Noble Belgique ô Mère Chérie

Dominique Maes,

Viens rasseoir près de moi, ma grosse mémère chérie. Et causons donc tous les deux. Cela fait un moment que je t’attends en ce lieu improbable, miraculeusement préservé de la spéculation immobilière. J’y trouve encore quelques fantômes de ton passé.

L’estaminet se cache dans une impasse bruxelloise. Nous y sommes tranquilles. Nous pouvons froucheler impunément.

Tu sais, je te connais depuis l’enfance. Les maîtres me firent chanter ton Roi, ta Loi, ta Liberté. Petit choriste en pantalon gris et blazer marine, je ne comprenais pas le sens de ton hymne mais je m’époumonais avec enthousiasme pour quelques vieux combattus de deux guerres qui n’eurent rien de grandes.

Je criais en rigolant : « le roi, sa femme et son bébé, poil au nez ! » et je te donnais volontiers mon cœur et puis mes bras. Quant à mon sang qui bouillonnait presque pour la patrie, il fut heureusement préservé. C’était avant que mon adolescence contestataire et un absurde service militaire, ne me rendent allergique à tout drapeau.

Mais aujourd’hui, ma bourgeoise pleurnicharde, je sens que tu as besoin de te blottir dans ce café aux recoins obscurs et dans mes bras. Si tu veux bien.

On n’est pas bien, là ? Le cœur au chaud, l’âme à la dérive, les yeux dans la bière.

À propos, qu’est-ce que tu bois ? De la flamande ou de la wallonne ? À moins que tu ne préfères une petite gueuze parfumée par les cerises des vergers disparus de Schaerbeek ?

Nous avons le choix. Écoute donc le nom de ces belles onctueuses et dégustons les saveurs de nos deux langues :

Verboden Vrucht,

L’Vapeur en Folie Blonde,

Grimbergen Optimo Bruno,

Trappiste de Chimay,

Ciney brune ou blonde,

Piraat,

Zottegemse Grand Cru,

Réserve Marie de Hongrie,

Corsendonck Agnus,

Dikke Mathilde,

Kastaar,

La Chouffe,

Orval,

Saint-Feuillien,

Moinette,

Gulden Draak,

Duvel,

Delirium Tremens…

Je préfère presque nommer nos bières plutôt que les boire !

Tu auras remarqué que je ne te propose que de la robuste, de la revigorante, de la bien nourrissante pour ta panse qui a besoin d’être pleine puisque ta tête est vide. Et nom de Dieu ou Godverdom, même si je préfère les subtilités du vin, je céderai à l’envie de noyer notre conscience pour oublier les marionnettes irresponsables de ton théâtre politique. À force de vomir une réalité qu’ils inventent, ils finiraient par taire se battre des montagnes. Même dans un plat pays.

Tout ça pour préserver leurs privilèges en crachant sur la solidarité qui devrait être le ciment d’une société humaine. Dans un monde où le commerce cynique remplace tout humanisme, il faudra bien foutre un jour un bon coup de pied au cul à tous ces larbins des multinationales. Allez, patience ! En attendant, viens donc et causons bilingue, potferdeque ! Et puis buvons jusqu’à plus soif pour pisser des torrents dans les caniveaux de ma ville et entraîner la connerie dans un océan de dérision.

Je ris mais je te vois tristounette. Tu veux un gros câlin ? Allez, viens contre moi. Ne fais pas ta mijaurée. Tu dois être assoiffée de bière et de tendresse. Procédons donc dans l’ordre et buvons d’abord. Nous avons toute la nuit pour déguster les saveurs du houblon et du malt. Et j’ai bien des mots à te roucouler dans l’oreille.

Regarde. Le tavernier affublé d’un tablier de brasseur nous apporte nos verres. Ils sont pleins de cette lumière qui te manque la plupart du temps. Nous commencerons par des blondes solaires, puis nous engloutirons les rousses crépusculaires et garderons les brunes pour la plus sombre de nos nuits.

Mais avant que la tête ne nous tourne, je veux t’avouer mon amour.

J’ose te le dire au risque d’être ridicule. Je t’aime, petite mère chérie.

Ce soir, je suis même capable d’inceste.

Je t’enlace et je te roule une pelle de sable venue de mon enfance. Je m’accroche à tes dunes mammaires et je lèche ton sel, ma grise et grisante mère du Nord. Divaguons dans tes vagues. Roule des hanches et jouis de ton écume blanche. Et puis, enivre-moi de tes parfums de feu de bois ou de campagne fertile. Je glisse vers tes vallons et ta forêt ardennaise. Je caresse ta plaine brabançonne, titille tes terrils, fouille jusqu’en ton charbon interne, mon incandescente.

Ah ! Ma brumeuse, mon crachin taché de lumière, ma pluvieuse, ma mouillée… Je descends tes canaux bordés de saules qui bandent. Les péniches te pénètrent les voies navigables. Bonne fille, tu t’ouvres et libères tes écluses. Je sens bouillir dans tes veines un vieux sang espagnol mêlé à celui de tous ceux qui t’ont engrossée. Ta peau est hollandaise, française, africaine ou maghrébine. Et je la vois parcourue par la langue rugueuse de mes ancêtres pirates et ostendais. Ils te lèchent l’échine. Ils cherchent tes replis.

Ma belle bourgeoise un peu grasse, tu es toute frémissante et un sourire mystérieux vient éclairer ton visage décadent d’égérie symboliste. Canaille fatale, tu te pâmes comme une paillarde de Félicien Rops.

Mais je veux plus encore. Je t’espère écarlate, ruisselante, joyeuse et impudique débauchée tirant la langue aux tristes sires qui te jugent vulgaire. Tes Gilles de Binche reviennent des Andes pour t’entraîner dans leur carnaval. Us te pincent les fesses. Tu apprécies et danses en balançant ta croupe chevaline. Et le nez turgescent de tes Blancs Moussis la poursuit. Tu en profites pour renouveler le jeu du « Pet en Gueule ». Mais même lorsque tu pètes par ton cul bruegélien, tu as plus d’élégance que la danse macabre des pornographies contemporains. Toi, tu oses jeter le masque, mon ensorcelante grimaçante. Ta chair est lumineuse et ruisselle de vie.

Buvons une autre bière et que ton rire explose. À ta santé !

Voilà que tu t’enhardis, bougresse. Tu lèves haut la chope et puis la jambe. Les tabourets basculent. Quelques poivrots se marrent tandis que tu grimpes sur la table. Enfin, je te retrouve. Tu retrousses tes jupons tricolores, exhibe tes cuisses de Flamande et ton croupion francophone. Tu ferais aussi bien d’arracher ces couleurs disharmonieuses qui te défigurent la façade.

Le drapeau noir, jaune et rouge que tu as ressorti récemment de ton placard, est d’une inconcevable laideur. Et puis, tu me fous la trouille lorsque tu te proclames nationaliste. Inconsciente, tu prépares une place au premier fou dangereux qui se voudra l’homme fort, capable de gouverner tes paradoxes. Prends garde de ne pas finir comme cette pauvre Marianne qui, en laissant s’installer le petit maquereau des entreprises, est obligée de se prostituer au plus offrant.

Mais je ne m’inquiète pas trop pour toi. Pendant que tes ministres s’engueulent, tu mènes ta vie en bonne mémère. Tu regretteras sans doute dans quelques années cette période troublée où les opportunistes auront encore dispersé l’un ou l’autre des fleurons de ton patrimoine, rasé quelques vieilles maisons classées, construit des garages à leur place et empoché des bénéfices à l’étranger. Tu t’en fous, du moment qu’on te raconte des histoires. Et que tu peux trouver un compromis.

Dès le départ, lorsque tu voulus ton indépendance, tu n’as jamais réussi à être républicaine et au lieu de décapiter son roi comme le fit ta voisine, tu t’es débrouillée pour en dénicher un.

Et tu as fait des efforts, ma bougresse. Il fallut le convaincre, ce petit duc de Saxe-Cobourg et Gotha de monter sur ton trône. Le métier de Roi demande du travail. Il fit la fine bouche avant de t’épouser. Il ne connaissait même pas ton territoire. Et franchement, roi des Belges, cela fait un peu con ! Tu as dû le charmer par l’un de tes mystères, ma brumeuse fantastique. Les yeux dans le brouillard, il n’a pas su dire non. Et tu l’as enfanté pour en faire ton symbole et devenir un royaume. Mère Patrie, tu es culottée.

Plus tard, tu l’as rebaptisé car son nom à la consonance trop germanique t’indisposait après les espiègleries macabres que commirent les troupes allemandes lors de la grande boucherie de 14-18. Délicate et pour oublier l’histoire, tu le nommas : « de Belgique-van Belgïe-von Belgien », patronyme à coucher dehors, il faut bien l’avouer, mais ô combien symbolique de la diversité de ton langage et de ta relative unité. Et depuis, tu l’adores, ton roi préfabriqué.

Tu te rappelles, quand il s’appelait Baudouin et qu’il a abdiqué pour vingt-quatre heures ? Il n’y a que toi pour inventer de telles carabistouilles.

Catholique en diable, il lui était impossible d’accepter une loi libéralisant l’avortement. Il est donc sorti du Palais Royal, a déposé ses clefs chez la concierge et, pendant qu’il avait le dos tourné et sifflotait en regardant le ciel où des angelots le saluaient aimablement pour le féliciter de sa stratégie jésuitique, la loi est passée vite fait, en douce, à la belge.

Le lendemain, il est revenu en souriant, a serré la main des ministres et bu son café. Tout le monde était content, même sa femme Fabiola, qui n’a pourtant jamais rien eu d’une rigolote.

Quand il est mort, le Baudouin, tu as pleuré ton Père et tu t’es lamentée du veuvage de la Mère. Puis, tu as crié « Vive le Roi » lorsque le frère a juré, en tremblant bien un peu, d’assurer l’intérim. Enfin, tu t’es réjouie de découvrir tout un lot de princes et de princesses, et tu as adoré spontanément celle qui a des hanches larges et un beau sourire. Pour te remercier, elle s’est empressée de mettre au monde une nouvelle série de postulants à ton joli trône. Du moment que nous restons en famille, ma grosse mémère, tu apprécies les contes de fées. D’ailleurs, toutes tes histoires commencent par « une fois… ».

Que dis-tu, entre deux gorgées de bière ? Tu oses me reprocher d’être bruxellois ? Je m’accrocherais à des expressions qui n’ont court qu’en ma ville aux remparts virtuels et à la rivière secrète. Que nenni, ma bégueule. Et je te prie de ne pas me simplifier.

Je suis belge, Godverdom. Une espèce en voie de dérision. Un Flamand francophone qui ricane à Paname et caresse de sa langue la jouissante francophonie. Et la nuit, il m’arrive parfois de maudire les bons maîtres avec l’accent et les mots rocailleux du patois ostendais que crachait mon grand-père. Car il avait gardé intacts ses jurons d’ouvrier agricole bouillonnant d’une colère vivifiante et légitime face à l’arrogance des nantis.

Mais tandis que tu glousses et glougloutes en t’accrochant à mon cou et que tu me jures vouloir écouter mes histoires jusqu’à l’aube d’un nouveau jour, j’ai envie de te rappeler, avec peut-être un peu de cruauté, ton plus beau paradoxe. Je ne risque pas grand-chose et je ne te ferai pas de mal car, écartelée par tes contradictions, je pense que tu en as déjà conscience.

Tu n’existes pas, ma chérie. Comme tout autre pays, comme toute autre frontière. Tu ne fus imaginée par les hommes que pour endiguer l’hémorragie menaçante d’une Europe qui se déchirait. Tu n’es qu’un état tampon.

Bois, ma belle ! Pour faire passer la pilule. Tu es un concept en mouvement, une pensée vivifiante, ce qui te rend magnifique. Il ne peut y avoir le moindre Belge de souche car nous sommes tous des zinnekes. Et toi, tu es peut-être unique au monde, un formidable compromis. Si tu ne riais pas autant de toi-même, tu pourrais servir d’exemple à une humanité déboussolée qui s’accroche aux dogmes, aux religions, au patriotisme et à toutes ces fictions qu’elle s’invente pour tenir le coup face au néant. Toi, tu as toujours osé la dérision.

Ma très remarquable, tu as inventé l’art sublime de ne jamais rien prendre au sérieux, à commencer par toi-même, et tu doutes de tout, même de ton existence. Il n’est pas un pays qui oserait à ce point se mettre en péril. Et c’est ainsi que je t’aime, ma mémère chérie.

Ensemble, nous avons dévoré des moules à la Marcel Broodthaers dont le rire érudit résonne dans mes années de jeunesse et ébranle toujours les institutions culturelles. Bill Gates, le pompeux cornichon, se demande encore pourquoi il fut entarté sur un si petit territoire dont il ignorait l’existence. Et je puis envoyer aux amis des pays fiers de leur identité cette carte postale achetée chez Plaizier qui représente ton Roi Albert, photographié hilare et en gros plan. Jamais on ne verrait un Poutine, un Bush ou un Sarkozy aussi sincèrement joyeux. Ils sont tous déjà morts et veulent nous entraîner vers leur abîme.

Mais toi, tu es vivante alors que tu n’existes pas ! Et j’aime toute la gamme de ton rire, ma gouleyante, du ricanement funèbre à tes gloussements hystériques.

Enfin, et puisque nous arrivons à notre dernière tournée, il faut que je te révèle encore une chose. La chorale de mon enfance aimait hurler : Nous le jurons tous, tu vivras ! Et puis, plus drôle encore, elle imitait un troupeau de chèvres : Tu vivras, toujours grande et bêêêêêle… Nous nous sommes tant moqués de toi et je n’étais pas le dernier.

Mais aujourd’hui, je crois pourtant à ton existence conceptuelle. Tu vivras. Plus ou moins belle. Non pas par la préservation de ton unité relative, d’un amour pour la patrie, par fidélité à un drapeau de mauvais goût ou à un roi d’importation. Non ! Je crois que tu existeras longtemps car tu es… caoutchouteuse.

Peut-être as-tu acquis cette qualité rare par l’étroitesse de ton territoire ou par l’expérience douteuse de tes colonies. Je ne sais. Mais je suis certain que tu es élastique, en extension permanente et sans doute sans limite. Tu es capable de te répandre aux quatre coins du monde, peut-être de conquérir l’univers. J’imagine volontiers un estaminet du futur, perdu dans une lointaine galaxie, planté sur une planète au moins trilingue. Le voyageur fatigué garerait son vaisseau et sourirait déjà devant l’enseigne proclamant le nom du patron : bij Dikke Tich.

Il commanderait une bière et goûterait un instant de bonheur au milieu d’une foule bigarrée. Qui sait ? Il y aurait même des Flamands et des Wallons !

Tu fronces le sourcil et laisse pendouiller ta lèvre inférieure. Tu crois que je délire. Mais je suis très lucide. Ce ne sont pas quelques litres de bière qui altéreront ma pensée. Allons, écoute avant de t’endormir et ne te fais pas plus bête que tu ne l’es.

Lorsque je voyage sur cette curieuse terre, je découvre toujours un Belge expatrié. Il a fui les limites que tu lui imposais. Il vit une histoire d’amour ou il fait du commerce. C’est un aventurier ou un petit-bourgeois prospère. Il se passionne pour un peuple abandonné à sa misère ou domine l’humanité du haut d’un gratte-ciel new-yorkais. Mais toujours, je le reconnais comme l’un de tes fils. Un frère bienvenu et surprenant qui perçoit le monde dans son absurdité surréaliste. Nourri à ta mamelle, et même s’il t’a oubliée, on le reconnaît sans peine : il rit !

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