Il fut un temps, pas si lointain, où les « Rouges » étaient dépeints par leurs adversaires sous les traits de monstres à la mine patibulaire, un couteau planté entre les dents, les yeux injectés de sang-dragon… Dans cette caricature, la couleur traduisant la colère nourrie par les uns à l’égard des sanglants desseins imputés aux autres et, le révolutionnaire projet prolétarien de ces derniers, est la même, ce qui est un peu confondant, quoique…

Plus récemment, rejouant la chute de l’antique cité de Jéricho, les murs de la forteresse communiste s’effondrèrent et le haut teint carminé des tenants de la révolution d’Octobre pâlit sous les coups de sévères anémies endémiques. Les « Rouges » devenus rosâtres, l’habitude de les associer à de terribles effusions d’hémoglobine s’affadit un peu elle aussi, sans toutefois se déliter complètement : la mémoire picturale et celle du soupçon obligent…

Les Afghans, pour ne citer qu’eux, ne sont pas près d’oublier l’invasion soviétique et les dix années d’occupation vécues sous l’emblème du drapeau rouge, alors que cette couleur est celle d’une des richesses naturelles du pays et l’objet de leur légitime fierté. On s’y procure, écrit un romancier afghan, de magnifiques grenats, de splendides pierres précieuses qui valent les rubis par leur beauté et par l’éclat de leurs coloris grenadins, purpurins ou de nuance lie-de-vin. D’où il appert que, du rose à l’infrarouge, le spectre recèle bien des surprises…

Sans doute, est-ce affaire de nuances, ces états qui modifient, plus qu’on ne se l’imagine, ce sur quoi ils s’appliquent et par lesquels peuvent passer une personne, une sensation, une impression, un sentiment, une idée, un objet, bref presque tout… en usage aussi bien en peinture, en littérature, en musique qu’en politique – quoique la parcimonie y soit plus souvent la règle que l’exception. Les subtilités des nuances sont telles que pour les nommer, sans les confondre ou les amalgamer, la langue propose des lexiques qui ne manquent d’ampleur. Celui de la couleur primaire dont les longueurs d’onde sur le spectre lumineux débute à cinq cent-septante-cinq nanomètres pour atteindre sept cents nanomètres, lorsqu’il est dit « extrême » et que, par facilité, nous appelons, le rouge, est un des plus riches : vermillon, carmin, magenta, vermeil, d’alizarine, anglais, tomate et aussi, tomette, coquelicot, cerise, cinabre, framboise, groseille, d’Andrinople, chinois, orangé, pourpre, cochenille, kermès, minium, campêche, garance, orcanette, rocou, santal, orseille, tournesol, écarlate, amarante… – j’aurais aimé les écrire à l’encre de leur tonalité respective, mais le nuancier de mon ordinateur ne les possède pas toutes, hélas !

Bref, le rouge est picturalement et lexicalement, un et multiple. Il l’est de même par ses références. Défiant toute concurrence en matière de contradiction, il s’associe aussi bien à l’amour qu’à la colère ou à la honte pourvu que d’ardentes incandescences il soit question. Mais il peut extérioriser des émotions moins brûlantes en colorant, par exemple, les joues du timide ou celles du gêné, qui n’en peut, mais… Symboliquement, il est la couleur de la puissance et de l’autorité souveraines quand de pourpre royale, impériale ou cardinalice, il en revêt ses représentants et colore d’écarlate le tapis déroulé sous leurs pieds. Renvoyant au feu et au sang du carnage, c’est la violence qu’il exprime avec force.

Il peut même qualifier une chose qui ne présente aucun de ses caractères. La mer Rouge, dont les flots sont bleus, avait naguère pour nom, Erythrée, du mot grec, eruthros : rouge carmin. Mais la mer Érythrée de l’antiqué, ne correspondait pas du tout à l’actuelle mer Rouge : elle s’étendait de la côte orientale de l’Afrique jusqu’à la côte occidentale de la Chine, incluant le golfe Persique et tout l’océan Indien. Pour autant, l’actuelle mer bordant l’Égypte et la péninsule arabique reste nominativement imprégnée de sa couleur d’origine, sans que l’on sache à quelles hypothèses d’explication elle le doit. Est-ce à la présence d’oxydes de fer, à une anémone de mer qui rougit en mourant, aux reflets de falaises de granit rose ou à une mauvaise traduction de l’hébreu vers l’anglais qui fit de Sea of reeds, mer des roseaux, the Red Sea ?

En revanche, l’origine des désolantes « marées rouges » n’est pas une énigme. Elles résultent de la prolifération d’algues rubicondes et très toxiques, au contact de polluants chimiques issus de l’agriculture industrielle. Présentes dans les eaux douces, notamment dans l’estuaire du Saint-Laurent au Canada, où elles causent la mort de bélugas et d’oiseaux, c’est dans les eaux marines de la Chine rouge… que la multiplication des efflorescences d’algues nuisibles est la plus préoccupante. À ce jour, le pays détient le triste record annuel de ces marées : quatre-vingt-sept, il y a deux ans, soixante-huit, l’an dernier, mais sur des superficies sans cesse croissantes, en mer de Chine orientale, en mer Jaune et en mer de Bohai. Ces mers-là deviennent vraiment rouges et en meurent. En l’occurrence, il ne s’agit plus du rouge qui tache, mais du rouge qui tue.

Allons, restons de bonne foi… le rouge n’a pas que des défauts : il stimule le psychisme, donne bonne mine et excite les taureaux, ce qui, me direz-vous, n’est pas forcément un avantage, sauf pour les bestiaux souffrant d’asthénie sexuelle.

Reste qu’il est la couleur de l’alerte et de l’interdit, dans le code de la circulation routière notamment, à l’inverse du vert, sa couleur complémentaire, qui lui, autorise. Et puis, comment y échapper en ces temps de vaches anorexiques, c’est à lui que revient de signaler les dépassements d’un compte bancaire dont les intérêts débiteurs viennent d’autant grever le solde négatif. Alerte rouge à l’endettement qui, si on n’y prend garde, ouvre la porte à son superlatif congénital, le surendettement et à l’infernale spirale de la descente aux enfers rougeoyants. Faut-il voir dans cette coloration particulière du découvert bancaire dont l’usage est bien antérieur à l’instauration de l’euro, un rapport avec le rouge franc ?…

Las, le rouge n’est pas serein ! Ardent, sanguin, passionné, colérique, exalté, il est pétri d’intensité et de vivacité qui confinent à la violence et à la brutalité. Sa force naturelle n’est pas de celles qui cèdent facilement et quand bien même, l’esquive n’est qu’apparente. Sous le rose de la peau la plus claire, coule le sang, dans la violine, la pourpre ne se laisse pas oublier, grenat, il peut s’assombrir jusqu’à incarner la douleur et le deuil, flamboyant ou orangé, c’est au feu qu’il puise son ardeur éclatante.

Qui veut avertir, attirer l’attention, signaler, dénoncer, mettre en garde, prévenir d’un risque avec quelque chance d’être entendu, le fait en sa couleur. Alertes rouges aux dérèglements climatiques, à la menace terroriste, à la pollution, aux agressions de toutes sortes, aux dangers réels ou supposés des ondes électromagnétiques et des lignes électriques à hautes tensions, aux piratages électroniques… les clignotants sont allumés tous azimuts et la planète qu’on disait bleue, en rougit de colère ou est-ce, de honte ?… mais certainement pas, de plaisir.

Oui, nous sommes dans le rouge jusqu’au cou… nous pataugeons dedans, il nous colle à la peau comme les peintures corporelles des Indiens d’Amérique qui leur valurent le surnom de Peaux-Rouges. Il est la couleur du temps… de la crise. La crise est mondiale. Tous les voyants sont au rouge. On nous en rebat les oreilles à les faire virer à l’écarlate. Mais, dans la foulée de cet incessant matraquage, ne pourrait-on aussi rappeler, fut-ce de temps en temps, que toute crise contient en elle sa solution ?

Que voilà une perspective prometteuse et autrement plus dynamique que le chant choral des goules du marasme !… Encore faut-il en découvrir le chemin… Et si celui-ci se nichait en dehors du monochromatisme ambiant. Si sortir du rouge, consistait à aller en deçà de lui – au-delà, c’est peine perdue, notre œil ne perçoit plus rien. Mais de l’autre côté, là où les longueurs d’onde moins élevées séduisent d’autant notre vision, lui ouvrant le champ des trois autres couleurs primaires, de leurs tonalités et de leurs créatifs assemblages. Recolorer le monde, à tout le moins, le colorer différemment, n’est peut-être pas une si mauvaise idée… Après tout, le rouge n’est pas seul au sein du spectre lumineux : le vert, le jaune et le bleu partagent avec lui le privilège de nous permettre de créer la polychromie. Oui, de la créer… si l’on en croit les scientifiques. Selon eux, la couleur n’a pas d’existence matérielle dans le monde réel ; les choses y sont incolores. Si la pomme est rouge, c’est notre regard qui la fait telle.

Alors, pourquoi pas un monde en bleu, en vert et en jaune, histoire de changer un peu des camaïeux de rouge ? Ça finit par bien faire, à la longue…

Amis, à vos pinceaux et à vos pots de couleur, le monde est à repeindre !

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