Je suis chaque homme

Kenan Görgün,

Juifs, chrétiens, musulmans, tous, nous avons trahi Dieu.

Le même, puisque nous affirmons qu’il n’y en a qu’un.

J’ai été élevé dans une famille croyante, bien que chacun de ses membres ne fût pas un pratiquant assidu. Je suis même, pour ce que cela vaut, fils d’un ancien imam qui, avant d’émigrer en Belgique, se rendait dans les villages de sa région pour enseigner le Coran à des élèves parfois plus âgés que lui. Et j’ai encore des souvenirs assez vifs de mon père au cours de cérémonies traditionnelles, assurant le service religieux au sein de familles turques de l’immigration où il était solennellement convié – et moi, du haut de mes six ans, solennellement convié à l’accompagner.

Enfant, j’imaginais Dieu comme un géant. S’il s’allongeait, par exemple, il couvrirait la chaussée où nous vivions à l’époque (la chaussée de Mons, dans sa partie qui traverse la commune d’Anderlecht). Plus tard, je l’ai imaginé sous les traits de mon grand-père, lequel avait une barbe typique de grand-père et toute la bienveillance qui va avec dans l’esprit d’un enfant. À l’adolescence, je me suis mis à penser à Dieu comme à un hippie vieillissant en costume de flanelle, pacifiste et sophistiqué – un artiste à qui tout réussit et qui aurait choisi de vivre ses dernières années dans un pays du Sud, une retraite au soleil. Ainsi, à chaque âge, ma perception du personnage divin s’est nuancée, et avec la nuance est venue l’ambiguïté. Quand j’ai eu l’occasion de prier dans la mosquée Al-Aqsa à Jérusalem, j’ai éprouvé des émotions que j’ai retrouvées à l’identique au pied du Mur des Lamentations ainsi que sur le tombeau du Christ. Ces émotions étaient aussi au cœur des tribus païennes, découvertes par les ouvrages d’anthropologie, de ces « croyants » d’un autre type qui ne faisaient partie d’aucune religion monothéiste et, pourtant, s’inclinaient devant des divinités. Ma vision a encore évolué. Le coup de crayon net et sans bavure qui avait toujours caractérisé Dieu, ce trait s’est brouillé, je n’ai plus su me faire une image précise du personnage. Plus qu’une religion ou des totems, j’ai compris que c’est cet élan de la foi, l’aspiration à s’ouvrir à l’indicible, qui traverse tous nos cultes ; leurs oripeaux sont particuliers mais leur propension est identique : croire qu’il y a autre chose.

J’en suis venu à la conclusion que Dieu devait être la vie même. Une force créative qui n’animait pas uniquement ma famille ou mon univers, mais des milliards d’êtres humains, ainsi que les animaux, les fleuves et les étoiles, tout ce qui est vie ! Or, les étoiles et les animaux n’ont pas de religion et le fleuve n’irrigue pas son lit cinq fois par jour en se tournant vers La Mecque. Si j’avais constamment prêté à Dieu ces formes humaines, c’était pour le recréer à mon image et m’en sentir plus proche.

Mais si Dieu était en tout, il était déjà en moi, non ? Bouleversement émotionnel autant qu’intellectuel : Dieu aurait donc mis, en chacun de nous, une part de soi. Le « chaque homme est un dieu » du poète ferait-il allusion à cela ? Dieu se serait mis en chacun de nous, affirmant « Quoi que vous fassiez, vous le ferez à moi. » Dès lors, chaque être humain est devenu à mes yeux une sentinelle de Dieu, récipiendaire de son principe divin, à sa charge de protéger cette filiation sacrée. Non pas seulement veiller à ce qu’on ne lui fasse pas de mal, mais à ce qu’on ne fasse de mal à personne, puisque s’il est porté atteinte à une seule part divine, c’est Dieu tout entier qui souffre, un peu comme nous sentons battre notre cœur là où nous avons mal. Les références – les preuves ! – se multipliaient. Être le gardien de son frère, ça devait forcément signifier cela : être le gardien de la part divine en chacun de nous.

« Qui tue un homme tue toute l’humanité » dit encore le prophète de l’Islam.

Et chaque homme est moi

Avons-nous réussi ? Avons-nous su nous garder de piétiner la part divine chez autrui et empêcher qu’on la piétine en nous ? Ou bien, de cette humanité à qui il s’est donné, Dieu ne reçoit-il que coups fatals ? Quand nos armées écrasent des villages sous les bombes, Dieu se meurt. Quand nous permettons qu’on utilise nos impôts pour payer ces bombes, dont le prix d’une seule nourrirait ce village pendant un an, nous avons le sang de Dieu sur les mains. Lorsqu’on expédie du lait avarié en Afrique et que des milliers d’enfants meurent intoxiqués, qu’au Moyen-Orient des villes sont évacuées par leurs populations aux abois, ce sont nos enfants que nous voyons se tordre de douleur et Dieu mourir avec ces bébés. Quand nous fermons les yeux sur l’inadmissible en échange de pétrole bon marché, c’est Dieu que nous gavons de ce pétrole comme une oie engluée sous la marée noire. Quand à Paris, un jeune confond croire et être crédule et attaque un journal pour tirer sur des hommes qui ont l’âge de son père, c’est Dieu qu’il tue. Ouvrant le feu sur une épicerie casher, il oublie que le casher est son halal et l’épicier, son frère – et Dieu est déshonoré. « Dieu est mort » dit le philosophe. Si Dieu n’est pas encore mort, il n’en a plus pour très longtemps : les croyants s’en chargent. Nous le chassons de ce monde comme nous en avons chassé celui de nos frères à qui il a fait dire « Aimez-vous les uns les autres » pendant que les lâches jetaient des pierres. Message d’amour et de paix ? Appel idéaliste à se faire des embrassades puis à compter les étoiles, une paille entre les lèvres ?

Longtemps, je l’ai pensé. Jésus était un doux rêveur qui n’avait que le mot peace à la bouche, un Bob Marley de Nazareth. Ensuite, la vie aidant, j’ai vu de quoi nous étions capables et j’ai compris. Celui qui a dit « Aimez-vous les uns les autres » n’était pas un candide. Au contraire, il a connu l’homme nu ; et c’est pourquoi il l’a imploré de dompter ses instincts avant que ses instincts ne le domptent.

Son message n’était pas un vœu, c’était un cri d’alarme. Faites-le, de grâce.

Dans cette mission, ne ménagez pas vos efforts, ne succombez pas à la commodité de la haine. Aimez vos semblables car vous ignorez à quel drame vous vous exposez autrement : le manque d’amour. De toutes les pandémies, la plus dévastatrice. Là où elle gangrène, et il suffit qu’elle infecte un seul membre, une seule part divine, pour se répandre à tout l’organisme, la violence se nourrit d’afflictions et de représailles, s’engraisse d’elle-même, une violence cannibale, sans rime ni raison, sans patrie ni drapeau. Plus elle enfle, plus elle s’indifférencie, et plus elle nous fait croire que nous sommes différents ; de tous ses vices, le plus sournois. Mais taillez-vous la peau ou la peau de celui que vous déclarez être votre ennemi, et votre sang poussera la même plainte. Quand vos corps auront fini de pourrir, personne ne distinguera plus votre terre de la sienne. Et l’âme, dans tout ça ? Paix à ceux qui en ont encore une !

Dieu, résident de la République ?

On dit que ce qui arrive à présent, et arrive de plus en plus fréquemment, n’a rien à voir avec l’islam ni avec les Musulmans. C’est faux. Ceci a tout à voir. Avec chaque musulman, avec chaque chrétien, chaque juif. Avec la relation de chaque croyant à sa foi. Avec ce que chacun est prêt à faire en son nom. Avec les questions qu’il est prêt à se poser, le désaccord qu’il est capable de tolérer. Dès que nous acceptons de faire entrer la foi dans l’arène de nos relations, ma foi vaut n’importe laquelle et toutes les religions valent la mienne, car cet élan-là n’est l’apanage de personne. En quelque sorte, c’est un calcul à somme nulle qui exclut le religieux et, au-delà des variations, me ramène à cette vérité première : je suis chaque homme et chaque homme est moi. Le reste n’est que propagande.

Nos peurs, chiens de garde de la violence, s’alimentent toujours de ces différences superficielles, qui ne font pas le poids devant notre sort commun. Je suis ceci, je suis cela ! Je suis Charlie – mais Charlie est-il encore un homme ? À tout bout de champ, on exige de nous que l’on se montre solidaire des uns, distant des autres. On somme les musulmans de dénoncer les dérives de l’islam. Certains le font, d’autres du bout des lèvres, d’autres encore s’y refusent ; ils ont tous tort. De même, quand l’État israélien incendie Gaza, certains juifs dénoncent, d’autres lui cherchent des excuses, et tous les deux se trompent. Par omission, pour ainsi dire. Nous sommes responsables – et du criminel et de son crime. Exprimant ma compassion pour la victime, je ne peux pas renier le bourreau, je dois répondre des deux : cette société où le premier est mort et où le second a tué, je l’ai tolérée et continue de le faire.

Je tolère des politiques qui capitalisent sur la race, l’ethnie et la religion pour me cacher qu’elles n’ont plus rien d’autre dans le ventre. Mon éducation, ma capacité à saisir et à déchiffrer le monde, a toujours été le cadet de leurs soucis. À force de me contenter d’expédients, il est aussi devenu le cadet des miens. Alors que mes droits élémentaires sont de plus en plus menacés par ce jeu de dupes, mon devoir était de demeurer vigilant et de révoquer ces manœuvres aussitôt que je les verrais poindre. Au début, je les tolérais car j’aimais la niche qu’elles m’offraient, une sorte d’enfance prolongée où Dieu a la barbe de grand-père. Puis je les ai tolérées parce que le navire s’est mis à sombrer et qu’elles m’ont garanti que ma niche ne prendrait pas l’eau tant que je fermerais les yeux sur le sort des naufragés. Ces politiques du vide et de la division ne nous mèneront jamais ailleurs que dans un bourbier de terreur, de chaos social et de guerres civiles. Il n’y a aucune autre issue possible à ces politiques-là. Cela prendra 5 ans, 10 ans ou moins. Ex Yougoslavie, Irlande, Rwanda et j’en passe : il n’y en a pas eu hier, il n’y en aura pas demain. Et c’est, aujourd’hui, plus vrai que jamais, car plus que jamais, ce qui arrive aux autres finit par m’arriver. Il ne se passe une semaine sans que les événements ne m’en apportent la preuve. La violence dont j’ai été le spectateur devient, et de plus en plus rapidement, celle dont je suis la proie.

En cette époque où les gouvernements sont des géants aux pieds d’argile, où les multinationales brouillent les cartes et dictent les règles, nous ne vivons pas un choc des civilisations mais le choc de notre civilisation contre elle-même. Engourdi par des doses homéopathiques de crédulité, je vois mon univers familier se crasher contre ses tabous, son égoïsme et son manque de courage. Manque qui s’est répandu à tous les échelons. Nos dirigeants se sont reniés et leur reniement est si flagrant qu’ils ont perdu toute crédibilité ; des intérêts dépassant les frontières font pression sur eux et ils plient l’échine, ils tentent de nous maintenir dans l’ignorance alors qu’ils auraient pu nous appeler à une lutte solidaire et réellement démocratique. Nous n’avons pas cherché à les haïr – nous avions voté pour eux – mais ils ont su se rendre haïssables.

Qu’ils renoncent à miser un jour sur notre chagrin comme ils misaient la veille sur nos angoisses, qu’ils cessent de livrer les gens à eux-mêmes, à la merci de la détresse, de la colère et de ses pièges, et assument leurs responsabilités vis-à-vis de leurs peuples. Et que les peuples se ressaisissent. Moi qui en fais partie, je dois sortir de ma bulle – bulles cathodiques, bulles des réseaux asociaux –, me soustraire à l’imbécillité dont je permets qu’on me gave, arracher le cathéter de mon anesthésie et cesser de mendier la gouvernance à tout prix comme un enfant attardé que paralyserait la moindre prise de décision ; avant que de mourir à ma propre humanité, reprendre mon éducation en main avec bravoure. De toute urgence, nous devons réhabiliter ce Graal sans lequel aucune société ne peut tenir : la citoyenneté. La vraie, celle qui ne distingue plus ma religion ou l’origine de mes parents. Plus que le courage de nos opinions bien arrêtées, avoir celui de nos doutes. Et l’humilité.

À cette condition seulement, l’habitant d’un pays verra à nouveau, dans ses valeurs et ses concitoyens, une cause à défendre. En réalité, cette citoyenneté-là doit aller encore plus loin : n’est plus mon semblable celui qui possède la même carte, ni celui qui parle ma langue ou observe ma foi. Est désormais mon égal quiconque expulse la violence de nos rapports. Qu’il soit juif, chrétien, musulman, athée, français, belge, noir, blanc, hétéro ou homo, n’a plus d’importance. À cette condition, la religion pourra reprendre sa place dans l’intimité de chacun, sans avoir la prétention ni le pouvoir de s’imposer à la société civile. Ce jour-là, confronté à ses rancœurs et à ses questions, ou sur le point d’être endoctriné par les spéculateurs de la foi, un jeune cessera peut-être d’amalgamer croire et être crédule, et la religion avec les manigances des hommes. Face aux sirènes du djihadisme, à ce mirage qui, dans la violence, lui a fait voir la rédemption, peut-être ce jeune résistera-t-il à une tentation meurtrière.

Partager