New York Nations Unies

Michel Kostal,

À New York à nouveau New York sur l’East River passent vapeur au vent crapahutant parfois rageurs de petits remorqueurs des barges rouillées suintantes lourdes d’ordures fortes d’odeurs sirène chantante en contrepoint des hululements des voitures bleues de New York Police et dansant avec les mouettes hurlantes mais comme muettes dans le chaos des cris l’ombre d’hélicoptères flirtant entre les nuages et les reflets des gratte-ciel de Manhattan.

A New York Nations Unies dans la grande salle de l’Assemblée vert noir et or sur l’estrade étoilée de lumières sous sa voûte bleue et beige au plancher la salle qui entend la paix se dire qui attend la paix venir la salle des pas perdus à voir la paix mourir à New York Première Avenue deux cents moi-mêmes rassemblés enfin bien assis aux Nations Unies des femmes des hommes égalité des sexe oblige des blancs, des noirs, des bruns des jaunes un albinos aussi les races ici ne veulent plus rien dire les pâles et les blafards les cheveux blonds les cheveux gris plus très jeunes pas très vieux le poids de l’expérience canalisant les rêves oubliés de l’espérance des utopies des Nations Unies tous égaux tous égaux et tous rouges non pas de honte de s’occuper si mal du monde mais par la couleur écarlate des badges d’accès à la salle étoilée tous égaux vous dis-je, deux cents moi-mêmes sur la Première Avenue, deux cent moi-mêmes le long de l’eau sale de l’East River des remorqueurs et des chalands deux cents moi-mêmes bien assis sauf qu’ici comme souvent, quand je n’ai rien à faire que ne pas m’endormir je compte ceux qui comme moi sont barbus, les barbes blanches des Pères Noël, les barbes noires des pirates et dans cet univers cruel la face glabre du vrai visage des barbes bleues.

L’ogre pourtant n’est pas dans la salle mais rôde aux confins de l’univers avec ses compagnons de misère que sont partout sur la terre les hommes de la guerre.

Ils dévorent bien sûr les enfants cinq par minute selon des experts forcent les femmes bras en croix jambes ouvertes immolées sur des pieux pour satisfaire la colère des divers dieux qu’ils honorent des dieux indifférents aux cris aux hurlements aux prières mais sans doute attentifs aux discours des délégués qui pérorent sous la voûte étoilée qui discourent sur l’estrade vert noir et or pour se taire finalement dans un dernier hoquet d’horreur ils regagnent le plancher bleu et beige de la grande Assemblée se saluent se congratulent vous avez bien parlé. Cinq enfants meurent chaque minute et chacun y va dans son propos de rappeler cette terrible vérité banale à force d’être répétée et chacun aussi plutôt que de se taire au bout des trois minutes réglementaires des discours poursuit et amplifie démontre et dénonce parle parle des minutes entières s’ajoutant au temps imparti avec au loin de New York au loin de la grande salle au loin du rouge écarlate des délégués le rouge couleur rouille du sang mêlé de bile sur des cadavres d’enfants qui égrènent le temps qui court le temps qui coule au goutte-à-goutte. Ils sont tous gris ces cadavres d’enfants que l’on ne voit pas les blancs sont gris comme les noirs et les bruns et les jaunes tournent presque au bistre tandis que continue la ronde des discours, les blancs les noirs les bruns et les jaunes et même l’albinos pur parmi les purs, les cheveux gris les mises en plis trop bien laquées, les mèches rebelles de femmes si peu fardée les hommes blafards les visages pâles répètent tous qu’il faut agir « main-te-nant » et leur haleine un peu chargée forme un halo de sainteté dans l’air glacé conditionné de la grande salle de l’Assemblée trois minutes et puis s’en vont dit le règlement trois minutes ou quinze petits corps martyrisés quatre minutes cinq parfois huit ou dix et nous continuons de parler alors qu’il suffirait sans doute pour mettre fin au charnier de fermer la bouche et de pleurer Je me tue à vous le dire murmure un délégué cinq enfants tués chaque minute soit trois cent à l’heure alors qu’une page de quatre cents mots se lit en deux minutes un autre affirme que tout ça n’est rien car meurent chaque jour aussi dix sept mille autres enfants mais de faim enfin las le Président de l’Assemblée semble vouloir mettre le holà sur cette chierie de mots qui se déversent dans le cloaque de l’East River le pauvre homme doit pisser et veut se ménager l’heure du déjeuner et tous ces morts qui s’accumulent à longueur de discours pourraient bien l’empêcher de digérer taisez-vous donc fait-il entendre votre temps de parole est écoulé laissez au sang le temps de coaguler taisez-vous taisez-vous dit son marteau de bois qui heurte le bureau sur l’estrade taisons-nous et allons déjeuner la séance est levée Et le silence tout à coup malgré le brouhaha d’une foule qui se retire et l’horloge stoppée dans sa course font que là-bas très loin aux confins du monde des enfants enfin s’arrêtent de mourir. Dans deux heures les bateleurs de la paix regagneront leurs travées dans deux heures deux cents moi-mêmes relancerons la sanglante logorrhée.

À New York Nations Unies à New York Première Avenue deux cent moi-même ne font pas que ruer des enfants déjà morts deux cents moi-mêmes également engagés dans une course effrénée pour abattre le dernier cerisier de Manhattan, le dernier baobab d’Arusha, les derniers palmiers de Papeete, l’ultime chêne de Vancouver les transformer en pâte à papier tant les mots qui se disent à New York Nations Unies s’écrivent aussi en plusieurs langues et s’impriment tant il faut de rames de papier pour les diffuser orbi et urbi dit un collègue du Saint-Siège comme un mémoire dit un diplomate chevronné comme la preuve de notre activité souligne un autre un peu blasé. Mais ce papier trop dur pour s’éponger trop ferme pour se torcher à peine lu est classé dans des dossiers dont il ne sortira plus que dans trois ans lorsque les archives exploseront qu’il faudra faire place nette et les brûler pour d’autres propos pour d’autres malheurs pour d’autres enfants éventrés que deux cent moi-même convoquerons pour nous entendre nous lamenter.

À New York à nouveau à New York sur l’East River passent vapeur au vent crapahutant parfois rageurs de petits remorqueurs sirène chantante, mais ce n’est pas un chant écoutez bien mais une longue et lugubre mélopée.

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