Laurie conduit prudemment. La présence de ses nièces, à l’arrière de la voiture, la force à mesurer ses gestes, à appréhender le monde avec une sagesse qui lui ressemble peu. Les enfants des autres semblent toujours si fragiles, surtout quand on les aime. Surtout, aussi, quand on n’en a pas à soi. On se sent alors investi à leur égard d’une sorte de responsabilité extravagante. Enfin, c’est ce que pense Laurie. Elle ajuste son rétroviseur. À l’arrière, la météo des humeurs frise le grand calme. Laurie sourit, elle sait la trêve momentanée. Déjà Amandine chantonne :

Habemus papa, habemus papa papa papa.

Iris grogne :

Papam ! Idiote !

— Quoi papam ?

— On dit « habemus papam » !

— Ah bon ! T’es sûre ?

— Ben oui, t’as qu’à demander à tatie, si tu me crois pas !

Laurie acquiesce d’un mouvement de tête un peu désolé. L’aînée n’a que quatorze ans, mais un aplomb déconcertant, un talent aussi pour balayer toute forme de légèreté. Amandine boude.

— Eh ! Ma puce, ne fais pas cette tête ! Pour une fois que j’ai l’occasion de vous avoir toutes les deux. Dis, sais-tu ce que cela veut dire habemus papa, heu papam ?

Laurie se saisit de ce qui, dans sa bouche, relève du lapsus et non de l’ignorance. Mais elle seule le sait. Iris se contente de hausser les épaules et Amandine rit de bon cœur :

Habemus papam : nous avons un nouveau pape !

— Non, t’es vraiment blonde hein toi ! Nous avons un pape. C’est tout.

— Bon, d’accord, nous avons un pape, c’est tout ! Dis, tatie, il fait de la politique le pape ?

— Qu’est-ce que ça peut te faire ? Tu crois même pas en Dieu !

— C’est pas à toi que j’ai posé la question ! D’ailleurs je suis bouddhiste, moi.

— C’est ça !

— Eh, oh, ça suffit ! Si vous me laissiez en placer une au lieu de vous disputer. Alors oui, en quelque sorte le pape fait de la politique. C’est-à-dire qu’il prend des décisions pour l’Église, mais que ces décisions peuvent avoir de fortes conséquences en dehors de la religion.

— Je ne comprends pas.

— Oooh ! Ma sœur ne comprend pas. Je vais t’expliquer, moi. Si le pape décide que c’est mal de mettre un préservatif, tous ceux qui l’écoutent et sont malades du sida ne vont pas se protéger et ils auront bientôt tous le sida, voilà.

— C’est quoi, le sida ?

— C’est une maladie, ma puce, et qui se transmet notamment quand… quand on fait l’amour, voilà.

— Et c’est vrai, tatie, ce qu’a dit Iris ?

— Eh bien, c’est très, disons, résumé, mais c’est un peu ça, oui !

— Alors le pape pourrait dire que c’est mal que des personnes tombent amoureuses d’autres personnes, par exemple ? Et les amoureux seraient malheureux ?

Un silence embarrassé s’est installé. Même Iris qui cherche le regard de sa tante dans le rétroviseur mal ajusté, semble souffrir d’un mutisme impromptu.

— J’ai dit quelque chose de mal ?

— Non, ma puce, non, pas du tout. C’est juste que… et toi, qu’en penses-tu ? Tout le monde peut tomber amoureux de tout le monde, tu crois ?

— Ben oui, pourquoi pas ? Ça fait de mal à personne.

— T’es certaine d’avoir capté sœurette ? Tatie veut dire une femme qui aimerait une femme, ou un homme qui serait avec enfin… un autre homme quoi ?

— Je ne suis pas si bête que tu crois. C’est comme les parents de Chloé. Ce sont deux mamans. Une qui l’a eue dans son ventre, l’autre qui… qui est là. Et le papa, je ne sais pas où il est !

— On ne l’ennuie pas trop à l’école, ta copine Chloé ?

— Ben non, tatie, la maîtresse nous a bien expliqué.

— Et toi ça te gêne, ça, ma puce ?

— Je m’en fiche, elles sont gentilles.

— T’es vraiment trop naïve, toi alors ? Elles s’aiment d’accord, pas de problème, mais ta Chloé, tu crois pas qu’elle en souffrira, de ne pas avoir eu un père et une mère pour l’élever ?

— Et les parents qui divorcent, c’est pas mieux !

— Mais ça, nain de jardin, c’est un accident, ils ne l’ont pas choisi.

— Ben, ils n’avaient qu’à pas se marier s’ils n’étaient pas sûrs.

— Leurs enfants ont quand même un père et une mère, petite tête vide. Et ça, c’est la nature qui l’a décidé. Pour faire un enfant, il faut un homme et une femme. Tu verras ça au cours de bio. Maintenant, ce qu’ils font après, ça…

Laurie n’en croyait pas ses oreilles. Elle assistait à un débat argumenté entre deux gamines de neuf et quatorze ans sur la légitimité d’une filiation gay, débat lancé par elle, bien malgré elle.

— Et puis, si la nature décidait de tout, elle t’aurait pas faite ! T’es méchante, Iris ! D’ailleurs les enfants de parents divorcés, ils finissent par avoir deux papas et deux mamans. C’est pire !

— Ce que je sais, c’est que moi, j’ai quand même un père et une mère et c’est tant mieux, même si ce sont les mêmes que toi ! J’ai besoin des deux. On forme une vraie famille.

— Moi je crois que c’est l’amour qui compte, c’est tout. Que si on nous aime, ça suffit.

— Et moi je crois que j’aurais l’impression d’être une poupée qu’on aurait fabriquée pour s’amuser à l’élever, comme le font un vrai papa et une vraie maman.

— T’es pas gentille, Iris.

— Mais ils ne sont pas un vrai papa et une vraie maman ! C’est comme si tu décidais de vivre dans un minuscule appartement et que tu adoptais un malamute. Même si tu l’aimes très fort, c’est débile ! Il faut choisir ce qu’on veut.

— Pfff, rien à voir !

— Si, c’est la même chose, c’est contre la vie. C’est pas naturel. Tu verras plus tard au cours de b…

— Biologie, oui, tu l’as déjà dit ! Et ton iPad que tu ne quittes pas, c’est aussi… comment tu dis déjà ? Ah oui, na-tu-rel !

— Ça, ça n’a rien à voir.

— Si ! C’est pas du vrai naturel non plus.

— Mais cela n’implique pas des enfants.

— Ah bon ? Et toi, t’es pas un enfant ?

Un nouveau silence s’engouffre dans l’habitacle. Iris aimerait savoir ce que pense sa tante de tout ça, mais le trajet s’achève dans un ultime tournant. Laurie semble ailleurs, dans ce monde parallèle où elle s’échappe parfois et dont elle seule possède la clé. Elle ralentit, revient lentement sur terre :

— En tout cas les filles, j’ai appris une chose aujourd’hui : je ne sais pas comment un seul papa et une seule maman s’en sortent tous les jours avec deux spécimens comme vous ! Allez zou, dehors mes trésors, on est arrivé.

Ce soir-là, Laurie laissera couler longtemps l’eau brûlante sur sa nuque. Elle aime les douches chaudes et longues, celles qui lavent la peau et l’âme bien en profondeur, celles qui remettent les idées en place. Mais là tout est flou et sans réponse. Anne vient de hurler : « Eh, Laurie, tu vas attraper des écailles à force ! Puis, laisse-moi un peu d’eau chaude ! »

Ce soir, quand elles se coucheront, elle lui dira à Anne, qu’elle n’a pas le courage, que c’est trop risqué, qu’elle ne sait plus. Bref, qu’elle ne veut plus qu’elles le fassent, ce bébé.

Puis elle s’endormira, une chansonnette obsédante dans la tête : Habemus papa, papam papapam papapam…

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