—Original Message —

From : nioman.pandhawa@brutele.be

Sent : Thursday, September 18, 2030 4 :24 PM

To : mangkunegara.sindusawarno@indonesianet.indo

Cc :

Subject : Message pour Grand-Père

Importance : High

 

Bruxelles, le 18 septembre 2030

À l’attention de M. Sindusawarno

Butigndi, Indonésie

Selamat Pagi ! Bonjour, cher ami et voisin de mon Grand-Père. Puis-je à nouveau solliciter ta grande gentillesse et te prier de lui rendre visite pour lui donner lecture de cette lettre que je lui adresse. Sachant que ta réponse sera positive, je t’adresse déjà mon plus chaleureux salut depuis la Belgique où je suis à présent installée, comme tu le sais.

Voici la lettre :

Cher Grand-Père,

J’espère que tu te portes bien. Que les divinités te soient favorables et qu’elles te donnent assez de force, pour longtemps encore te promener au long des chemins de rizière avec ton ami qui te lis ce courrier aujourd’hui.

Je te donne quelques nouvelles, écrites en hâte. Elles te rassureront sur mon voyage et mon installation à Bruxelles, ce nouveau district européen et ancienne capitale de la Belgique, un petit pays qui fête cette année le bicentenaire de sa naissance.

Je me suis inscrite dans la section Sismologie de la Faculté des Sciences, comme cela était convenu.

Lors de la rentrée académique, le Recteur nous a accueillis avec des mots chaleureux, en particulier à l’intention des étudiants étrangers qu’il a salués en les qualifiant de « symboles de la multiculturalité ». Il nous a ensuite invités à une projection vidéo illustrant les grands objectifs de la section de Sismologie, créée avec des fonds non utilisés des ONG : l’observation des séismes et la prévention des sinistres qu’ils occasionnent. Bien entendu, ce film évoquait le tsunami de 2004.

Le coeur serré, j’ai revu ces images du 26 décembre : la mer qui se retire, la vague qui va au large prendre comme un second souffle terrible avant l’assaut de la côte où nous étions alors, Grand-Père. Tout cela est encore dans nos coeurs et dans notre chair, avec, en plus, ce que ces images ne restituent pas : l’effroyable vacarme, les cris, les odeurs, les hurlements.

Grand-Père, je n’ai pas pleuré à ce moment-là de la projection. L’auditoire était muet. Le reflet des images qui emplissaient l’écran éclairait d’une lueur blafarde et changeante les visages tendus de mes condisciples.

J’ai pleuré plus tard, lorsque je t’ai vu, toi, oui toi Grand-Père, au milieu des ces séquences télévisées que je ne connaissais pas.

« Elles ont fait le tour du monde ! » m’a-t-on dit après la projection.

La caméra se trouve dans une chambre d’hôpital. L’image bouge. Il y a beaucoup de nervosité. Une petite fille, dans les bras d’une infirmière. Elle hurle. De peur ? De mal ? De chagrin ? Personne ne peut le dire… Un peu plus loin, un homme en uniforme retient avec de grands gestes un homme en larmes, qui lève les bras en lui parlant et désigne l’enfant.

Cet homme, c’est toi, Grand-Père.

Tu es comme éperdu. À la main tu tiens ce casque cabossé, qui maintenant se trouve en offrande sur l’autel familial. Tu ne sais où le déposer dans la chambre d’hôpital.

Tu continues à gesticuler. Tu supplies le soldat. Tu trouves enfin une table où déposer ton casque et, mains jointes, tu reviens vers l’uniforme dans une ultime supplication. Tes yeux en larmes se rivent sur la petite fille qui te tourne le dos.

Elle hurle en regardant l’objectif de la caméra… Et l’homme en uniforme met ta parole en doute, hésite, ne te laisse pas l’approcher.

Des bribes de commentaires nous expliquent ces images de pleurs, de prières, de violences et de détresse que la caméra filme sans discontinuer.

« Miracle en Indonésie. Deux jours après les ravages du tsunami, une petite fille est retrouvée vivante dans une fosse commune. Elle a pu prononcer son nom. La police a retrouvé le seul survivant de sa famille, son grand-père… »

Jamais, Grand-Père, tu ne m’avais dit cette détresse qui t’avait accablé. Moi je hurlais, parce que j’avais peur de cette caméra qui me fixait, de ce spot qui m’éblouissait, de ce remue-ménage affolé auquel j’ajoutais le vacarme de ma terreur.

Ici, à Bruxelles, mes camarades m’ont réconfortée après la projection. Je leur ai expliqué que je pleurais autant de revoir les images de dévastation que de découvrir cette scène que j’ignorais et que le monde entier avait vue.

Pauvre Grand-Père avec ton casque, et ce policier qui ne voulait pas se laisser convaincre… parce que moi je ne te reconnaissais pas, parce que je m’agrippais à ces bras secourables qui me tenaient, parce que je te tournais le dos en hurlant, parce que, pour le bébé que j’étais, la vraie terreur venait de cette caméra, de ce spot, de ce micro tendus vers moi et qui ne me lâchaient pas.

Plus tard, on m’a montré d’autres archives vidéo. Des rescapés qui débarquent en tremblant des avions, à qui l’on vole le premier témoignage, comme s’il y avait encore urgence.

Cette femme qui s’accuse d’avoir abandonné son enfant aîné pour sauver le cadet accroché à son épaule… Fallait-il vraiment, à ce moment-là, lui demander de raconter ? Fallait-il montrer ces images sans qu’elle-même n’ait eu la possibilité de les visionner au préalable, de nuancer cette parole, de la refuser au monde avant d’avoir pu l’expliquer au petit, au survivant qu’elle inonde de sanglots dans le hall de l’aéroport ?

Et toi, Grand-Père, as-tu vu ces images de tes mains suppliantes, de ce policier qui t’empêche de m’approcher, de ton casque bosselé dont tu ne sais que faire ? Non, sans doute.

Pourtant, le monde entier…

Pardon, Grand-Père.

J’éveille de douloureux souvenirs. Mais à qui d’autre puisje écrire ceci ? Voilà plus de vingt ans que cela s’est passé…

Toi qui ne sais ni lire, ni écrire, toi qui as perdu toute ta famille sauf cette petite survivante que j’étais. Et moi, je pleurais, je te fuyais… tandis que l’homme à l’uniforme s’apprêtait à te pousser hors de la chambre d’hôpital. Pardon, Grand-Père…

La caméra m’avait terrorisée davantage que le tsunami, davantage que d’être étouffée par les cadavres qui m’écrasaient dans la fosse commune.

Je suis si loin de toi aujourd’hui. Tu aurais préféré que je reste à Buttigindi, à tes côtés. Mais tu as compris que je voulais étudier ce qui s’était passé le 26 décembre et tu as bien voulu – sois encore une fois remercié pour ta bonté – que je vienne ici, à Bruxelles, pour apprendre tout ce que nous aurions dû connaître pour limiter la dévastation du tsunami…

Tu te souviens, pour te convaincre, je t’avais raconté cette histoire.

Sur une plage proche de Thaïlande, plusieurs centaines de personnes doivent la vie sauve à une petite fille. Quelques jours avant le tsunami, son institutrice avait expliqué le déroulement des différentes phases du raz de marée… Lorsque la petite écolière vit la mer se retirer vers le large, comme un fauve se mettant à l’arrêt avant de plonger sur sa proie, elle courut tout au long de la plage en hurlant :

« Náám ! « Náám ! », ce qui en thaï veut dire « l’eau ! ».

Elle s’arrêtait auprès des familles et leur montrait la mer, et les convainquait de s’éloigner, d’escalader les collines…

Lorsque je t’ai raconté cette histoire, tu as souri, Grand-Père. Toi, tu n’as jamais été à l’école.

L’histoire de cette petite fille te rappelait les éléphants qui se sont éloignés des rivages et ont gravi les flancs de la montagne dès que la terre, là-bas, sous l’horizon de l’océan, a commencé son funèbre travail.

Porte-toi bien, Grand-Père.

Je reviens cet été.

Nous regarderons ces images que nous partageons, désormais.

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