Noli foras ire

Sossio Giametta,

Le 8 mars 2011, Girolamo passa la journée à revoir et corriger son nouveau livre. Entre autres choses, il relut et lima le chapitre III sur l’Église et sur le christianisme. Il avait déjà une belle fin, comme il semblait à Girolamo : « Donc, la vie et le jugement sur la vie et sur l’entièreté du monde avec aussi peu de vie, duquel nous sommes des particules infinitésimales confinées dans un petit angle perdu, restent invinciblement problématiques, aux dépens de la splendide philosophie et théologie affirmatives de saint Augustin. » Mais à cette fin Girolamo ajouta la phrase : « Son bateau fend audacieusement les vagues, mais aussitôt les flots se referment derrière elle », et il en fut très satisfait. Il lui sembla, en effet, que dans cette image était contenu tout le sens de la philosophie et de la théologie de saint Augustin et du christianisme et, en même temps, sa propre limite. Il lui semblait qu’aucun des critiques du christianisme n’avait abouti à une synthèse aussi complète dans sa concision. Celui qui, selon lui, était arrivé au jugement négatif le plus incisif était celui-là même qui, en psychologisant l’Église, en particulier dans la Généalogie de la morale, lui avait porté le coup de grâce, à savoir Nietzsche. Ce jugement était contenu dans l’aphorisme 14 du Voyageur et son ombre :

Les astronomes, à qui il revient quelques fois réellement de scruter un horizon détaché de la Terre, permettent de comprendre que la goutte de vie qui est dans le monde est sans importance pour le caractère total du monstrueux océan de devenir et de trépas ; qu’un nombre indéterminé d’astres présentent des conditions similaires à celles de la Terre pour la production de la vie, à savoir de très nombreuses, et cependant un groupe tout de même restreint en comparaison de l’infinité d’autres qui n’ont jamais connu la vivante éruption ou qui en sont guéris depuis longtemps ; que la vie sur chacun de ces astres, mesurée sur la durée de son existence, a été un instant, un jet de flammes, avec de longs, longs espaces temporels derrière lui, et donc en aucun cas la destination et le but de son existence. Peut-être la fourmi dans le bois imagine-t-elle avec autant de force être la destination et le but de l’existence du bois, comme nous le faisons nous-mêmes quand à la fin de l’humanité, dans notre fantaisie, nous rejoignons presque involontairement la fin de la terre ; au contraire, nous faisons même preuve de modestie lorsque nous nous limitons à cela, et n’organisons pas, pour les funérailles du dernier homme, un crépuscule universel du monde et des dieux. Même le plus hardi des astronomes peinerait à imaginer la terre dénuée de vie autrement que comme le splendide et fluctuant tumulus de l’humanité.

Cela, hélas, était aussi l’homme : une fourmi qui croit être la destination et le but du bois ! Voire pire, parce que le rapport fourmi-bois était bien plus favorable à la fourmi que ne l’était le rapport homme-monde à l’homme, entendant par « monde » les univers infinis qui coexistent à chaque moment dans l’espace et se renouvellent à chaque moment du temps. L’homme était beaucoup plus petit par rapport monde que ne l’était la fourmi par rapport au bois. Les croyants étaient fort loin de penser de la sorte, même en vue de l’infirmer par la suite. Cette conclusion, cette sensation d’immensité et d’effroi était nouvelle pour Girolamo. Naturellement, il avait toujours su l’immense disproportion de l’homme dans l’univers. Mais jamais il ne l’avait autant « mesurée » que cette fois. Jamais il n’avait pensé aux univers infinis dans l’espace, outre que dans le temps, jamais la distance entre l’homme et l’univers ne s’était autant dilatée et allongée. Le résultat était que la quantité, quand elle était aussi énorme, balayait la qualité, l’essence et tout ce que l’on peut imaginer sur le sujet. C’était une multiplication à l’infini de l’observation, dans l’acception de Marx selon laquelle l’homme est un instrument de l’histoire, qui le broie. Et cette sensation, c’était Nietzsche qui l’avait suscitée avec l’image de la fourmi dans le bois.

Mais si tel était le coup le plus destructeur porté au christianisme, ce n’était pas l’éviscération complète de la question. Or c’était à cela qu’il fallait arriver. Parce que l’on pouvait dépasser « définitivement » le christianisme, comme beaucoup d’autres choses, mais seulement en passant par sa complète valorisation, autrement dit par audition et épuisement. Et cela Nietzsche ne l’avait pas fait. Girolamo l’avait fait dans ce chapitre, en transférant chez saint Augustin, pilier philosophique et théologique du christianisme, l’ontologie de Parménide, auquel on pouvait sans aucun doute ajouter son prédécesseur Anassimandro.

Parménide était le créateur de l’ontologie la plus pure et parfaite, le fondateur de la logique non pas en tant que science en soi, utile à la recherche, mais comme discipline intrinsèque de la recherche fondée sur un principe autonome, qui la libérait de l’opinion (δοξα), des usages, traditions et apparences. Son ontologie était inattaquable et non modifiable. Parménide avait la ferme conviction, une conviction initiatique, que l’homme ne peut se sauver qu’avec la recherche rigoureuse et parvenir ainsi à la vérité de l’Être. Sa découverte de l’Être n’était pas seulement la création philosophique la plus géniale de l’Occident, mais aussi la création de la foi, de la religion philosophique de l’humanité. Son poème « De la nature » était l’expression enthousiaste d’une âme religieuse éblouie par l’Être. En lui, le sage est transporté par des juments fougueuses, « intact par-devers toute chose, sur la voie fameuse de la divinité ». Parménide ne croyait pas dans les rites et les mystères, mais dans le pouvoir investigateur de la raison. Dans l’Être éternel et omnipotent, nécessaire, plein et incorporel, limité parce que parfait et immobile, en équilibre indifférent come une sphère, entier et égal à lui-même en chaque point et nécessiteux de rien, d’aucun mouvement, changement ou devenir, l’homme découvrait ses racines et la source de toute vie, force, félicité, puissance.

L’ontologie de Parménide était cependant une création tellement pure et sublime que souvent, les philosophes qui l’avaient suivi n’en avaient pas été à la hauteur, l’avaient mêlée à la réalité empirique, en un mélange hybride. Mais la tentation de faire survenir dans la construction purement logique et métaphysique de Parménide la réalité empirique qui est notre réalité, celle dans laquelle nous vivons, jouissons et souffrons, s’était révélée trop forte pour les philosophes qui l’avaient suivie, pas seulement pour Anaximène, Mélisse et Platon lui-même, dans l’antiquité, mais également pour des philosophes aussi nobles et grands que Giordano Bruno et Spinoza dans l’époque moderne. Ce dernier était allé jusqu’à joindre les deux choses, non unifiables, en un binôme indissoluble et solennel : deus sive natura ! Toujours est-il qu’il voulait indiquer non pas une identité mais une équivalence, à savoir deux choses différentes au lieu d’une seule chose. Un exemple aussi éclatant d’une telle confusion, confusion de l’être et du devenir, nonobstant tous les efforts pour les séparer, était, à nos jours, la philosophie de Séverin, qui appréhende comme « être » ce qui n’a de sens que comme « devenir », en commençant par la vie elle-même, et qui donc par une telle confusion était délogée de sa base.

Sans le savoir et sans le vouloir, mais certainement par une osmose souterraine, saint Augustin avait prolongé, complété et transbordé dans le christianisme, en la transfigurant dans un entendement humain, en l’anthropomorphisant en un Dieu-le-père aimant, prévoyant et miséricordieux, la grande découverte de Parménide : l’Être en tant qu’un et nécessaire (« ne peut pas ne pas être »), éternel en tant que négation du temps (« L’être n’a jamais été et ne sera jamais, parce qu’il est maintenant tout ensemble, un et continu »), en tant que présence totale, sans parties, en tout et pour tout plein et complet.

Dans cette union de la nécessité et de la valeur de la recherche pour l’existence de l’homme et dans la redécouverte de l’intériorité en tant que lieu de la Vérité et de l’Être, saint Augustin était l’égal de Parménide, il était le Parménide du christianisme, plus que le Platon du christianisme, comme cela avait été dit avant tout pour ses références à Platon et aux platoniciens comme aux philosophes païens les plus proches du christianisme. L’inconvénient (le malheur), pour saint Augustin et pour le christianisme — et pour nous — était qu’avec Parménide, dans la philosophie grecque, se trouvait également l’artificier Héraclite. Lui aussi proclamait, comme aurait pu le dire saint Augustin : « J’ai enquêté sur moi-même », et lui aussi trouvait l’intériorité et en elle le logos, qui correspondait, chez saint Augustin, à la Vérité et à Dieu. Noli foras ire : in interiore homine habitat veritas, insistait saint Augustin. Le logos, pour ce dernier le Verbe, liait l’homme aux autres et était comme la loi de la cité, qui soutient l’individu, la communauté des hommes et la nature. De même, pour Héraclite existaient la “cité céleste” et “la cité terrestre” : dans la première, l’homme s’éveille et s’ouvre à la communication avec les autres êtres ; dans la seconde, il se referme dans sa propre pensée isolée, dans un monde fictionnel sans communication avec les autres ; comme s’il était plongé dans le sommeil, un sommeil dans lequel il ne peut comprendre ni lui-même, ni les autres, ni le monde. Pour Héraclite comme pour saint Augustin, la recherche n’était pas uniquement connaissance mais aussi éthique, qui déterminait le destin de l’homme. Avec tout cela, le résultat final, chez Héraclite, n’était pas celui de saint Augustin, ce n’était pas l’étreinte avec le Savoir éternel, avec la Providence paternelle et l’Amour éternel, qui donne la paix et délivre de la mort et de l’erreur.

« Les chercheurs d’or creusent beaucoup de terre mais en trouvent peu », disait Héraclite. « Ce qui résulte de deux contraires est un ; et si l’un se divise, les contraires viennent à la lumière. » L’unité du principe créateur n’était pas une unité identique, harmonieuse, qui excluait la lutte, la discorde, l’opposition : elle la générait. Pour appréhender la loi suprême de l’être, le logos, il fallait joindre le concordant et le discordant, l’harmonieux et le dissonant. L’unité dérivait du choc entre tous les opposés et le choc de tous les opposés dérivait de l’unité. Le logos d’Héraclite, comme aussi le pairimpair ou l’égalinégal pythagoricien, devient ainsi, mais sans harmonie, ce que sera beaucoup plus tard la Volonté (« diabolique ») de Schopenhauer, aveugle, violente, insensible, irrésistible et irréfrénable, qui agite éternellement ses incarnations, de même que la volonté de puissance agite éternellement les Machtquanten, les quanta de puissance que sont tous les êtres pour Nietzsche. Enfin : « La lutte est la règle du monde et la guerre est la mère de toutes choses. » La discordance, la dispute, la guerre étaient le luxe de l’être et la joie de son devenir à travers elles. Pour Héraclite, celui qui, comme Homère, voulait que la discorde disparaisse du monde voulait la destruction de l’univers, parce que — répétons-le — la discorde était créée par l’unité qui lui était soumise. Avec le dedans ne pouvait manquer le dehors. Ay, this is the rub !

Inutile d’admonester noli foras ire : tous les êtres vont fatalement vers le dehors, vivent fatalement vers l’extérieur, la vie est vivre vers l’extérieur, vivre-dans-le-monde et donc dans la lutte du monde. Avec Dieu, il ne peut pas ne pas y avoir le Diable. Mais ce qui est encore pire, c’est qu’il n’y a pas deux choses, Dieu et le Diable, mais bien une seule, le Dieudiable ou le Diabledieu. Autrement dit, Dieu ne peut pas ne pas être simultanément le Diable. Inutile de chercher à les séparer, par confort de pensée comme le fait saint Augustin ou le christianisme et comme nous le faisons nous-mêmes. Et ici, la splendide philosophie et ontologie d’Augustin s’écroule. Après que son bateau a fendu audacieusement les vagues, les flots se referment derrière lui.

Cette phrase, ajoutée tardivement pour clore le sujet, résumait toute sa recherche, générée par l’invitation soudaine du plus grand quotidien du pays à rédiger un article de présentation d’un petit livre comprenant les quatre premiers livres des Confessions de saint Augustin, qui se serait vendu simultanément au journal ; elle lui semblait aussi résumer la quintessence du christianisme à laquelle il avait finalement abouti. Le christianisme était la plus puissante subjectivisation de l’Être, mais qui était fatalement et irrémédiablement encerclé, et dès lors réduit, minimisé, infinitésimalisé par le monde, comme la fourmi par le bois. C’était le sceau apposé sur sa conception historique, historicisante et unilatéralisante du christianisme. Celle-ci avait émergé en vertu d’une opposition dialectique sur les cendres de la civilisation antique, et en réponse à des exigences toujours plus pressantes, qui s’étaient accumulées comme du bois entassé dans l’attente de l’étincelle qui lui mettrait le feu. Jésus-Christ avait été l’étincelle qui l’avait fait s’enflammer. Mais — et là était l’essentiel — il l’avait fait s’enflammer en ce point précis de l’histoire et pas en un autre, par l’effet de circonstances historiques précises, même si pas précisément individualisables.

Tout ceci l’avait secoué, pour la surprise que ces découvertes avaient représentée pour lui-même — la découverte de Parménide sous Augustin, point d’ancrage des deux civilisations incompatibles, la païenne et la chrétienne ; la découverte du « va-t-en-guerre » Héraclite contre la béatitude contemplative du paradis chrétien, la découverte de l’unilatérisation fatale que l’intériorisation de l’homme de saint Augustin représentait. D’un côté, il assistait donc avec crainte et agitation au mystère sacré de la philosophie qui venait de se célébrer en lui, indépendamment de lui : oui, ce que disait Nietzsche était vrai, ceux qui considèrent que la réalité est laide ne pensent pas que la connaissance même de la réalité la plus laide est belle en elle-même ; mais il nourrissait des doutes sur la suite, sur le fait que celui qui connaît souvent et beaucoup soit finalement très éloigné de considérer comme laide la grande totalité du réel, et que la découverte de celle-ci procure toujours la félicité.

Était-il vrai que la découverte de la grande totalité du réel procure toujours la félicité ? En tout cas, pas pour lui. Du moins pas cette nuit-là. Il ne pouvait, en l’occurrence, aller au-delà du sens de désolation, d’absence de Dieu que, de manière aussi dramatique, aussi émouvante, Pascal avait trouvé dans la nature. Cela le déprimait, parce que de cette manière le cri de victoire se transformait en un silence de défaite. Les émotions étaient nombreuses et contrastées. Outre celle déjà citée, de s’être découvert philosophe, d’avoir exercé une fonction haute et sacrée, il y avait celle d’avoir mis en jeu, sans le vouloir et sans s’en rendre compte, les arguments les plus mortels jamais utilisés jusqu’alors contre le christianisme et la divinité de Jésus Christ. Et il y avait la désolation pour la découverte de l’impossibilité du salut prêché par le christianisme et de l’irrémédiabilité de la problématicité de la vie, de chaque vie. Mais il y avait aussi la fatigue d’une longue journée de travail et l’heure très avancée — il était deux heures et demie —, de sorte qu’il pensa aller se coucher.

Il se leva, en proie à une sombre mélancolie, et alla éteindre les deux radiateurs de son cabinet de travail, qui se composait d’une pièce et demie. Il procédait de la sorte chaque nuit, avant de se coucher, pour les rallumer ensuite le matin venu. Ils étaient réglés de manière à s’abaisser automatiquement durant la nuit. Mais, le matin, ils brûlaient pendant des heures avant qu’il ne puisse jouir de leur chaleur. Dernièrement, à cause de la rébellion et de la guerre en Lybie, les tarifs du gaz et de l’électricité avaient sensiblement augmenté. La facture relative au relevé annuel venait d’arriver. Il lui fallait payer 1 230,80 euros. En outre, la part de l’avance mensuelle avait été portée à 323,41 euros. Il se rendit dans la chambre à coucher, se déshabilla et endossa son pyjama. Il alla dans la salle de bains et, après les derniers préparatifs pour la nuit, retourna dans son cabinet de travail. En général, il gardait fermée la porte de la chambre à coucher qui donnait sur la galerie et passait toujours par le cabinet de travail pour se rendre dans la salle de bains ou pour retourner dans la chambre. Mais dans le cabinet de travail il eut encore une hésitation, peut-être parce qu’il était tard, ou parce qu’il n’avait pas sommeil. Il se demanda ce qu’il pouvait bien y avoir à la télévision à cette heure, à presque trois heures du matin. Habituellement il ne restait pas éveillé aussi tard, il n’en avait donc aucune idée. Il reprit place à sa table de travail et alluma le téléviseur, qui reposait sur une table roulante sur la droite. Il fit un peu de zapping et aboutit sur Rai Uno. On rediffusait un numéro de Canzonissima 1968. Sur scène, il y avait une masse de personnes qui se mouvaient avec ordre au rythme d’une chanson populaire. Cette chanson avait un refrain qui se retenait avec une grande facilité : zum, zum zum zum zum, zum, zum zum zum zum. Avec sa vivacité, ce refrain revenait après chaque strophe, tandis que les personnes continuaient de se mouvoir avec ordre à son rythme. C’était un petit motif simpliste, certainement pas d’un goût très raffiné, mais il contrastait avec les mouvements disciplinés d’autant de personnes. Bref, ce numéro était organisé avec le sérieux d’une parade américaine.

Quand les innombrables zum, zum zum zum zum furent terminés, un trio s’avança sur la scène. Dans le cabinet de travail, on commençait à ressentir l’abaissement de la température. Après un automne et un hiver particulièrement rudes, la morsure du froid ne se défaisait pas, même si dans les jardins derrière la maison les arbustes s’étaient audacieusement teintés de jaune et de rose. Habituellement, il serait donc parti se coucher. Au lieu de cela, il ne bougea pas. Le trio se composait notamment des splendides Walter Chiari et Mina. Avec eux se trouvait une autre personne, petite, que Girolamo ne connaissait pas. Durant le numéro de Walter Chiari et Mina, cette personne se manifesta par intervalles avec des répliques « perturbantes ». Girolamo, comme beaucoup, comme tout le monde en Italie, regardait Mina toujours très volontiers : pour son talent et parce que depuis qu’elle s’était mise en retrait du monde du spectacle, elle manquait beaucoup aux Italiens. Ce qui leur manquait, outre sa voix touchante, non affectée, c’était sa beauté faite de pureté — hormis l’épouvantable maquillage autour des yeux —, son authenticité et sa « propreté », son charme de personne droite, qui, en fin de compte, n’avait pas résisté à la vie exigeante, sophistiquée et falsifiée du monde du spectacle. Sa liberté de femme, sa grossesse hors des liens du mariage, pour laquelle elle s’était attendue à de la compréhension et de la congratulation, avaient été punies par le politiquement correct de la Rai. Elle en avait été fortement affectée, de sorte qu’autour d’elle s’était créée une atmosphère de solidarité, unanime, silencieuse, de l’estime et de la sympathie, que Girolamo partageait avec tout le public italien.

Girolamo resta à écouter la chanson qu’elle chanta avec son talent habituel. Quand elle termina et quitta la scène, Walter Chiari s’avança. Puisqu’il vivait à l’étranger, Girolamo avait eu peu d’occasions de voir Walter Chiari à la télévision. Il lui plaisait. Chiari jouissait lui aussi d’une aura presque magique, y compris pour le fait d’avoir été un temps l’amant d’Ava Gardner, une des plus belles femmes du monde (face à sa beauté, la violence de méridional expatrié de Walter Chiari, la même que Franck Sinatra, autre grand amour d’Ava Gardner, s’en trouvait, par son propre aveu, complètement désarmée). Mais par-dessus tout, avec son talent et cette pointe de gentillesse et de charme qui émanait de lui, Chiari était devenu en Italie une sorte de mythe. Les comiques de cette trempe (aujourd’hui, il y a Benigni, mais il y avait eu surtout le grand Toto) sont de vrais bienfaiteurs du peuple. Girolamo avait eu l’occasion de voir, en rediffusion, le fameux sketch dans le train de Sarchiapone. Il s’en était beaucoup amusé, pour le grand naturel et la fluidité avec lesquels il était mené. Mais aussi, d’une certaine façon, pour l’utilisation d’une figure traditionnelle de Naples, Sarchiapone, dont Chiari s’était précisément servi pour donner un nom à l’animal mystérieux, figure qui était inconnue dans le reste de l’Italie. Chiari s’était donc montré habile à l’exploiter, misant d’une part sur l’impact positif du nom et, de l’autre, sur le fait que la figure de Sarchiapone n’était pas connue aux non Napolitains.

Girolamo regarda donc son sketch. Un officier annonçait aux soldats, par l’entremise d’un sous-officier, qu’il y aurait une éclipse du soleil le lendemain et il donnait les dispositions pour que les soldats puissent y assister. Le sous-officier transmet le message au maréchal en l’écorchant maladroitement. À son tour, le maréchal transmet le message au caporal en l’écorchant encore plus. C’est ce que fait aussi le caporal, atteignant l’apogée de l’absurdité. Hormis le fait que les déformations de langage étaient hilarantes, le talent de Chiari, son éloquence fluide et distinguée, sa parfaite mémorisation de toutes les écorchures compliquées dans les passages dégradants, rendaient le sketch très jouissif.

Mais Walter Chiari faisait aussi office de présentateur et présenta ensuite Mina Martini. Celle-ci endossait un habit long et ample, très joli. Elle ressemblait à une reine. Elle chanta une chanson pleine d’inspiration et d’harmonie dans laquelle sa voix s’élevait, strate après strate, toujours plus haut, jusqu’à atteindre des tonalités merveilleuses et poétiques, qui déclenchèrent au final l’enthousiasme du public. Après elle chanta Michel, que Girolamo ne connaissait pas. Lui aussi chanta, fort bien, une belle chanson. À son tour, il fut très applaudi. Puis chanta une chanteuse nègre, Shirley Ba… Baker, Barney, Bassey ? Non, certainement aucun de ces noms. En tout cas Shirley. Elle commença doucement et lentement, mais très vite elle prit de la hauteur. Plus elle chantait, plus elle entrait dans la chanson, plus elle s’enveloppait dans ses spirales poétiques avec une implication, une laboriosité intime, une passion et une souffrance, qui à la fin se transformèrent en d’abondantes larmes, tandis que le public en folie applaudissait à tout rompre.

En voyant la chanteuse — physiquement plus très fraîche ni tapageuse, mais à l’aspect toute de même attirant — tandis qu’elle descendait de la scène, regagnait sa place en larmes et se redonnait une contenance, Girolamo se sentit envahi d’un sentiment de solidarité et d’admiration à son égard et pour tous les protagonistes de cette soirée, et ses organisateurs, qui avaient offert une soirée avec tant de beauté, d’intelligence, d’humanité et de poésie. Il éprouva un sursaut d’orgueil pour son pays, capable de fournir tant de bonnes choses, humaines et intelligentes. Il se sentait porté vers une sphère supérieure, presque d’extase, face à ce spectacle de personnes qui donnaient au public, avec générosité, sans économie, tant de belles émotions. Oui, se dit-il, même un tel spectacle de divertissement faisait honneur au pays et… à l’humanité. Parce que ces hommes et ces femmes avaient comme par miracle triomphé, grâce à leur art, des misères et des obstacles de la vie, ils s’étaient élevés avec une apparente facilité jusqu’à un sommet d’excellence et de générosité, en transmettant au public une image enthousiasmante de l’homme, de ses facultés d’harmonie et de sa dignité de créature faite à l’image de Dieu. Ce n’étaient que des sketchs et des chansons, mais l’image de l’homme et de la vie était exaltée comme peu de fois Girolamo l’avait vue exaltée. Il lui sembla presque être sous l’effet d’une drogue, mais il savait que la vraie drogue était le spectacle de la positivité et de la créativité humaine, qui lui communiquait une vision de la vie positive et enthousiasmante. Ainsi, l’âme assainie et tonifiée, il alla se coucher, refroidi, alors que trois heures étaient passées depuis longtemps. Noli foras ire.

Traduction de Giuseppe Santoliquido.

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