Northern Light

Daniel Soil,

L’Airbus se reflète tout entier sur le sol tatoué aux couleurs de l’arc-en-ciel. Les nuages se jouent de la carlingue, ils se donnent l’allure insoucieuse de la mouette. Puis ils filent, à la verticale de la Baltique : au bord de mer, les prés et les parcelles se détachent nettement, on pense à ces panoplies de bois sur lesquelles les enfants ajustent des figurines, en choisissant les alvéoles appropriées. Plaisir de l’apparentement réussi. Au-dessus du Sund, les nuages reviennent au galop.

La forêt se raréfie comme aisselle nègre. Au bleu noble des lacs de Suède se superposent des à-plats de gouache verte, comme tallochées d’un méchant coup de brosse : sans doute la trace de hauts-fonds, qui ne se voient que du ciel, d’où ils forment zone rageuse sur décor de sérénité.

Helsinki, neuf heures du soir. Debout sous le porche de l’église orthodoxe, un clochard se tient immobile. Plus personne ne passe ici à cette heure : l’église est bâtie sur une colline qui l’isole de la ville. Le clochard nous dévisage longtemps. Il n’y a que lui et nous sur cette esplanade baignée par la lumière du Nord. Son regard nous met mal à l’aise. Il nous incite à repartir vers les quais. Alors l’homme quitte le porche où il s’appuyait et nous suit sur le chemin de croix, parmi les rosiers blessants. Plusieurs fois nous nous retournons, sans rien oser partager de notre inquiétude. Au bas de la colline, au milieu de la foule qui se presse autour des étals de poisson, nous perdons l’homme de vue. Quelques heures plus tard, alors que nous marchons dans d’autres faubourgs, nous l’apercevons, qui s’éloigne comme un forcené. Il longe le ballast d’une ligne de tram désaffectée, envahie de chardons en fleurs.

Le fumet de sucre et de chaleur qui recouvre le chalet noir. La bouffée de jasmin qui parcourt la vapeur d’eau sous la tonnelle. La mousse drue et souple où la bottine s’enfonce à chaque pas.

Ici la coutume, c’est de faire la file à l’arrêt du bus. Nous, nous attendons depuis quelque temps, à bonne distance de l’arrêt, sans indiquer notre intention d’emprunter le bus lorsque celui-ci arrivera. Survient un groupe de handicapés souriant aux anges, qui s’approchent de l’arrêt et font mine d’amorcer la file. Le bus apparaît, nous nous avançons… et montons les premiers. Plus tard, une fille du groupe, habillée d’un survêtement de gymnaste à la couleur criarde, me bousculera et me claquera la porte au nez.

Une somnolence fugace, et me voilà couvert d’une sueur de berceau.

Des nuages gris-blanc qui épuisent la vue : on pense à une lame de couteau lavée à l’eau claire.

Il ne s’agit pas de mauvais garçons. S’ils prennent cette mine sombre et farouche, c’est uniquement parce qu’ils s’inquiètent : le moteur de leur Pontiac, respectable et interminable, commence à bouillir au milieu du trafic de Tehtaankatu.

Aux marges du tableau, il y a toujours quelques immigrés dociles. Ou à la colère contenue.

Les amants trop jeunes sourient comme deux funambules et se caressent le cou d’un geste déjà routinier.

L’hôtesse au chignon pâle m’interpelle : And you ? Et sans écouter la réponse, me verse le gobelet d’eau tiède qui accompagne la glace vanille.

Savonlinna. Dans le hall de l’aéroport, un baryton accueille les mélomanes en chantant quelques airs enjoués. Les pieds se perdent sous les fourre-tout chic, les jambes racées tremblent un peu.

Lohengrin se joue dans la cour du château. Soudain une spectatrice s’évanouit. On amène discrètement une civière. Au moment où des infirmiers évacuent le corps inerte, sur la scène apparaît une charrette sur laquelle un pénitent hurle à bout de forces.

Des mouettes viennent se quereller sur la muraille alors que Lohengrin se persuade (pour de bon ?) que le plaisir ne se trouve que du côté du vice.

La découverte de ce voyage, ce sont les « ton sur ton », mousse sur pierre. Assis au bord du lac, j’observe le détail d’une pierre mouillée par la vague. Ses nuances ocre, ses dégradés heureux. Le creux qui s’est formé en elle et où l’eau ne cesse d’être immobile.

J’aperçois deux garçons sautant d’un rocher à l’autre comme des chamois. Ils doivent avoir seize ans tout au plus. Ils progressent avec dextérité, attentifs aux crêtes et aux crevasses, sans se rendre compte qu’ils vont droit vers deux femmes couchées au soleil, nues, outrageusement pâles. Elles se sont assoupies au soleil de midi, sur des rochers plats qui s’inclinent en pente douce vers le flot. L’une d’elles se redresse et s’assied en tailleur. Ses épaules sont de lait. Elle se tourne vers moi et m’interpelle en sa langue. Je devine sa question : que faut-il que je fasse ?

Le vieil hôtel de bois au charme tchékhovien semble ignoré des guides : les salles de bains sont-elles trop défraîchies pour y figurer ? Quelques pas aux alentours, et je comprends mieux : la promenade nous plonge au cœur d’un délabrement teigneux et buté.

L’esprit pétulant de Françoise sauve de la grisaille. Elle aborde notre voisin de table, qui se réjouit : il a enfin l’occasion de se présenter. « Je suis écossais et critique musical. » Puis il se rembrunit en apprenant que l’un des convives de la table d’hôte lit régulièrement le journal où paraissent ses chroniques. En aparté, il avoue n’avoir aucune affinité pour les lecteurs du Financial Times.

Dimanche matin sur la route de Savonlinna à Kuhmo. La radio de bord diffuse le culte, dit et chanté par une assemblée luthérienne. Le Notre-Père n’est pas terminé quand nous quittons la voiture pour visiter la plus vaste église en bois de Finlande. Dans la nef, nous découvrons une assemblée luthérienne absorbée par l’office. Et nous retrouvons le même Notre-Père, quelques versets au-delà.

Une société de dames aux senteurs de pot-pourri occupe les premières travées du temple. À la fin de l’homélie, le pasteur marmonne : Eli eli lama sabakhtani. Il lève les yeux et reconnaît, loin sous le jubé, la femme belle et intelligente qu’il a aimée jadis. Elle seule sait qu’il ne croit plus en Dieu.

Assis à la place du navigateur, Jean-Jacques s’écroule de sommeil. La carte routière glisse de ses mains avec un léger bruissement. Il sursaute alors, se redresse, ramasse la carte et cherche la position qui lui permettrait de s’assoupir sans attirer l’attention. Plus tard, au réveil, il parle. Et il distille ses mots comme si ce devaient être les derniers.

Le gros mirador gris-bleu domine la forêt étale. De l’autre côté de la frontière, en Russie, on distingue la tête d’un autre mirador gris-bleu qui permet de surveiller la même forêt. De gigantesques semi-remorques chargés de bois font halte à la douane. De gigantesques bûcherons en sortent. Leur saut a la pesanteur mêlée de précision de ceux qui ont jaugé, arpenté, fagoté depuis des lunes.

Une pelouse au bord du lac éclatant. Sur le débarcadère, des musiciens discutent et rient sans façons. Un air translucide. Un décor doré qui s’irise de brume à mesure que le regard s’éloigne de la rive. Sous un auvent de toile neuve, des couples virevoltent au rythme d’une polka. Il est onze heures, et le ciel est au bleu. Et personne pour nous dire bonjour.

Une salle de concert toute de bois blond, bien faite pour célébrer la nature sage. Pour rendre compte du paysage finlandais, rien de tel en effet qu’une ligne abstraite, ou une partition d’aujourd’hui. Mais les émois qui troublent de fond en comble ont-ils une place ici ?

Un homme court le monde pour assister à tous les opéras, oratorios, concerts où intervient une mezzo. Il est persuadé qu’un jour, parmi la confrérie des mezzos, il trouvera la femme qui ressemble véritablement à sa mère.

Une musique peut vous ramener à un coin de table. Si cette musique est celle qui vous attirait, vous, garçonnet maladroit, depuis la salle de jeu jusqu’au bureau de votre père ; et si à ce moment, vous l’aperceviez, sourire aux lèvres, poser sa large main sur le coin de la table pour qu’un mauvais coup ne vous blesse ou ne brise le charme.

Une femme en hauts talons s’arrête dans l’embrasure de la porte. Elle lève le bras, s’appuie au châssis, puis approche le pied de sa main libre et rajuste la lanière enserrant sa cheville agile. À ce moment, elle aime le regard long du photographe. Aussi s’attarde-t-elle dans cette position, avant de repartir, élancée comme une pouliche de prix.

À l’entrée en Laponie, le train se met à battre le rail.

L’incroyable variété du paysage : jamais bouleaux ne se mêlent de la même façon ! Parfois l’un d’eux parvient à étonner par la fadeur particulière de son écorce. Puis apparaît un lac assez immobile pour que s’y installe un reflet. Et le mot passion vient me tarabuster. Passion au sens d’épopée souffrante (la Passion du Christ). Passion au sens de tumulte (vaincre ses passions). Enfin l’acceptation positive de curiosité, de sensibilité. Un caractère curieux du monde.

Nous nous réjouissons de voir la forêt se raréfier : sans doute aurons-nous plus de chance d’apercevoir un renne. En voici un qui déboule tout à coup, placide, indifférent. Il trotte sur la route d’une dégaine de danseur. Il semble suivre avec sérieux la ligne blanche dessinée au milieu de la chaussée, comme s’il avait rendez-vous à Ivalo dont il ne pouvait être distrait.

Pour tout trésor, cet orpailleur n’a trouvé à Ivalo qu’une cousine trop proche. Sa progéniture semble rivée à la banquette arrière de la voiture, comme si elle avait pour consigne de ne pas offrir aux passants le spectacle de sa disgrâce. Où la providence s’est-elle manifestée par ici ?

La voix du prédicateur-monocorde, sûre d’elle – est amplifiée dans tout le village par les haut-parleurs accrochés aux arbres. Tandis que dans la salle des fêtes, une exposition témoigne des connivences qui ont pu exister, aux pires époques, entre Finlandais et Allemands.

À la halte d’Inari, il se trouve un ivrogne pour me taper dans le dos, me dire bonjour en espagnol, jeter un œil expert à la carte et m’indiquer le meilleur itinéraire.

Bien sûr, pour se consoler, il y a toujours la texture de la mousse. Coussin chamarré qui offre toute la palette de l’ocre, depuis la rouille qui grésille jusqu’à la vigne en majesté. L’orage a ravivé les richesses du sol. J’y découvre maintenant l’or des baies, le carmin des mûres et le sable d’une fourrure de chat.

Il suffit de quelques lacets en Norvège pour sentir le souffle de l’épopée.

À la frontière, un jeune homme est monté dans le bus. Il reste silencieux sur son siège. Autonome, solitaire même. Puis, à l’approche du cap Nord, il se mêle aux discussions. Il se révèle attentif aux autres : il cherche à calmer le trac qui ronge certains voyageurs effrayés par la grande falaise. Il a noué un foulard dans ses cheveux, qui le fait ressembler à un corsaire. Son regard vous transperce. Mais nous sommes en route depuis assez de temps pour être aguerris, et nous avons la force de le soutenir sans sourciller. La qualité d’un être humain se mesure aussi à son aptitude à se confronter : l’homme de bien doit pouvoir se frotter à d’autres hommes.

Là où s’étiole la forêt commence le relief dramatique. Le paysage change de civilisation. La Saxe monotone renonce et laisse la place à l’océan et aux falaises de velours côtelé.

Une cohorte de rennes traverse le fjord à Létale de marée basse pour rejoindre une île rocailleuse. À marée haute, ils auront la paix. Rennes gris comme l’ardoise de la berge. À portée de main, dirait-on, comme ces amas de neige éternelle déjà piqués d’une pellicule de suie. Le mystère de ces plaques neigeuses qui résistent à l’été. Pourquoi ici, et pas là ? On se doute qu’il s’agit d’ombre et de courant d’air, mais on se pose tout de même la question : pourquoi ici, et pas là ?

Rares herbages à la lumière de minuit : où ces moineaux arctiques trouvent-ils l’énergie de faire fête au flot ?

Le ferry du Cap Nord glisse vers le débarcadère d’Honingsvag. Sur la berge, des femmes menues affrontent la bourrasque. Femmes menues mais bien campées : de celles qui, la nuit venue, chuchotent à leur mari des mots à peine imaginables.

Dès qu’il y a relief, le paysage trouve à la fois ses limites et son infinité. La paroi rocheuse vous éveille et vous met en alerte. Au pied du rocher, une maison de bois, une balançoire et un bateau de pêche. Une sympathie vous envahit pour les êtres qui ont choisi d’habiter ce pré salé.

Au détour d’un îlot, la houle aborde le bateau d’une manière moins respectueuse. Un roulis imprévisible, et l’on imagine déjà le bateau verser sur le flanc. Il vire de bord. C’est alors la proue qui s’écrase, puis s’élève vers le ciel. Et toujours la même grisaille. Çà et là, un trait d’écume ajoute sa sève au grand œuvre. Le sommeil enfin l’emporte sur l’anxiété.

À l’approche d’Hammerfest, le rivage dissimule son front dans les nuages. La limite semble tracée au couteau entre le sommet, perdu dans le brouillard, et la base délavée de la falaise. On se doute qu’une calvitie se camoufle ici, caillouteuse ou verdoyante.

La frénésie est le contraire de la sagesse. Tout ce qui vous amène hors de vous. Une des sources de la laideur, c’est l’accaparement. On devrait pouvoir désirer sans envier, sans piller. Créer au départ de cette idée conduit sans doute du côté de l’abstraction : géométrique (Swimberghe) ou incandescente (Rothko). Car la rigueur ménage une place à la joie. Après tout il y a des mystiques philanthropes, des sages qui désirent avec ardeur et des poètes qui ont bu un coup de trop !

L’abstraction est partout. Il suffit de fragmenter le réel, d’échapper aux conventions. Ainsi d’un carré de mousse cerné de ses doigts sur le rocher. Ce que Swimberghe ajoute, c’est le geste conscient : je trace un triangle, donc j’existe comme être humain qui imprime sa marque. De même peut-on dire du bleu de Swimberghe qu’il est nommé, travaillé, manufacturé d’un geste volontaire. Chez Swimberghe, le très-haut est bâtisseur. Alors que chez Rothko, il est lama inaccessible.

À Tromsö, achat d’une pointe fine pour achever ce cahier avec, si possible, la minutie d’un graveur d’eau-forte.

Depuis ce matin, les mouettes ne cessent de protester contre le temps qu’il fait. Enfin un triangle de pureté se faufile parmi les nuages, et voilà le soleil qui irradie la colline tachetée. De même, l’épaule de Françoise mouillée par des éclats de plaisir sous un rai de clarté matinale : baie arctique sur dill.

Une salle de bains qu’on dirait immergée dans le lait battu. Une couette qui a la rugosité d’un téton de nourrice.

La chansonnette, et sa part de niaiserie assumée.

Deux hommes en short se tiennent haut sur une échelle, ils repeignent de bleu une maison au bord du fjord. Jambes hâlées et sandales de cuir. C’est la plante de leurs pieds qui repose sur l’échelon. Parfois la jambe tressaille, quand les muscles trouvent l’épreuve trop longue. On nous salue d’une voix de cascade : hei, hei !

Où s’arrête la méticulosité ? Où commence la maniaquerie ?

Reflet à perte de vue du glacier qui plonge dans le fjord à vous donner le vertige. La lumière semble surgir du sommet comme d’un volcan. Une couronne de nuages fait office de calotte de vapeur. À l’horizon, le fjord se perd en lagune impassible. Et on oublie que cette huile est salée.

Dans le bus de Tromsö, deux hommes viennent s’asseoir devant nous. Une première nuque épaissie par l’aquavit, couverte de mèches grasses ; l’autre, au contraire, rasée, décharnée, les oreilles percées de boucles argent. En s’asseyant, le plus massif a repoussé le jeunot au crâne pâle contre le carreau. Le jeunot a maugréé, puis s’est résolu à se tourner vers la fenêtre. Après quelques minutes, il apparaît que ces deux-là se connaissent très bien. Leur proximité n’est pas le fait d’une maladresse d’ivrogne, mais le signe d’une familiarité de longue date. Une connivence qui va de soi, en dépit de la lassitude qu’inspire au skinhead son ami imbibé (son haleine, cette place qu’il prend sans vergogne sur la banquette). Un colloque s’engage sur le contenu d’un sac plastique auquel le gros finit par intéresser le maigre. Notre curiosité est excitée comme jamais : gardon ou pépite ? Mais nous sommes trop loin du sac pour entrevoir quoi que ce soit. Nous ne verrons jamais que deux nuques au contraste insoutenable.

Diaphane à force de pâleur : la vieille femme, maigre comme une feuille, porte une casquette à visière sur la tête. Pour éviter toute lumière, tout colloque avec autrui, elle regarde en permanence vers le sol. Ses habits sont aussi délavés qu’elle, à force d’avoir été frénétiquement rincés et essorés.

Selon la légende arctique, la nuit qui tombe, c’est une voûte qui se ferme. Au-delà, la clarté solaire se maintient, pour l’éternité. À la surface de cette voûte, les étoiles forment ouverture et laissent passer la lumière sous la forme de filaments agiles. Jupons tournoyant dans l’obscurité. Fouets amadouant la planète.

La Finlande à nouveau. D’abord, de petits nuages noir vif viennent divertir le regard. Puis ces pointillés se rassemblent pour faire socle au cumulonimbus. C’est ainsi que l’orage se forme sur Kittilâ. À la fin du tumulte, la moustiquaire se couvre de feuilles-pastilles qui tamisent le soleil, l’ami ressuscité.

Cet étançon de bois noueux, on dirait une jambe. Longiligne, sculpturale, généreuse.

L’air d’opéra grésille sur le tourne-disque, l’aubergiste dispose ses gouaches sur la paroi de sapin. Le bouvier soupire. Le renne en daube mijote dans la casserole de fonte. Et le soleil vespéral se porte sur trois pivoines disposées en bouquet sur la table excessivement vernie.

La fille de la maison se calfeutre au sauna. D’abord couchée sur le ventre, à même les lattes de bois torride, elle se dresse ensuite sur les mains et les genoux, regarde sous elle, vers le sexe. Elle l’aimerait rougeoyant comme charbon. Northern light.

De son côté, l’ours se couche sur le dos et garde la gueule ouverte. Paresse ou béatitude.

À défaut de pouvoir prononcer le moindre mot, l’aubergiste timide offre l’aubade à l’aide de sa mandoline. Sa femme s’attriste soudain de n’avoir pas questionné davantage. Il est trop tard maintenant. Sa solitude est là, tapie derrière le rideau d’épicéas, prête à emplir le gîte à nouveau.

Après quinze jours de voyage, la souplesse est reine. Disponibilité, frugalité et curiosité vraie. On formule ses désirs et on acquiesce à ceux des autres.

Kilpisjàrvi. Les moustiques ne parviennent pas à entamer le flegme des pêcheurs. Seul leur regard se charge de contrariété. C’est la perchette qui paiera.

Blanche aux plumets feu de Bengale : son nouveau-né rit et éternue après que son nez ait été offert au vent chatouilleux.

Une maison couleur canari, piquée parmi les fougères, au bord de l’eau. Un pavillon pour les enfants. Un autre, plus petit, à proximité du lac, abrite le sauna. Le débarcadère se projette sur l’eau pure. (On a dégagé les algues qui s’enracinaient à même le sable.) Kirsti nous invite à retirer nos chaussures, à prendre la mesure de la fraîcheur du trèfle, du cresson et de l’aiguille de pin.

Un domaine d’herbes hautes a pris possession de la crique. Erland nous donne la clé : au fil des années, les nénuphars et les joncs ont amené sous eux, mine de rien, alluvions et terre nourricière. De la sorte, l’ancienne zone aquatique a été gagnée sur le lac et est devenue terre ferme. Erland nous explique qu’il a redressé la maison, à laquelle il arrivait de s’incliner vers le lac au risque de s’y engloutir.

Erland attise les pépites de charbon mat. Les bûches diffusent leur chaleur préhistorique aux galets superposés. Une écuelle d’eau jetée sur ces pierres multiplie en une fois la brûlure, qui vient racler l’intérieur de soi.

Kirsti noue en botte quelques rameaux de jeune bouleau et nous incite au plaisir paradoxal de l’éraflure. Plus tard, elle enlèvera ses chaussures, remontera un peu sa jupe et s’avancera sur le lac. Aujourd’hui encore, j’ai envie de l’embrasser pour ce léger don d’elle-même.

Erland aime Kirsti, même (surtout) lorsqu’elle dit « eau de poule » à la place de « poule d’eau » !

Récit poétique inédit écrit lors d’un voyage en Finlande et en Norvège

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