Instantané de l’histoire, 26 mai 2003

Marianne Hendrickx,

Profitant que l’endroit était désert au petit matin, la jeune femme se glissa dans l’avion en utilisant l’échelle abandonnée en dépit des consignes de sécurité. Elle avait emporté un fin câble électrique enroulé sur son torse comme un bandage, sous les seins. Le tout était dissimulé sous l’uniforme d’agent de sécurité. Impalpable même si elle avait dû subir une fouille corporelle.

Décrocher le job s’était révélé simple comme bonjour. On engageait de plus en plus de femmes dans le métier, en priorité des filles aux yeux bruns et aux boucles noires. Tout le monde devait avoir sa chance, surtout les femmes qui voulaient s’intégrer et, donc, se maquillaient fort. C’était une volonté politique prise en 2002. Elle portait donc des lentilles qui lui donnaient des yeux noisette. À trente-cinq ans, elle était mince et tout en muscles comme une Californienne. Aucune défaillance physique, des yeux de chat, l’instinct et le coup de griffe fauves – uniquement quand il le fallait. Son épiderme mat, faussement doux, valait une peau d’éléphant. Tout était chez elle under control.

Elle ne raterait pas son pari. À l’arrière de la cuisse, elle portait pour se rassurer une lame de rasoir, un prototype réalisé en matière synthétique flexible par les meilleurs techniciens du laboratoire clandestin, enveloppé dans un étui protecteur et dissimulé sous un sparadrap. Si tout échouait, il lui resterait de quoi se trancher la gorge. Amal lui avait expliqué comment faire.

Dans quelques heures, cela tanguerait sérieusement à bord. En attendant, il ne fallait pas bouger. Tout mouvement aurait attiré l’attention. Elle se répéta mentalement la double clé codée diffusée à la télévision la veille. Elle avait enregistré et revisionné la séquence plusieurs fois pour en être sûre. « Les explosions des avions de l’automne… », avait évoqué le maître de la croisade lancée deux ans plus tôt.

Horripilante, sa voix onctueuse. Insupportable, cet air patelin du dignitaire religieux. La suite de la phrase était sans importance. Dès que le micro était ouvert, il parlait par sous-entendus, sauf pour délivrer le message qui déclenchait tout. Momoli – son pseudonyme chez les résistants – avait parlé. Le journal télévisé avait diffusé deux fois l’interview, à 13 heures et 19 heures Un signe du destin.

Le « direct live » d’un autre plénipotentiaire sur une chaîne concurrente à 19 h 30 avait levé le deuxième verrou. Le chauve parlait, parlait… pour ne rien dire. Il soulevait ses sourcils en accent circonflexe au-dessus d’yeux naïfs et globuleux dès que le journaliste abordait un point d’embarras.

Agaçante, sa manie de considérer que le monde, urbi et orbi, était peuplé d’imbéciles. Minable, la main sur le cœur, le pays martyrisé, l’ultime foi en l’avenir, le salut pour tous, le salut au drapeau. Sur le guéridon, Vikon – pseudo – caressait de la main son ouvrage de référence, un volumineux carnet d’adresses en cuir ridé. Il s’était fait filmer au cœur de la pièce de réception, dans le canapé au milieu du salon. Déclic pour le compte à rebours.

Les deux hommes avaient clairement lancé un véritable appel au meurtre.

Allongée dans l’avion, la fausse gardienne commença la respiration de la concentration. Imaginer que l’on inspire l’air par les pieds. L’arrière des poumons, au niveau du ventre, se gonfle en premier, l’oxygène remonte comme une vague vers le haut du buste. Puis, du bout des lèvres, il faut expirer le plus longtemps possible, un rayon laser de souffle dirigé vers la flamme d’une bougie imaginaire déjà prête à s’éteindre. Il s’agit de l’achever en douceur. Et on recommence.

Il lui restait à attendre que les gens arrivent, le peuple, la foule, des centaines de personnes au moins, des milliers même. Elle pensa froidement à Amal, un compagnon d’entraînement. Amal aimait la chanson française. Sans doute était-il d’origine bourgeoise. Liban, Turquie, Iran ? Ou était-il né dans l’une de ces familles de notables palestiniens émigrés depuis longtemps en Jordanie ? Dans le monde où ils évoluaient, ce genre de question ne se posait pas. On y pratique l’anglais d’usage, des messages courts et fonctionnels, en jargon pour limiter les risques.

La formation finie, ils s’étaient perdus de vue, emportés par les règles du rêve qui guidait leur vie. Puis tout avait été balayé par l’ouragan qui avait secoué le monde. Rien d’autre à faire que s’expatrier, répéter avec obsession les mêmes gestes, les mêmes réflexes pour réussir le parcours sans faute au moment où l’on ferait appel à elle, être prête au départ, passer les contrôles pour garder sa chance, se conformer aux standards en vigueur, respecter les consignes pour ne pas susciter la méfiance ou la crainte. Tant de gens vivaient la peur au ventre depuis les événements de 2001. Elle et ceux de sa trempe se devaient d’être interchangeables, sans émotions et toujours aux aguets.

Le souvenir d’Amal l’avait beaucoup aidée à monter le coup. Les exercices épuisants terminés, quand la nuit apportait le vent, Amal lui fredonnait de vieilles chansons, « un air du temps de la guerre froide pour rafraîchir l’atmosphère de ce désert », plaisantait-il. Dans l’obscurité de la terre nue et des montagnes, elle écoutait. Elle ne se souvenait que d’une chanson, celle qui parlait d’une explosion nucléaire. « Voilà des mois et des années que j’essaie d’augmenter la portée de ma bombe et je ne me suis pas rendu compte que la seule chose qui compte, c’est l’endroit ousqu’elle tombe… »

Amal tentait souvent de la faire rire, de la prendre dans ses bras. « Ça s’appelle La Java des Bombes atomiques, dansons. » Elle s’échappait. « Tango, alors », et il la poursuivait. Elle ne comprenait pas toujours ce qu’il disait. Elle n’avait pas grandi en français. C’était malgré elle qu’elle avait retenu les mots du dernier soir. « Swing, jazz, java ! Obligatoire si tu veux être de la dream-team… » Il avait ajouté : « Vivre, c’est faire la bombe de temps en temps. »

Bien sûr, ce qu’elle était en train de préparer, d’autres l’avaient déjà fait à plus grande échelle. Elle se composait une ceinture à la taille grâce aux petits pains de plastic, dissimulés auparavant dans l’assise d’un siège passager. Sans frémir ni trembler, elle les enlaça grâce au câble de transmission et y connecta le détonateur modèle de base – chacun des résistants en possédait un. Du bricolage… Cela ne provoquerait pas des milliers de victimes.

L’organisation manquait de moyens et avait opté pour une stratégie simple : s’en prendre aux symboles et faire régner une panique intime chez chacun. Une de ces craintes sourdes sur lesquelles personne ne peut mettre de mots. Tout le monde se tait et l’angoisse grandit au plus profond jusqu’à l’explosion.

Elle contempla encore une fois l’intérieur de l’appareil. Malgré la carcasse repeinte de frais, le ventre de l’avion sentait le vieux coucou. Un autre révolté avait déposé une mitraillette à l’intérieur, près du manche à balai. Qui, on ne savait pas. Puisque le facteur humain n’avait pas été pris en compte, tous avaient décidé d’être à jamais anonymes, au sein d’un de ces réseaux grouillants, protéiformes, insaisissables.

Demain, un autre, une autre prendraient la relève. Ils étaient des milliers. Ils étaient jeunes, ici ou au bout du monde. Ils n’avaient aucun espoir devant eux, mais tout le temps nécessaire. Leurs cerveaux affûtés avaient l’habitude de se repérer n’importe où entre semblables, de communiquer de loin par gestes simples, à force d’avoir été entraînés à supporter ces pétarades, ces décibels devenus nécessaires à leur être. Aucun d’eux n’arriverait jamais à s’habituer au silence et à l’immobilité.

Elle maîtrisait totalement les lieux. Déguisée en vacancière, elle les avait filmés sur caméra numérique, puis avait transféré le fichier sur ordinateur. Entre-temps, tout le décor avait été nettoyé, rafraîchi, mais cela ne changeait rien. Cent fois, elle avait simulé les gestes à accomplir en quelques minutes jusqu’à ce qu’ils deviennent des automatismes.

Petit à petit, le brouhaha avait commencé à croître, enfler, gronder. Que c’était bon, ce bruit, même si le mot demain n’avait plus de sens pour elle. La dernière gorgée d’aventure. Elle les sentait tous comme avant, même sans les voir. Les hommes pressés, les touristes, les mordus, les émus d’avance, les nostalgiques, les curieux, les femmes de ménage et les vendeuses, les gardiens, la police, l’élite et le petit personnel, les mamans et leurs enfants, les jeunes mariés, les retraités et préretraités.

Ce soir, elle serait encore plus célèbre qu’un an et demi plus tôt. Les téléspectateurs reconnaîtraient son visage digne et convaincu quand elle s’était lancée dans la défense d’une cause sacrée. Au journal télévisé, on reparlerait des victimes de l’automne 2001.

Elle analysait quels extraits de reportage seraient sélectionnés et remontés. Les archives des télévisions débordaient de larmes, de familles effondrées filmées devant leur maison, d’enfants au regard perdu, de victimes hagardes en uniforme à galons. Même ceux qui avaient sauvé leur peau temporairement pleuraient. « La fin d’un monde, la fin d’un rêve, on pouvait monter si haut… »

Il était 10 h 08. Huit minutes de retard sur le programme prévu, mais personne ne semblait s’impatienter ou râler. En cela, le contexte avait changé. Tout le monde supportait n’importe quoi pour raisons de sécurité. L’Airbus était déjà prêt à décoller sur le tarmac. Elle déplora intérieurement ces quatre cent quatre-vingts secondes de vie en trop, déjà, et glissa un regard par le hublot.

Une famille entière arrivait dans le hall, papa-maman aux petits soins avec une enfant souriante, presque un bébé encore, les grands-parents suivaient. La petiote gigotait dans sa poussette. Elle voulait marcher. La maman la déposa sur le sol et la fillette fit quelques pas. Les regards s’attendrirent.

Le papa souleva sa fille comme le danseur emmène la ballerine dans son rêve. Elle s’envola en riant et il l’installa à califourchon sur ses épaules. Le bébé émerveillé regardait tout de haut et s’accrochait aux cheveux de son père.

Il renversa la tête pour mieux la voir, elle se pencha. « Qu’est-ce que je ne ferais pas pour vous, petite princesse », lui dit-il. La maman saisit d’une main le bras de son mari et garda l’autre posée sur son ventre. « Non, il faut l’appeler au moins Votre Altesse », chuchota-t-elle. Ils se sourirent et continuèrent leur marche à travers la foule, bousculés de tous côtés.

Ils se rapprochaient de la rangée de comptoirs d’enregistrement, inutiles car ils étaient voyageurs sans bagages. Il s’agissait, d’un vol court, aller retour, une fête toute simple, sans cérémonie officielle.

La petite avait insisté pour monter dans un de ces grands « wazôs-wazôs » qui traversaient parfois le ciel, de plus en plus rarement. Cela la fascinait, mais il n’était pas question de lui demander ce qu’elle avait envie de faire quand elle serait grande.

Un baptême de l’air, après tout, quelle bonne idée pour rappeler que la ville possédait toujours un aéroport. Tout ce que le pays possédait de ministres et de barons de l’économie suivait les parents. Au premier rang de la classe affaires se trouvaient Momoli et Vikon.

Les premières rafales surgirent à dix heures et douze minutes, au moment où les photographes de Gala et Point de Vue se bousculaient pour le meilleur cliché avec un objectif grand angle. Ils tentaient de saisir dans l’image cette famille heureuse, quelques ministres et investisseurs et surtout, dans la partie supérieure du cadre, ce vieux zinc orange, un biplan, accroché au plafond dans le hall des départs.

La première salve comportait cent et une balles, l’arme avait été adaptée à cette fin par un technicien compétent – le réseau avait toujours disposé des meilleurs. Les deux photographes, qui s’étaient tirés à peu près entiers de la fin de Ceaucescu, des conflits yougoslaves et de l’Afghanistan post-soviétique, tombèrent les premiers, suivis par la famille et les hommes d’affaires, puis le porte-parole, un petit Japonais qui s’exprimait parfaitement en français, anglais et allemand, mais n’eut que le temps de pousser un dernier cri.

Des inconnus parmi la foule s’effondraient. Tout ce qui n’était pas blessé se coucha par terre. Certains protégeaient leur visage avec le petit drapeau en papier qu’ils venaient d’agiter.

Les services de sécurité eurent à peine le temps de mettre en joue le vieux zinc que celui-ci explosa, déchiquetant la kamikaze. Les débris de l’appareil, du métal lourd, allèrent se ficher dans les corps étendus, sans aucune distinction entre les vivants et les morts.

Ne restait accrochée au plafond qu’une banderole pareille à celles qui flottent dans l’air, accrochées à un petit avion de tourisme, le long des plages en été. Sur un fond de ciel bleu clair constellé de nuages rouges qui dégoulinaient s’étalait un étrange slogan : LA DÉPRESSION FAIT LA FORCE.

L’Airbus sur le tarmac avait coupé ses moteurs. Il était blanc. Blanc comme une robe de baptême, comme un linge, comme la dernière lumière aperçue au moment de la mort. Rien n’était inscrit dessus.

La petite fille restait plantée debout au milieu des gens qui faisaient dodo avec de la peinture rouge partout. Elle avait échappé au massacre, sans doute parce que son père l’avait portée au-dessus de lui. « Car a mia… approche. »

La voix était faible, mais c’était Mamy Mia allongée par terre qui parlait. « Piccola bambina, il va falloir être très courageuse. Ton papa et ta maman se sont envolés et ils ne reviendront pas. Tes papys et mamys aussi. Je vais bientôt monter au ciel. Alors écoute. Il faudra que tu regardes souvent les photos de tes parents avec toi. Il y a de l’amour tout plein dans ces photos. Ils t’enverront des gros bisous et des câlins. Tu ne comprends pas tout maintenant, mais les mots que je te dis, je sais que tu les retiendras. »

La petite fille commença à pleurer. « Et puis tu regarderas mes photos, quand j’avais vingt ans. Tu sauras tout de suite ce que c’est que d’être une femme. J’ai beaucoup séduit les hommes, tu sais. Et Papy Duo aimait beaucoup les femmes. Tu le liras dans ses yeux. Promets-moi que tu n’auras jamais peur des hommes. Que tu aimeras aimer. »

La fillette pleura davantage, Mamy Mia s’accrochait à sa petite jambe, elle mettait de la peinture sur les socquettes blanches à troutrous. « Garde toujours ces bas que je t’ai offerts, ils viennent d’Italie. Ils sont faits pour les petites filles, pas pour les garçons… Viens plus près. »

Sagement, la petite fille s’agenouilla pour entendre Mamy. Elle parlait d’une toute petite voix. « Quand tu le sentiras, tu poseras toutes les questions que tu auras envie et on te répondra. Tu as le droit de tout savoir. L’amour, c’est toujours de raconter l’histoire. »

À pleins poumons, la petite fille pleurait, hurlait. Elle redevenait comme un tout petit bébé. « Ma chérie, pleure, pleure. Tu auras le droit de pleurer toute ta vie. C’est comme ça que les larmes sèchent. De là-haut, tes parents te diront leur chagrin aussi. La terre a besoin de pluie. »

Bobo. Mamy Mia avait un gros bobo à la gorge, elle avait du mal à prendre l’air. La petite fille se sentait prisonnière. Les bras la serraient très fort. Elle ne voyait plus rien, elle avait le visage dans les cheveux de Mamy et entendait la voix dans l’oreille. « Principessa, souviens-toi, il faut pleurer pour faire pousser la graine du bonheur. Tu es la reine pour toujours. Pour toi d’abord. Ça, c’est le plus important. »

Enlacée par les bras de Mamy Mia, de plus en plus secs, petite princesse avait peur. De la peinture sortait par la bouche de grand-mère. « Personne ne peut t’obliger à devenir ce que tu ne veux pas. Même… Même si un ministre ou… Ou des millions de gens te le demandent. Ce sont tes rêves qui comptent… Si tu aimes… tu ne sais pas encore bien sûr… si tu aimes voler dans les wâzos ou si… si tu aimes écrire… Alors, profite des longs courriers. N’oublie pas. »

Non, non, pas partir, disaient les yeux de la fillette. Mamy Mia avait tout lâché. Elle était tout mou comme une peluche.

Au journal télévisé de la mi-journée, les enquêteurs se trouvaient déjà en mesure d’expliquer la raison du carnage grâce à la boîte noire retrouvée sur le comptoir d’enregistrement partagé par Balkan Travel et Kazakhstan Airlines. Elle comportait un seul message rédigé sur traitement de texte.

« Puisque vous m’avez clouée au sol, puisque je n’ai rien trouvé pour planer à nouveau, puisque vous avez cassé mon rêve, j’ai pété les plombs. Je préfère m’éclater une fois, une seule, et que tout le monde en profite. Mon prénom est Césarienne. J’étais pilote à la Sabena. »

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