C’est effrayant : être en vie, cela signifie avant tout se demander si oui ou non on sera encore en vie dans une heure. .
Jacques Sternberg, Le Cœur froid
Au sortir d’une léthargie qui l’avait plongé dans différents bains de sang aussi incongrus qu’inquiétants, Fred Kador réintégrait ce qui était son chez soi : une des centaines de logettes quadrillant le vaste dortoir de la Hearternity Ltd. Rien de très reluisant ni de très personnel, mais bon, quelle importance ? Fred se sentait suprêmement détaché des choses de ce bas-monde… Et puis, sa conception du bonheur n’obéissait-elle pas au sain principe de changements ténus dans la continuité ? Allons, se dit-il, tout va bien et tout ira bien, la vie suit son cours ainsi que se poursuivrait un rêve éveillé…
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En bruit de fond résonnaient les éclats de voix du panoptic où se rediffusait un ancien épisode de « Comment perdre des millions », émission populaire où des hommes sans qualités se débattaient avec des batteries de questions multi-choix sur les manies et stratégies des grands escrocs du monde de la finance. Un jeu paradoxal, comme Fred en raffolait : car si par pur hasard l’un de ces ahuris tombait juste quant au meilleur moyen de faire plonger les bourses, ça lui vaudrait de ramasser dans les deux ou trois millions de galactars ! Bref, un assez joli pactole ! Jusqu’à la prochaine dévaluation, cela allait sans dire…
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Tenaillé par une sensation de faiblesse, Fred avait branché son raccord ventral au cône énergétique qui jouxtait sa couchette, question de recharger ses accumulateurs intimes. Et tandis que s’installait la prescience d’une journée splendide, dût-elle se dérouler au milieu de la débâcle générale, il laissait l’irriguer le flux de particules électromagnétiques auquel il devait santé et joie de vivre. Puisqu’il n’était autre, lui Fred Kador, qu’un superbe et solide humanoïde de la dernière génération… Un automate du genre humain, plaisantait-il. Et trop humain, peut-être, aimait-il ajouter en paraphrasant l’opuscule de Friedrich Wilhelm Nietzsche que ses concepteurs avaient inscrit en lui – l’expérience ayant prouvé qu’un référent de nature esthétique évite au personnel d’exécution un mortel sentiment d’ennui.
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Il avait mémorisé la liste des prospects, endossé son blouson de service, s’était mis à l’épaule sa gibecière de chasseur ultramoderne, et, retrouvant sans faillir son chemin par le dédale de couloirs de la Hearternity Ltd, il avait entrepris de remonter à pied la Jewell Avenue, sous ce soleil de juin qui parsemait d’éclairs sa caboche argentée. Ainsi donc, Fred Kador avait tout loisir de gagner en douceur Little Paradise, le quartier de standing où résidaient ses clients du jour. De marcher à son pas sous la ramure odorante des marronniers qui bordaient l’avenue, en se laissant griser d’impressions variées et d’idées décousues… De sacrifier à son fameux goût du paradoxe, qu’il appliquait à ce qui faisait sa vie et celle des autres. Ainsi, croisant de-ci de-là de vieux messieurs voûtés et de fraiches jeunes filles aux chapeaux de soie claire et aux jupes froufroutantes, ainsi s’interrogeait-il sur l’étrangeté d’un monde où les hommes sont faits de chair mortelle, tandis que les robots pourraient se perpétuer ad vitam aeternam. Un monde où ces si fragiles humains détiennent tous les pouvoirs et asservissent ceux qui, comme lui, ont toute chance de leur survivre. Sans même parler de la suprême ironie des choses qui faisait que les hommes devaient aux avancées de la cybernétique les moyens de prolonger, un rien et à prix d’or, leur piteuse condition de cadavres en sursis.
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Sa promenade matinale l’avait amené jusqu’à une grande villa blanche de style postcolonial, devant laquelle s’agitait une troupe de robots occupés à charger des camions de déménagement. Au milieu d’eux, dirigeant la manœuvre de main de maître, s’égosillait un petit homme moustachu et rondouillard que Fred identifia sans peine : Burt Lermontov, subtil agioteur en son temps consacré empereur des hot primes, et qu’on disait maintenant à peu près ruiné, au point de ne plus pouvoir faire face à certaines échéances majeures… Un homme aux abois et qui, soucieux de devancer le passage des huissiers, s’affairait à vider la maison où il avait connu tant d’états de grâce, avant que ne surviennent les revers de fortune : le premier de ses clients, qui ne remarqua pas le petit cœur sanglant que Fred Kador portait, brodé en écusson, à hauteur de la poche de poitrine de son blouson de service. Le premier de ses clients qui, prenant notre automate pour un des déménageurs, lui hurla au visage différentes invectives que Fred ne releva même pas, concentré comme il l’était sur sa tâche de récupérateur. Au point de marmonner la raison de sa visite de façon à peu près inintelligible. De sorte qu’à l’instant suprême où ses yeux se révulsaient et qu’il agonisait en hurlant de douleur, il est plus que probable que Mr Lermontov, Burt Lermontov, ne savait toujours pas avoir affaire à l’émissaire patenté de Hearternity, venu récupérer son bien.
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Le second client, un certain Abel Costello, notaire de son état, avait curieusement élu domicile dans une maison modeste, du moins à l’aune des standards du quartier : une piaule de briques rouges, à un seul étage, comme plantée de guingois sur un promontoire de verdure étiolée, avec de petites fenêtres masquées de volets blindés. A croire que quand tout allait bien, ce particulier voulait donner le change sur son état de fortune, songea Fred en sonnant à la porte d’acier. A croire, aussi, que l’animal avait l’une ou l’autre broutille à cacher ou à protéger. De nouveau, Fred pressa la sonnette, sans susciter davantage de réaction. Ce client-là devait l’avoir senti venir, deviné de loin… Alors, de cette voix de stentor dont il n’était pas peu fier, Fred Kador hurla qui il était, qui l’envoyait et pourquoi il venait. Après quoi, comme dans les plus extravagants des films d’action, ses yeux émirent deux rayons d’un rouge vif, rayons laser qui eurent tôt fait de dissoudre gonds et verrous de cette porte renforcée, qu’il fit ensuite basculer d’un simple coup de botte. Pour se retrouver dans un couloir sombre et malodorant, face à un grand gars à poil qui le menaçait d’un désintégrateur. D’un bond Fred est sur lui, il le désarme d’une manchette, oui mais l’autre se rebiffe, lui refile un coup de poing dont frémit son visage de synthèse. Non mais, on me malmène ? Ma parole, on voudrait m’assommer ? Et pourquoi pas me liquider ? La rage submerge Fred de façon si visible que le Costello, Abel en tenue d’Adam, épouvantail sans voiles, comprend qu’il s’y est fort mal pris et tente de parlementer. Trop tard, mon cher, beaucoup trop tard, lui fait comprendre Fred dont les mains frétillantes se sont mises en action. Si bien que la petite conversation, à peine ébauchée, se termine dans un gargouillis de bave et de sang.
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Le troisième des clients se révéla être une cliente. En l’occurrence Leonora Perkins, Chief Executive Officer désormais remerciée de ce qui avait été la surpuissante Bling National Bank. Tout portait à croire qu’elle avait dû renoncer jusqu’aux robots domestiques, car c’est en personne qu’elle vint ouvrit la porte du coquet bungalow de campagne, dès le premier appel de l’humanoïde à gibecière en bandoulière. Il était cependant manifeste que la sonnerie l’avait surprise sous sa douche, à en juger par ses longs cheveux emperlés de gouttelettes cristallines et ce peignoir éponge qui, avec de jolies mules à pompon, constituait son seul vêtement. Fred, contemplant cette belle femme droit dans les yeux, déclina d’une voix grave sa qualité d’employé de Hearternity.
– Fred, mmmm, joli prénom, se contenta-t-elle de répondre sans même savoir qu’il s’agissait en fait d’une contraction d’infra-red, en référence au système grâce auquel l’humanoïde visualisait le monde des apparences.
Et précisément, Fred scrutait cette femme accueillante, tandis qu’elle le guidait jusqu’au petit salon où elle l’invita à se mettre à l’aise dans un des fauteuils club. Quel âge pouvait-elle avoir ? Dans les soixante-dix années terrestres, il le savait par son dossier. Et quel âge faisait-elle ? Pas plus de la trentaine, grâce aux biotechniques et à différents miraculeux implants, dont celui qui justifiait sa visite. Et Fred, observant la maîtresse des lieux lui servir à boire, se sentait soudain sous le charme : comme si cette beauté l’aimantait… Il sourit vaguement, se souvenant du passage d’Humain, trop humain où Friedrich Wilhelm Nietzsche compare certaines femmes à des paratonnerres.
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Ne modifiant en rien les inflexions naturellement tendres de sa voix de synthèse, Fred avait été on ne peut plus direct :
– Compte tenu des intérêts de retard, cela fait très exactement 263.708 galactars, Miss Perkins. Vous me rédigez un chèque que je valide on-line, je vous imprime un reçu et je vous laisse tranquille. Et la vie continue…
Debout devant lui, elle s’était fendue d’un énigmatique sourire. Lui aussi la regardait. Et il attendait, sirotant ce bourbon millésimé dont il appréciait les senteurs de fruits rouges. Une boisson épatante, même s’il savait pertinemment que son organisme n’était nullement conçu pour ingérer de l’alcool et qu’il se verrait, une fois sorti d’ici, contraint de vomir tout ce qu’il avait bu.
– Alors, Miss Perkins ?
Elle s’était détournée pour enclencher la radio qui aussitôt, déversa dans la pièce ses ondulations sirupeuses. Quant elle revint à lui, elle s’était décidée.
– Alors ? Voici…
Alors Leonora, qui avait eu pour amants les plus séduisants acteurs de la Jet-set, et qui ne savait que faire pour provoquer pitié et commisération chez cet exécutant borné, écarta délicatement les pans de son peignoir de bain. Puis, s’étant penchée vers Fred, et lui prenant la main, elle l’invita à se déganter pour mieux la toucher, lui demanda de palper ce qu’elle a de plus joli, de plus précieux peut-être : ces deux seins de jeune fille, rondelets, blancs de lait, tièdes et si doux sans doute.
A ce moment, la radio entamait les premières phrases musicales de La Vie en rouge, et la voix sarcastique du chanteur virtuel Nick Mike enchaîna tout de go :
Des seins qui se dressent sous mes mains
Des lèvres qui se perdent sur ma bouche
Voilà le portrait sans retouche
De celle qui m’appartient…
– Je suis totalement à toi, avait ajouté Leonora comme pour prolonger la chanson.
Fred Kador, s’étant lentement mis debout et se collant à elle, caressait donc à loisir les petits seins rembourrés de cette dame en état de terreur, délicieusement tremblante : ses roploplos, tenait-il à se dire. Même si c’était infantile et mieux : pour nier que l’état d’enfance lui serait à jamais inconnu… Roploplos qu’il soupesait au creux de ses mains comme on fait son marché, gros œufs d’oiselle effarouchée qu’il trouvait, au toucher, curieusement semblables aux seins de plastex de ces filles à tout faire conçues industriellement. Au point qu’il avait peine à croire que circulerait là-dessous ce sang vermeil dont l’odeur l’émoustillait tant, si n’était…
Si n’était cette fine cicatrice, à la base du sein gauche, démontrant clairement que le savoir-faire de la Hearternity Ltd était passé par là. Rappel de sa mission, retour à la réalité, leurs regards se croisèrent. Fred y lut qu’elle ne paierait pas, qu’elle n’en avait pas les moyens. En même temps, il prenait conscience de s’être livré à une parodie de parade amoureuse. Et elle, décelant son malaise, sut que c’en était fini d’elle. Ce que la voix de Nick Mike, dans sa version féminine, illustrait parfaitement :
Il est entré dans mon cœur
Une part de terreur
Dont je connais la cause
Et dès que je l’aperçois
Alors je sens en moi
Mon cœur qui bat…
Et donc, après ce qui avait été comme un arrêt du temps, comme une bulle de bonheur au cœur du foutoir, Fred étreignit le cou de la cliente, puis, sourd à ses plaintes et ses supplications, se mit en devoir de l’étrangler proprement. Délicate attention, après quoi agiraient les mini-bistouris enchâssés à l’extrémité de ses doigts. Puisqu’il fallait ouvrir la poitrine de Leonora Perkins, la découper selon les pointillés pour y récupérer un cœur d’un coût pharamineux : un cœur en titane et biomatériaux signé Hearternity, qui lui avait donné la vie tant qu’elle pouvait payer.
Tant qu’elle pouvait payer… Ce qui est du passé, se répète pensivement Fred Kador en rangeant ce précieux implant dans une pochette ad hoc, au fond de sa gibecière, quittant les lieux tandis qu’expire cette chanson où Nick Mike a retrouvé son phrasé masculin :
Si je te serre la gorge
Jusqu’à ce que plus rien ne bouge
Toi dont le sang m’arrose
Tu vois la vie en rouge
Et ça m’fait quelque chose…
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Cette journée-là, le scénario meurtrier se répéta encore six fois, à de subtiles variations près. Six fois encore pour qu’au total, le méticuleux Fred Kador, abandonnant à leur triste sort neuf corps cambriolés, et sa gibecière emplie d’autant de cœurs prêts à redonner vie à qui pourrait payer, reprit le chemin qui menait au dortoir. En chemin, il se sentait las, désabusé. Tant de cœurs arrachés, comme les trophées d’une guerre entre eux deux… Par eux deux, il voulait parler du genre humain et de lui-même… Et il semblait qu’à ce petit jeu, sa cliente du matin avait réussi à le troubler. Désireux de comprendre pourquoi il s’était fait subjuguer avant de se montrer si violent, il se raccrochait à un passage de Humain, trop humain, merveilleusement limpide : D’où viennent les subites passions d’un homme pour une femme, les profondes, intimes ? La sensualité seule en est la moindre cause ; mais quand l’homme trouve réunis en un seul être la faiblesse, le besoin d’aide et tout à la fois l’outrecuidance, il se passe en lui quelque chose qui serait comme si son âme allait déborder… Pourtant, cette élucidation ne dissipait pas tout à fait le malaise. Mais bon, il aurait bientôt atteint son quota mensuel de récupérations, ce qui lui donnerait le droit, après tant de sang répandu, d’aller faire le vide dans un des centres de reconditionnement que la Hearternity Ltd, à la fois père et mère des robots dans son genre – sa seule famille, en fait – mettait périodiquement à leur disposition. Allons, tout n’était donc ni si noir ni si rouge, dans cette vallée de larmes…