fera en vérité que pour les garçons. Peu après cet âge viennent les premières règles, et ainsi la déréliction est complète, la magie de l’enfance sombre définitivement, alors que les garçons la prolongent jusqu’à l’âge adulte et bien au-delà : jusqu’à leur mort.

Nous, les filles, nous apprenions, dans une école parisienne, l’espagnol et l anglais, comme nos frères, mais pas le néerlandais. Nous avions donc un peu plus de temps. Cela nous semblait, à l’époque, un privilège, destiné à compenser – ainsi raisonnais-je – un autre privilège réservé, celui-là, uniquement aux garçons. Nos frères, s’ils ne fumaient pas avant l’âge de dix-huit ans, recevraient une somme d’argent. Cette somme était prévue pour les garçons, en aucun cas pour les filles qui, elles, n’avaient aucun mérite à ne pas fumer : il était dans leur nature qu’elles ne fument pas.

Sans doute me faudrait-il écrire : « qu’elles ne fumassent point ». Car c’est à Paris que j’ai fait mes études, non en Belgique où on simplifie tout par peur de mal faire. J’écris « qu’elles ne fument pas » par solidarité avec ceux qui, dans mon pays, parlent le français à leur manière, en ayant peur de se tromper. J’écris cela parce que j’ai peur, moi aussi, car si j’ai appris le beau langage en France, j’ai conservé la peur de mal faire des Belges, du moins est-ce ainsi que j’explique que la peur en moi subsiste dès que j’écris la moindre phrase.

Mais la peur pourrait venir, aussi, de cette sortie brutale, à douze ans, du monde magique de l’enfance. Quand vous écrivez, vous croyez que le jeu est à votre portée, vous êtes en fait dans le jeu : sinon comment auriez-vous le courage d’écrire ? Et c’est bien ainsi que j’initie le moindre de mes récits : comme un nouveau jeu, qui durera le temps qu’il doit durer. Mais très vite, après quelques phrases, la peur surgit, je me rappelle qu’il me faut faire mon lit et repasser mon linge et faire en sorte que tout soit parfait, toujours, car ma mère me regarde.

Ma mère regarde et je cesse d’écrire. Je cesse un petit moment, le temps d’endosser le regard de ma mère. Et je commence à me surveiller étroitement, à vouloir être une bonne fille, et un bon écrivain. Il faut faire un livre comme on fait un lit : étroitement bordé. Et lisser le moindre faux pli.

Apprendre le néerlandais a été une décision tardive. Je vis en Belgique maintenant, je suis un écrivain belge, je n’ai pas honte de le dire depuis que j’ai lu dans Le Monde que les écrivains de la périphérie allaient fertiliser le terreau parisien, appauvri par le labourage incessant d’âmes devenues minuscules à force de se tordre en vue du rendement et de l’accès aux prix. Et puisque je suis Belge, je dois connaître la langue de la communauté qui partage ce pays avec nous, la langue des Flamands.

Quand les Flamands me parlent dans leur langue, ce n’est pas du néerlandais de Hollande, ni du néerlandais langue officielle de la Flandre (A.B.N, devenu A.N.), ni un des nombreux patois flamands, mais quelque chose qui emprunte à tout cela (un peu au français et à l’anglais aussi), et qu’il est possible de comprendre si l’élocution est claire et ferme, ce qui est le cas des Flamands cultivés, toujours eux-mêmes clairs et fermes.

Je suis un écrivain belge et, à ce titre, j’ai deux langues. Une que je maîtrise plus ou moins, le français, et une que je m’efforce d’apprendre depuis plus de dix ans, par bribes et morceaux, cassettes Assimil ou cours par-ci par-là, sans jamais, jamais avoir l’occasion de la pratiquer. Dès que j’ouvre la bouche, en effet – tous les francophones de Belgique font cette expérience – les Flamands me parlent dans un français maîtrisé. Et s’ils ne le maîtrisent pas, l’anglais fait parfaitement l’affaire.

À l’instant où j’écris ces mots, se tarit le rêve de jouer, et revient l’idée que je dois faire le ménage. L’histoire doit être belle, nette, avenante, elle doit avoir une forme, ne présenter aucun pli. Je vais donc écrire l’histoire d’une femme qui voulait apprendre le néerlandais et qui parvient à tout autre chose. De la même manière que j’ai voulu, moi, devenir une femme (ménagère, épouse, mère) parfaite et que je suis devenue tout autre chose. Ce qui me remplit de honte. Ce sera donc une histoire sur la honte d’avoir échoué à être celle que quelqu’un voulait que je sois. Ce quelqu’un est en moi en permanence, ce quelqu’un est moi, et veut, entre autres choses, que je parle néerlandais et que je devienne un bon écrivain.

Il y a d’abord eu les cours de la commune – flamande – où je réside. À cette pensée, la fatigue me saisit, et l’ennui. Qu’écrire qui ne soit pas assommant, sur ces cours assommants ? Je me souviens qu’à l’entrée du local un panneau officiel, installé là par les autorités, proclamait : Overijse, waar Vlamingen thuis zijn (Overijse, où les Flamands sont chez eux). Et les autres, me demandais-je, ne sont-ils pas aussi chez eux ? Il y a à Overijse cinquante pour cent d’« étrangers », à commencer par les Belges francophones, suivis par les Anglais, les Américains, les Canadiens, les Espagnols, les Suédois, les Italiens, tous employés de la Communauté Européenne, et un Libanais au moins, notre ami et voisin, venu faire des études de cinéma à l’INSAS. Lorsqu’il parle français ou anglais à la commune d’Overijse, on ne lui répond pas.

En dessous de Overijse waar Vlamingen thuis zijn, l’un d’entre nous, élève déjà relativement bilingue, avait écrit, d’un trait de feutre flegmatique : Et nous aussi, pauvres cons ! C’est ce coda impertinent qui a gravé à jamais dans ma mémoire les mots waar, où, Vlamingen, Flamands, thuis, à la maison, chez eux donc, zijn, sont. Un bon début.

Il y eut ensuite les cours particuliers. J’avais été invitée par une organisation culturelle flamande à lire en public mes poèmes, en français. Une bande passante traduisait mes vers au fur et à mesure, mais, à vrai dire, tous les Flamands présents connaissaient le français, sinon parfaitement, du moins suffisamment pour comprendre le sens général de ma poésie, qui se veut accessible, sans ornements. Pour cette prestation modeste, j’avais été très bien payée. Et il m’a semblé juste d’investir une partie de l’argent gagné dans des cours particuliers susceptibles de m’initier aux subtilités de la langue de Vondel.

Voici ce qui se passe maintenant : cette succession de phrases que je mets bout à bout me semble aussi laborieuse que ma laborieuse approche de la langue néerlandaise. Il en va de l’écriture comme du nettoyage d’une maison : on sait qu’il faudra faire une pièce après l’autre, en refaisant les mêmes gestes, et on chercherait en vain à varier cette activité utile et ennuyeuse, ce travail de femme, désespérément prévisible, sans mystère ni charme. De même, il y a un ennui profond à raconter une histoire dont on connaît le dénouement. Et pourtant, ami lecteur, le dénouement vous surprendra, et bientôt, je vous l’affirme, quelques détails piquants viendront corser l’affaire.

Le professeur particulier m’avait été renseigné par l’amie d’une amie. C’était un homme, suave augure. J’ai toujours été sensible aux maîtres, moins aux maîtresses, à moins qu’elles n’aient les mains aussi belles et le regard aussi mélancolique que mon professeur d’anglais, une femme, autrefois. Mon professeur d’anglais – il n’y a pas de féminin à professeur, que je sache – m’a éblouie durablement. Elle dégageait la quintessence du mystère. Le genre de femme qu’il est impossible d’imaginer un aspirateur à la main. (Cette dernière phrase, je ne l’ai jamais pensée. C’est l’écriture qui l amène, preuve, s’il en fallait, qu’écrire souille les icônes de l’enfance, puisque me voilà maintenant avec un professeur d’anglais dont les blanches mains aux ongles en pétales de rose ont tenu, n’en doutons plus, un aspirateur, et peut-être même enfilé des gants de caoutchouc jaune pour faire la vaisselle.)

Le professeur particulier de néerlandais avait le teint frais et un grand sourire sardonique. Je pensais le séduire, car séduire et être séduit fait progresser rapidement dans l’apprentissage d’une langue. D’ailleurs je cherche encore aujourd’hui un amant flamand qui ne soit pas professeur. Les professeurs néerlandophones, contrairement aux francophones, sont incorruptibles. Ce que je vais prouver maintenant.

L’eussé-je aimé, j’aurais fait des progrès fulgurants.

Ici encore, « eussé-je » me trouble. Faut-il écrire « Si je l’avais aimé » ? « À supposer que je l’eusse aimé » ? « Nous fussions-nous aimés » ? Le frisson du doute me parcourt l’échine.

Sa méthode était simple : asphyxier. Plonger l’élève dans la langue comme dans une piscine, en lui appuyant la tête sous l’eau, longuement. L’observer se débattre, suffoquer. Lui faire honte de ses efforts désespérés et vains. Jour après jour, corser la difficulté, plonger plus loin, plus profond.

Finalement, arriva ce qui devait arriver lorsque je veux être aimée sans jamais y parvenir : je me mis, un jour, à pleurer.

Et je sentis sur moi le regard aimablement sardonique de l’incorruptible professeur.

Je sus alors que j’avais été un jour cela : une élève méprisée. Je me souvins de mon professeur de mathématiques, une grosse femme au fumet d’aisselles, à la voix tonnante. Je sentis le découragement m’accabler comme autrefois, et la bêtise s’inscrire sur mon pauvre visage aux traits tirés par mes vains efforts de compréhension. Je sus que j’avais été bête, autrefois, aux yeux d’un seul professeur, et que cela avait suffi à me faire partager le sort de tous les mauvais élèves de la terre, moi qui par ailleurs glanais les premiers prix. Mais en mathématiques, j’étais la dernière de la classe, un rideau tombait devant mes yeux lorsqu’on m’interrogeait, et une page de calcul écrit me plongeait dans le noir mental.

Et maintenant, grâce à mon professeur particulier de néerlandais, je revivais cette déréliction. Adulte, j’avais ce privilège : me sentir reliée à tous les cancres de la terre, vivre leur désespoir de ne pas être aimés, de se sentir plonger dans une mer hostile, sans une seule main qui se tende, sans une voix qui murmure : je suis là, viens avec moi. J’avais payé mille francs belges (vingt-cinq euros) la leçon. J’avais, pour gagner cet argent, lu mes poèmes avec métier et conviction, j’avais écrit ces poèmes, j’avais ruminé des nuits durant une angoisse éclatante, arraché de moi des mots récalcitrants, dans la seule langue que je connaissais à peu près, le français, si hautain et si net, pour venir m’échouer en pleurant dans ce living propret, dans ce fauteuil Ikea, devant ces pages couvertes de mots incompréhensibles et barbares, des mots à tiroirs, à rallonges, à double fond, parmi lesquels je pataugeais comme un hérisson tombé dans la rivière.

Quand j’étais petite, dis-je alors au professeur à travers mes larmes, nous avions à Paris un flacon de désodorisant pour w.-c. rapporté de Belgique, et quand je comparais les instructions bilingues mentionnées au dos du flacon, je constatais que les phrases néerlandaises étaient toujours beaucoup plus longues. La langue française est économe, suggérai-je en souriant péniblement, car je venais de prononcer ces quelques mots dans un néerlandais chaotique, terminant néanmoins par le mot « économe » – spaarzaam, traduisit le professeur, impavide.

Je mis un terme à ces leçons.

On pourrait ici arrêter cette histoire. Kafka en a fait autant pour nombre de textes considérés aujourd’hui comme des chefs-d’œuvre. On pourrait estimer que la tristesse de cette expérience fournit une chute idéale à un récit que le lecteur n’a qu’à poursuivre à sa guise et selon ses fantasmes. Mais comme aucun fantasme n’égalera ce qui va suivre, me voilà obligée de continuer…

Ce texte « à suivre » constitue la base d’une fiction radiophonique en cours de réalisation (Production : Atelier de Création Sonore et Radiophonique).

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