La colère m’exaspère et va me rendre fou chante Larivaudière dans La fille de Madame Angot. Je n’en suis pas à la folie, mais ma colère ne faiblit pas, car les raisons de la recharger ne manquent guère. Elle se recharge au jour le jour, comme une rhinite ou un eczéma. Les objets qui la provoquent sont multiples et font de moi – au grand désagrément souvent de mes proches – un colérique autrement dit un indigné permanent. J’ai le choix, il s’agira ou bien de l’impossibilité de faire rencontrer morale et politique, comme le démontrent certains dérapages récents ; ou bien de constater l’arrogance des riches toujours plus riches face aux pauvres toujours plus pauvres ; ou bien de m’étonner que d’éminents penseurs (par exemple, Jacques Rogge) continuent à se lamenter au sujet des dérives du sport, comme si celles-ci n’étaient pas inscrites dans la réalité même du sport (de « haut niveau », et encore).
Mais j’ai choisi ici une autre source de mon ire toujours renouvelée. Il y a quelques années, invité à prendre la parole à Nancy à une espèce de forum européen, j’avais exprimé l’idée que l’Europe possédait sans doute un héritage culturel, mais qu’elle manquait en l’occurrence d’héritiers. Ces propos avaient été bien accueillis et même jugés courageux par une partie de l’assistance. Je viens de lâcher le mot « culturel », et c’est bien en effet de « culture » qu’il s’agit. Culture, unique objet de mon ressentiment, pourrais-je dire si l’on tient compte de ce que l’on entend aujourd’hui par culture. La lecture des journaux du matin m’éclaire tous les jours à cet égard. La culture est une espèce de décharge dont le contenu ne fait même pas l’objet d’un tri. On y trouve : le livre de grande consommation (Levy, Musso, Nothomb), le rap, la bande dessinée, les spectacles dits pour enfants, les « messages » des réseaux (a)sociaux, les rencontres sportives et les péans entonnés en l’honneur de leurs héros, le Concours Reine Élisabeth, les slogans publicitaires, les fêtes montoises, la tarte al djote, les ronds de jambes de Madonna, les séries télévisées anglo-saxonnes de préférence, et j’en passe, le tout en vrac comme dans la hotte d’un Père Noël qui ne saurait plus à quel Saint se vouer. Avec, cerise sur le gâteau, comme disent les cuistres télévisualisés, des considérations sur la rentabilité du « secteur culturel », générateur d’emplois (souvent précaires) et de bénéfices parfois substantiels.
Tout est devenu culture, et réciproquement la culture est un tout, dans lequel ce qui méritait ce nom il y a quelques lustres est lamentablement immergé. Réflexe élitiste, certes j’ai même commis quelques pages sur ce thème, dans un Éloge de l’élitisme qui m’avait valu une promesse de gifle par une ravissante journaliste de la RTBF, devenue la correspondante d’icelle à Rome.
Certes, il s’agit bien de culture, dans le sens de production de biens et de services que la tradition sociologique qualifie de « symboliques ». L’univers humain, qui déborde parfois sur celui d’animaux qui lui sont biologiquement proches, est rempli de produits de cette nature (ce mot est mal choisi, sauf pour souligner que la « nature humaine », si elle existe, est avant tout composée de culture). Si l’on considère l’ensemble des sociétés humaines, on y relève une extraordinaire diversité de cultures, sous forme de « traits », lesquels sont constamment en mouvement tout au long de ce que nous appelons l’histoire.
Parmi les dispositifs qui encadrent une culture donnée, certains ont trait à sa diffusion et à sa transmission, qu’il s’agisse de l’instruction, de l’éducation (ce n’est pas la même chose), des arts, de la littérature, des « visions du monde », etc. Ce qu’en allemand on appelle la Bildung, liée, mais la surplombant, à la Kultur, elle-même attachée au Volksgeist, l’esprit du peuple. On peut critiquer cette notion, qui a certes nourri pas mal de dévoiements nationalistes, voire racistes mais elle recouvre une réalité historique. Il existe une culture française comme une culture chinoise ou américaine. Chaque Bildung y plonge ses racines, tout en l’aiguillonnant dans une direction qui lui est propre. Il n’est pas question ici de proclamer que certaines cultures sont supérieures à d’autres. À cet égard, l’anthropologie culturelle nous apprend qu’elles peuvent être tenues pour se valoir toutes, ce qui n’empêche que toutes présentent des traits contestables, voire condamnables, du point de vue, notamment, des modalités d’oppression de certaines catégories de personnes qu’elles contiennent. S’en tirer en disant que « c’est leur culture » revient à se contenter d’une pirouette, d’autant que la Bildung associée à la culture européenne, ce fonds commun né sur une tradition judéo-chrétienne, intègre une dimension critique qui en fait une de ces lettres de noblesse.
Nous revoici à la Bildung, cet héritage tombé en déshérence. Ma colère provient de ce qu’elle est remisée à un bric-à-brac proposé à la consommation immédiate, soumis aux règles d’un global entertainment dont la quête du profit est le seul vrai moteur. Les instruments qui nous permettaient, selon nos propres voies et moyens, à accéder à l’universel sont occultés par les paillettes des spectacles télévisés, les hurlements de la « musique » concoctée par les majors, les déchaînements, parfois à la limite de la criminalité, des supporteurs éméchés des stades de foot , les livres qui ne se destinent pas à des rayons de bibliothèques, et la liste serait encore longue de tout ce qui se fait passer pour culture, alors qu’il ne s’agit que sa fraction de divertissement. Même les œuvres dites classiques ne trouvent à leur place que si elles peuvent se vanter d’être amusantes ou plaisantes. Mozart se vend comme une lessive et Proust devient le prétexte de films à costumes.
Notre génération, et sans doute celle qui précède, quand on en est arrivé à la consommation de masse, a négligé de préserver l’héritage, en l’espèce européen, sous ses aspects de Bildung. La plupart des jeunes contemporains ignorent tout des compositeurs, des peintres, des écrivains du passé. Non pas qu’il s’agisse de proposer des visites guidées de cimetières d’œuvres autrefois célébrées. Mais bien de se servir de celles-ci comme de tremplins en vue de promouvoir la compréhension entre groupes humains et la création de nouvelles œuvres de semblable acabit. Cette possibilité s’amenuise de jour en jour. Même de bons esprits, jouant les idiots utiles, se gaussent des nostalgies de vieux lettrés élitistes. Il faut être de son temps, et accepter que Stromae figure au Panthéon des artistes les plus dignes de considération. Le mélange des genres, souvent proche du reste du pâté d’alouette, est à l’honneur, et médias, ministres, fabricants d’événements, intellectuels à la remorque de ce qu’ils croient être le peuple (et qui n’est que sa variante de public) s’échinent à le justifier. La Bildung fait naufrage, il ne faut pas compter sur l’école, avec ses pauvres moyens matériels et humains, pour la renflouer.
Voilà pourquoi je suis en colère, cultivant ainsi, c’est le mot, le péché capital qui a ma préférence. Mais que celle-ci m’exaspère ne changera rien à un ordre des choses que je me lamente de voir devenir ordre dans le sens de commandement.