Les mots sont fatigués

Chantal Boedts,

Les mots sont fatigués. Je suis le plus petit souverain du monde, le plus entravé par la constitution d’un peuple qui nous a choisies, nous les porcelaines de Saxe dans la vitrine du Gotha. Depuis presque deux cents jours, je reçois la visite ininterrompue de linguistes.

Mardi, 8 mai

Dans mon périmètre national et familial, un premier linguiste est venu mettre à plat son texte sur la table après une consultation populaire, j’ai immédiatement nommé un premier traducteur de cette prose pour qu’il me délivre un sens premier, universel, qui parle à l’inconscient de mon peuple, quelque chose de déjà-vu par un maximum d’individus, un premier cliché originel, simple, compréhensible. J’espérais un résultat rapide, hélas il m’a fallu déchanter, le texte était pipé. J’ai fait bonne figure et commandé un banquet de bonne avoine, en espérant garder bon teint.

Mardi, 21 août

La reine et moi avons eu la visite d’un bilinguiste, ce vieux spécialiste démineur, muni d’un stéthoscope, a écouté nos battements de cœur et confirmé notre bonne santé royale, au grand dépit d’une partie noire du poumon nord de notre pays, et détecté un cancer rare et foudroyant. Ce monsieur qualifié de Monsieur-je-sais-tout dans les deux langues avait oublié un détail qui a son importance, son bureau orienté côté cour ne bouchait pas les trous du nouveau texte en préparation, les silences hypocrites, les fourchettes ont tourné dans le potage, mais en bon cuisinier il s’est essayé à lier la sauce pour les gastronomes du Nord et du Sud de ce pays afin de nourrir l’espoir d’un dialogue. L’ambiance était feutrée, le décor recherché, la tonalité des tentures et du tapis rouge prégnante ; l’extase est montée de certains cœurs ministrables sensibles, heureux de trouver dans leur costume intime et national des échos complices en toute quiétude estivale.

J’ai lu devant l’assemblée constituée ce soir-là un court poème marocain :

Ô jardinier de l’âme

as-tu prévu pour la nouvelle année

un carré de terre humaine

où planter encore quelques rêves ?

As-tu sélectionné les graines

ensoleillé les outils

consulté le vol des oiseaux

observé les astres, les visages

les cailloux et les vagues ?

L’amour t’a-t-il parlé ces jours-ci

dans sa langue étrangère ?

As-tu allumé une autre bougie

pour blesser la nuit dans son orgueil ?

Mais parle

si tu es toujours là

Dis-moi au moins : qu’as-tu mangé et qu’as-tu bu ?

Abdellatif Laâbi, inédit, janvier 2007

J’étais très ému, au bord des larmes, la reine et moi nous nous sommes promenés main dans la main dans les serres de Laeken les jours suivants, réconfortés par ces mots choisis.

Je suis un petit roi, tout minuscule, qui attend dans l’angoisse la suite des événements, « La terre est bleue comme une orange » ne cesse de répéter le Vizir des finances, mais puis-je faire confiance à un libéral qui parle l’Éluard ?

J’ai repris mes cahiers d’écolier :

Liberté j’écris ton : non

Égalité, j’écris ton : non

Fraternité, j’écris ton : non.

Mercredi, 3 octobre

La reine et moi n’avons pas laissé tomber les bras devant ce cuisant échec, nous avons fait appel à un troisième traducteur externe à notre pays, celui-là, pour nous initier au métalangage des diverses langues usitées dans notre pays, il s’est fait attendre, il prétextait qu’il vérifiait le degré de distillation de ses divers alambics.

Samedi, 17 novembre

Nous avons engagé un nouveau cuisinier exotique un peu incongru, il escamote les assiettes, les éminences grises qui participent aux consultations secrètes sont scotchées devant un tel tour de main, ainsi un silence de façade a remplacé les parleries et les attaques verbales, nous avons opté pour une méthode déstabilisante afin de gagner du temps, nous aussi. Hier pour me distraire de ces soucis, j’ai pensé à une nouvelle décoration plus subtile, plus raffinée de mon bureau. Moins de stuc baroque, plus de mondialisation de mon mobilier : j’ai commandé un divan magique oriental et occidental, on en dit du bien dans l’encyclopédie de Messieurs Diderot et d’Alembert, des hommes lumineux en matière de décoration d’intérieur.

Il me semble que sur un tel divan je pourrais digérer la soupe aux poissons indigeste dont il me faut repérer les étranges origines, la langue de mon nouveau peuple mutant.

Mardi, 27 novembre

Reçu un bref télégramme au cent septantième jour : « Tout est une question de niveau d’interprétation ».

L’hiver est déjà entré dans mon palais, je me serre contre la reine, au chaud, en famille, le labrador des petits a bon appétit, c’est déjà ça.

Il goûte les plats avant que les invités n’arrivent, c’est que la rumeur monte devant les grilles, on ne saurait être assez prévoyant.

Voici le dernier texte qui m’a été soumis lors de la consultation de ce 30 novembre :

Agamemnon-roi vous esprit binairrr !!!!

Laveplusblanque nwaaaar ????

J’enfiche ma gueule en ski, changer la zizik quand ça m’arrange ! 88 ! 🙂

J’y relève, jusqu’à l’irrévérence finale, parlons de l’esprit-de-sel, selle de chval, céladondondaine, nous tonitruanderons devant les zécoles en tente igloo AA sussss au BHVourisme, au train-train royal.

La Mac Arena, le tapioca, le rutabagarre, le caporal Eindpunt sont à l’heurt du temps.

Je vous en fous une bisque sur le Homard, attention charififf, shérifff, chéri, chérie, plus bas, boubiboulga, mixons de la fraise tagada, du formol au bon format, du biactol pour dissoudre les nonosss, ratapoil et rantaplan, tout fout’lcamps, même vot’ belle langue, si pas maleureusss vo’t langue, vo’t maîmaîmaî’trà tous.

Novlang, solution finale. /

What for that ????

Only you, délire archi maîtrisé, siouplaît, canapé-lit, wagon bar, plein les narines, des coco’s, des coqs en pâtes, alstublieft, onbelivelbar, frrroget your umlaut niet on the frontier station, belgien zijn braaaaffff, arque poeût, kapital de schieven architeckt, kapital de roi de bois, kapital de minisss x 4 en 4×4, kapital de deux régions, kapital de trois langues, kapital de six parlements, kapital de l’Euro.

Mais : 1 soldat unknoww ????

Groose diffikulteit, le caporal Eindpunt a sifflé pour le rassemblement, ça roule ???? Neen, Guillemins, main de fer en chemin, tchouk, tchouk nougat, neneneee…

Le d’Outre-Maubeuge va venir vous délivrer – stop –

Rendez-vous à Vincennes.

Pas pire Malmaison que Malpays.

Il niveeî sur el gelei es posib vintreudjou ? ? ? ?

Rondidjiiou, on se les gèle devant nos perron.

Ouff, tralalla Otan, tralalan ruban, Cardinal prier dans cathédral, tousunisss, awel pardon, on va plus rien dire alors, comme dans le bon Vieux Temps, la bière du cardinal Van Roey, type bien, indégommable, marie les gens quand guerre explose, fout Léon dehors, pourquoi pas le Flupke d’Anvers ? ? ? Hein, merde ? ? ?

Remember, roi papa chercher des papates à Munich pour peuple affamé, roi pleurer reine blanche, roi consolé dans le noir, ralalalalala ! ! ! ! !

Flamand plus si rose qu’avant, hein ? ? ?

Formule à appliquer : ni sin(i) = n2 sin(r)

Eau gaz électricité, on fait les comptes, faciliteit, nicht, papelard twetalig, nicht, musulmans parler flamand sinon pas papiers en ordre, noirs parler flamand sinon pas travail, pas de pause déjeuner, boîte à tartines et thermos : efficaciteit, werk, geld, aaaaarbeit macht frei… pour supermarket salade iceberg, fraise à mâcher, chicon aquaculturrr, chicorrrée sans Pacha, juste speculooos, beaucoup, plein de speculooos, speculatie, bouwgrond, enz…

Broufffffffffffffffffffff !!! Pensée niveau M. Débrouillard. Brouffffffff !!!!!! Effondrant.

Et toi, t’as apporté quelque chose sur le plan scientifique à la Belgique ???

Formule à appliquer : ni sin(i) = n2 sin(r)

Ensuite :

0 : 1 (a + b)0 = 1

1:11 (a + b)l = l*a + l*b

2 :121 (a + b)2 = l*a2 + 2*a*b + l*b2

3 :1331 (a + b)3 = l*a3 + 3*a2*b + 3*a*b2 + l*b3

4 : 1 4 6 4 1 (a + b)4 = l*a4 + 4*a3*b + 6*a2*b2 + 4*a*b3 + l*b4

0 : 1 (a + b)0 = 1

1:11 (a + b)l = l*a + l*b

2 :121 (a + b)2 = l*a2 + 2*a*b + \*b2

3 :1331 (a + b)3 = l*a3 + 3*a2*b + 3*a*b2 + l*b3

4 : 1 4 6 4 1 (a + b)4 = l*a4 + 4*a3*b + 6*a2*b2 + 4*a*b3 + 1*b4

Ce texte n’a pas été revendiqué.

J’ai câblé ce torchon à mon nouvel interlocuteur, il m’a conseillé d’être prudentissime : « Sire, il vous faut comprendre instinctivement, tout est une question d’interligne, comme un régime dont la courbe harmonieuse est à trouver, loin des métaphrases, du sucré délicieux de la paraphrase, une empreinte dans les pas du mammouth… à suivre sans froisser les cristaux. »

Il neige dehors, je suis perdu.

La reine et moi…

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