Nil novi sub sole

Roger Foulon,

Ce 11 septembre 2001, comme chaque jour, bien qu’il frisât les quatre-vingts ans, il avait marché plusieurs kilomètres, obéissant ainsi aux conseils de son médecin estimant qu’une promenade accomplie par tous les temps est le meilleur des traitements. Guère de soleil cet après-midi-là. Un peu de brouillasse assombrissait le ciel. Cette grisaille pesait sur lui. Une certaine lassitude alentissait son pas.

Quand il fut rentré, il s’installa dans son relax pour se reposer un peu. Puis, il alluma sa télévision. Il se mit à zapper afin de trouver une émission à son goût. Aussitôt, une image apparut. Un film d’horreur sans doute car il vit deux gros avions plonger successivement vers d’énormes tours, s’y encastrer et exploser. Comment un cinéaste parvenait-il à réaliser de tels truquages ? Les deux tours s’écroulèrent dans des geysers de fumée et de feu. Cela le réveilla complètement. Les commentaires qu’il entendait modifièrent instantanément sa vision des choses. Il fut abasourdi. Il ne s’agissait nullement d’un film, mais d’une affreuse réalité. Un double attentat venait d’abattre les deux buildings du World Trade Center, au cœur de New York. Alors, durant des heures, bouleversé, il regarda l’incessant défilé des images. Cela finit par l’atterrer, puis par le déstabiliser complètement.

Pourtant, depuis son enfance, il avait toujours nourri une passion un peu morbide, il le reconnaissait, pour tous les faits de guerre. Son père lui contait volontiers des épisodes du premier conflit mondial auquel, dans les boues de l’Yser, il avait participé durant près de quatre ans. Il entendait encore cette voix hachée qui, certains soirs, lui détaillait, comme dans une hallucination, les attaques parmi les barbelés. On lui avait tellement seriné ces choses que sa mémoire en était vraiment comble…

« Le lieutenant lance un ordre. Il faut basculer l’ennemi dans le fleuve et ramener des prisonniers. L’aboi des armes. On gueule pour se faire comprendre. Des pans de terre se retournent dans la tranchée. Un gigantesque labour par socs, seps, versoirs qui tombent du ciel et se pulvérisent en fouissant. La plainte des blessés. Les canons toussent sans arrêt. La terre tremble et bouge jusqu’en ses fondements. Un bouillonnement des profondeurs qui se propage comme si des poches de grisou explosaient soudain. Cette trémulation du sol se transmet jusqu’aux mollets, cuisses, ventres. À vous donner la chiasse. Les mains serrent les fusils. Les cous se tassent sous les casques. En avant ! On est hors de la tranchée. On court, tête baissée. À la surface des eaux, le trait noir des passerelles qui flottent, soutenues par des filins. Elles tanguent sous le poids des hommes. On se pousse. Mal arrimée, une de ces passerelles bascule. Des soldats glissent, tombent dans l’eau glacée. On piétine des mains qui s’agrippent aux rondins. Des malheureux lâchent prise et s’enfoncent, alourdis par les godillots, la capote, le fusil. Avancez ! Avancez ! Sitôt l’eau franchie, on repart, baïonnette à nu. On hurle, en vrais chiens de meute à la curée. Un entonnoir à franchir, un autre. La tranchée ennemie est toute proche. La première vague déferle vers le parapet. Soudain, un déchirement du ciel et de la terre. Un jet horrible de fer et de feu. Une batterie ennemie tonne. Des mitrailleuses crépitent. Déjà, dans la tranchée, on se bat à l’arme blanche. L’ennemi sort de ses trous et fuit. Des hommes se lancent à sa poursuite, grappes de grenades pendues à la ceinture comme de grosses pommes vertes. On enjambe des cadavres. On patauge dans de la glu : du sang qui a jailli des ventres crevés. »

Sur l’écran, les avions continuaient d’enfoncer les tours qui s’affaissaient bientôt. Mais les images de la guerre contées par son père s’interposaient, se confondaient avec l’énorme gerbe de

poussière due à l’écroulement. Qu’entendait-il ? Les cris des guerriers ou la sirène des ambulances et autres véhicules de secours ? Il ne le savait. Il ouïssait surtout la voix de son père qui vilipendait les horreurs de la boucherie. Cela sonnait en un souhait sans cesse répété… Plus jamais ça ! Dix millions de morts ! Plus jamais !

Durant toute l’adolescence, il s’était cependant passionné pour cette guerre de 14-18, pour d’autres hécatombes aussi qui se déroulaient un peu partout dans le monde. Il avait lu beaucoup de livres imprégnés de sang : Les croix de bois, À l’ouest, rien de nouveau. Vie des martyrs, etc., même ces petites publications cocardières à la couverture colorée exaltant le sacrifice des poilus et qu’on achetait alors pour quelques sous dans les bibliothèques de gare.

Il s’intéressait aussi beaucoup à la guerre d’Espagne, aux homélies démoniaques d’Hitler, au conflit nippo-chinois, à l’invasion de l’Éthiopie, aux défilés des troupes nazies faisant résonner les pavés d’Outre-Rhin, bref, à tout ce qui confirmait à travers le monde que l’homme est un loup pour l’homme.

En 1940, j’ai dix-sept ans. Le vendredi 10 mai, sans qu’on s’y attende, les Allemands passent à l’offensive, attaquent la Hollande et la Belgique. Dès le premier jour, des bombes pulvérisent des villes entières, des parachutistes prennent d’assaut des forts, des ouvrages d’art sont détruits. Des flots de fuyards voulant échapper à l’ennemi abandonnent Liège, Verviers, Malmedy. Ces malheureux veulent gagner la France et s’entassent dans des convois ferroviaires. Puis, à pied, par colonnes serrées, des gens déferlent sur les routes et traversent les régions ravagées. Je me souviens. Dès le samedi, des troupes françaises arrivent dans ma ville. On les acclame, mais, pourtant, c’est loin d’être la fête. Une espèce de frénésie m’habite. Malgré les objurgations de mes parents, je veux vivre intensément ces heures de folie. Je me mêle aux soldats exténués par des marches forcées et qui s’allongent au moindre arrêt. J’interroge les réfugiés. On me conte des atrocités causées par mitraillages et bombardements. Ces récits me donnent à la fois chair de poule et excitation, un peu comme ce que je ressentais en écoutant les chroniques guerrières de mon père.

Cette euphorie est à son comble quand, le mardi, on placarde partout des affiches ordonnant aux hommes de seize ans et plus de gagner au plus tôt la région d’Ypres. Je dois obtempérer à cet ordre de mobilisation. J’en suis bouleversé. J’aime mes parents, l’école que je fréquente, mes condisciples, ma ville surtout. Donc, une fois encore, avant de tout quitter, je veux parcourir ma cité encombrée de troupes et de fugitifs. Me voici non loin de la gare. Sur une voie isolée, une locomotive ahane, prête à traîner sa ribambelle de wagons. Près d’eux, hommes, femmes, enfants arpentent le ballast dans l’attente du départ. Tous scrutent le ciel avec inquiétude. Cette agitation et cette peur latente me troublent à l’extrême. Plus loin, sous les verdures d’un mail, je me mêle à tout un régiment de sidis affalés parmi leur barda près d’une meute de blindés dont les cornacs sifflent des canettes de bière apportées par des riverains.

Soudain, c’est une ruée un peu folle en raison d’avions qui barattent l’air. Les escadrilles se rapprochent, survolent la ville. Des blindés les ayant repérées déclenchent un tir nourri. L’effet est immédiat : un mitraillage en règle. Les citadins fuient tandis que les militaires tentent de se camoufler au mieux. Sans arrêt, les avions virent et reviennent pour continuer leur œuvre de mort. Je m’abrite sous un énorme tank. Tout à coup, la terre tremble. Des bombes, cette fois. Cela dure longtemps. Par vagues successives, les avions continuent leur travail. De la gare viennent des cris déchirants, des clameurs de bêtes blessées. Une fumée épaisse monte des abords des voies de garage. Après le départ des avions, je m’approche des lieux du carnage. Des rails tordus, des wagons éventrés, complètement retournés. Des bombes les ont touchés de plein fouet. Partout, dans les parages, des centaines de gens s’agitent, fuient, s’affalent, repartent, se hissent le long des talus. C’est atroce. Rien que de la ferraille et des centaines de cadavres. Les secours s’organisent à la diable. La Croix-Rouge, la Protection Civile sont là. Des corps décapités, des ventres ouverts, des bras et des jambes arrachés. De la cervelle a giclé partout. C’est horrible.

Ces souvenirs estompaient les images que la télévision envoyait de New York. Les ruines accumulées dans Manhattan rejoignaient celles du 14 mai 40 amoncelées dans la gare de triage.

Les jours suivants sont encore plus terribles. À vélo, j’obéis à l’ordre de rejoindre les environs d’Ypres. Mais en cours de route, me voici coincé dans une marée humaine, parmi des véhicules hétéroclites où s’entasse pêle-mêle le peu que chacun veut emporter. Déviés par la police militaire, on traverse bientôt la frontière. Durant des heures, on tourne en rond, survolés par des avions qui crachotent leur mitraille. La D. C.A. fait éclore, de-ci de-là, des éclatements floconneux fusant au hasard. Je traverse un village et entre bientôt dans une forêt truffée de dépôts de munitions. Des avions arrivent, volant à basse altitude. On distingue des croix noires sur leur carlingue. Des bombes pleuvent aussitôt, touchent les dépôts qui explosent. Un cataclysme général. Un séisme gigantesque. Le sol est éventré, labouré, pulvérisé. Les déflagrations propulsent des gifles brûlantes. La forêt bouillonne, se désagrège, se désarticule. Des gens fous hurlent, foncent à travers des massifs d’épines. Les soldats se mêlent à cette fuite éperdue et galopent vers le petit hameau de l’orée. Les munitions continuent de sauter, soulevant des pans de forêt, propageant des secousses qui basculent quelques masures proches. Toute la forêt brûle. Une haleine torride me taraude les poumons. J’étouffe. De hautes tentures de feu se tordent partout. Après l’attaque, je traverse la forêt dévastée. Des moignons de branchages arrachés, des troncs amputés, des centaines de corps désarticulés, carbonisés, noirs de suie. Un grand cimetière à l’air libre, dans toute sa monstruosité.

Grâce aux images, il revoyait pour la énième fois l’abordage des deux avions, leur coin s’enfonçant dans les tours comme dans du beurre, l’effondrement des mastodontes de métal, de béton et de verre. Il revivait les moments terribles vécus en 40, lors du bombardement de la forêt. Les maisons s’affaissaient de la même manière que sur l’écran, dans un jaillissement de poussières et de fumées. Il perdait pied. Il regardait toujours, mais voyait-il encore vraiment ces monstruosités ? D’autres images plus intimes, plus personnelles s’interposaient. Toute une vie, sa vie, en fait, traversée par ces abominations.

C’étaient les camps d’extermination et leurs fours crématoires, les bombes de Hiroshima et de Nagasaki, les goulags soviétiques, la guerre d’Algérie et ses tortures, les luttes fratricides en Corée, le napalm au Vietnam, l’interminable conflit entre Juifs et Palestiniens, l’Afghanistan, la Tchétchénie, la Croatie, Cuba, les Balkans, la bataille du Golfe, l’Irak, le Rwanda, l’Angola. Pour tout cela, pas loin, sans doute, d’un milliard de morts !… Bientôt ce seraient les attaques chimiques, bactériologiques… Une vraie litanie d’atrocités, de crimes, d’actes odieux. Vraiment, c’en était trop.

Il éteignit sa télévision, ferma les yeux. Oui, Salomon, dans l’Ecclésiaste, était toujours très actuel : « Nil novi sub sole ! ».

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