Le terme, vraiment ?

Jacques De Decker,

De nom propre qu’il était provisoirement devenu, le syntagme « le terme » est redevenu un nom commun. En d’autres termes, Yves Leterme vient, à l’heure où nous écrivons, de rendre son tablier. Dans les annales, il n’aura pas le profil d’un grand meneur, ni celui d’un homme d’État digne de ce nom. Plutôt d’un égaré dans le dédale politique, plus jouet qu’acteur, plus objet que sujet. Conduit à occuper des fonctions qui le dépassaient parce qu’il n’en avait, à première vue, que le profil rassurant, il a vit fait de décevoir les attentes. L’Histoire compte pas mal de protagonistes dépassés par leur destin. Il est un pitoyable exemple de cette mésaventure sans gloire.

Mais s’il n’était qu’un jouet, qui étaient ses manipulateurs ? Ceux qui, en Flandre, avaient été traumatisés par leur défaite électorale d’il y a deux législatures, et qui comptaient bien revenir aux affaires, coûte que coûte. Pour y parvenir, ils avaient mis en place un plan de reconquête soigneusement préparé, et fondé surtout sur deux dispositifs.

D’une part, programmer un candidat plutôt insipide, rassurant au premier abord, propre sur lui, qui passa longtemps, dans sa communauté, où il avait occupé le poste suprême de ministre-président, pour le produit rêvé du marketing politique, le gendre idéal aux yeux de la ménagère de cinquante ans, cible prioritaire des capagnes publicitaires. Celui qui avait cartonné en terre flamande avait tout pour plaire dans l’ensemble du pays, puisqu’il avait l’atout supplémentaire d’être aguerri aux deux principales langues nationales. Nous venons donc d’assister, le titre d’un roman de Thomas Gunzig nous y préparait, à la mort d’un parfait bilingue.

Elle fut précédée d’un bon nombre de démonstrations de son inadéquation foncière à l’emploi. Multipliant les maladresses, les gaffes, les lapsus, il ne cessa de fournir aux amuseurs, particulièrement à leur affaire en temps de déroute, matière à divertir leur public. Imitant ses attitudes, mimant ses grimaces, croquant sa silhouette de pantin encravaté, ils étaient en droit de se dire, comme leur maître Sennep le constata il y a un demi-siècle, que « l’ennui avec nos hommes politiques, c’est qu’on croit qu’on fait leur caricature, alors qu’on fait leur portrait »…

Le grand moment, ce fut la Marseillaise qu’il chanta sur les marches de la cathédrale, répondant à une interpellation joyeuse de Christophe Deborsu, en lieu et place de la Brabançonne. Une analyse en profondeur de cette erreur de répertoire mérite d’être tentée. Ne voulait-elle pas marquer, de la part d’un Flamande, qu’il se refusait à entonner un hymne national au titre uniformément français, et exprimer son désir secret, face à l’audience francophone à laquelle il s’adressait, de la voir rejoindre la France et débarrasser un territoire qu’il entendait bien, avec ses compatriotes, dominer tout entier ? Message subconscient qui mérite plus qu’un haussement d’épaules. Lorsque les hommes qui nous gouvernent ne gouvernent plus leur raison, c’est leur déraison qu’il faut percer à jour.

Mais quel était l’autre dispositif prévu par les évincés d’il y a huit ans ? S’adjoindre une petite formation, réputée démocratique, destinée avant tout à neutraliser les menées du grand méchant Vlaams Belang. Ce groupuscule a une force de nuisance redoutable. Sous sa précédente identité de Volksunie, il était déjà parvenu, en 1968, à faire trébucher un gouvernement socio-chrétien-libéral (souvenons-nous du duo VDB-De Clercq), après avoir fomenté l’épuration linguistique de l’université de Leuven aux accents de Walen buiten, épisode que le regretté Conrad Detrez a si brillamment évoqué.

À la tête du mouvement, le nommé Verroken semblait l’incarnation de la pire forme du nationalisme à front de taureau. Son émule actuel, Bart De Wever, l’éclipse pourtant. Il est la version posy-moderne du précédent, parle un français châtié, pianote sur les ambiguïtés, dissimule autant qu’il le peut qu’il est le descendant d’une lignée aux sympathies inciviques, se prétend le bouc émissaire de la vindicte francophone. Fin dialecticien jusqu’à la forfaiture, il donne le ton d’une opinion flamande qui se doit, qu’elle soit pour ou contre, de se positionner par rapport à lui.

Non qu’il soit le seul responsable de plus de six mois de surplace. Si l’on avait, au lendemain du scrutin, strictement tenu compte du verdict des urnes, actant notamment que la tendance libérale dominante dans la partie francophone du pays permettait de redistribuer les cartes, le processus en aurait été considérablement simplifié. Mais il semble que ce résultat ait surpris la gent politique elle-même, ainsi que les observateurs. L’électeur n’a pas agi comme il avait été pronostiqué tant par les instituts de sondage que par les médias. En Flandre, on prévoyait que le Vlaams Belang talonne le cartel social-chrétien-nationaliste, mais la place fut occupée par le VLD. Et en Wallonie, pour la première fois depuis des lustres, le PS était détrôné. Ce message-là n’était apparemment pas recevable. Si le peuple ne convient plus au gouvernement, comme le disait Brecht en substance, que ne dissout-il le peuple pour en élire un autre ?

Et si la cause profonde du désarroi actuel, donc on n’ose penser où il va nous mener, tenait à ce déni de démocratie ? Nous avions diagnostiqué ici même il y a peu qu’elle avait pour le moins le blues. Serait-elle en plus mauvais état encore ? Au point d’entraîner vers son stade terminal une Belgique qui, il y a une demi-siècle, au pied de l’Atomium, avait l’incroyable inconscience de se dire joyeuse !

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