La scène est à la Maison Blanche.

— Mister President… (grand sourire contraint) George… Double you…

Ya… (il claque sa main dans le dos de son hôte qui, lui, reste la main tendue dans le vide.)

— Ya ? Que… ? Ah oui ! Double ya… À la texane. (En sourdine) Que me vaut l’honneur de rencontrer mon prédécesseur ?

(S’efforçant de relier à son avantage) Well, Barack, my boy, comment se passent les premiers jours de votre mandat ? À quand le coup de fouet nécessaire pour relancer l’économie ?

(Se maîtrisant et demeurant courtois) George, je vous remercie de votre sollicitude ; mais non, je n’ai pas besoin de conseils…

— Pas de problème, ce n’était pas le but de ma visite.

— Alors, que puis-je pour vous ?

— J’ai deux requêtes.

— Je vous écoute.

— D’abord, je voudrais que vous disiez quelques mots en faveur de ma personne et de mon action pendant mes deux mandats (huit ans, ce n’est pas rien, tout de même…) au service du pays. En revenir à un certain équilibre… J’ai dû me faire lire trop d’articles mauvais sur mon bilan, à l’heure de quitter ce 1600 Pennsylvania Avenue : au point que j’en avais mal pour ceux qui me les lisaient… Quel fichu métier que celui de ces conseillers ! Et ces journalistes ! Des chiens enragés quand on les lâche et qu’ils trouvent un « bon sujet » pour distiller leur venin… Je les ai laissés assez longtemps se moquer de moi et de ma supposée bêtise…

— Écoutez, George, pour votre intelligence, je ne sais pas trop… Mais, à vrai dire, je crois que votre héritage n’est pas exactement « contrasté ». Quel bilan, dites-moi ! Votre élection pour le moins contestable en 2000 ; l’incapacité de vos services secrets à anticiper le nine-eleven et à capturer Ben Laden ; les frappes en Afghanistan, qui n’ont rien réglé (d’ailleurs, les talibans ont reconstitué leur armée et progressent dans le pays, et il va même falloir tenter de négocier avec eux) ; la guerre en Irak (j’étais contre, comme vous savez) et les mensonges (y compris aux Nations Unies sur les armes de destruction massive) qui ont servi à la justifier ; le bourbier dans lequel notre armée s’enfonce là-bas, et le chaos dans ce pays, naturellement renforcé par notre présence ; la montée de l’anti-américanisme à travers le monde et la reprise d’une forme de « guerre froide » avec la Russie ; l’Axe du Mal toujours droit comme un i ; Guantánamo, Abou Graïb, les lois d’exception contenues dans le Patriot Act ; votre absence de réaction quand l’ouragan Katrina a dévasté la Nouvelle-Orléans ; votre obstination à nier le réchauffement du climat et à refuser toute discussion sur des mesures à prendre pour en limiter les dégâts, avant d’en admettre enfin la réalité dernièrement ; la crise financière et le sauvetage des banques par l’État, à l’inverse de tout ce que vous avez toujours préconisé, vous et vos absolutistes du Marché Roi… Vraiment, George, si ce n’était vous, je dirais que c’est presque trop pour un seul homme… Well, la conclusion est simple : votre place dans l’Histoire est assurée, aucun doute : et il est facile de deviner dans quelle catégorie vous allez y figurer…

— L’enchaînement des circonstances serait trop long à expliquer…

— Je ne suis pas sûr de cela…

— L’Histoire finira par me rendre justice…

— Oh que non ! L’Histoire n’aura aucune compassion pour vous, et ne vous attribuera jamais de bons indicateurs à sa bourse des valeurs. Son jugement sera lapidaire : de son point de vue, vous serez à jamais un has been plutôt qu’un born again ! Notez bien que je n’ai même pas eu besoin d’être de mauvaise foi ou de forcer la dose ; et aussi que, dans toutes mes déclarations publiques, jusqu’ici, je n’ai pas songé une seule fois à vous assassiner…

(soudain figé) Qu’est-ce à dire ?

— Simple figure de style, George, rien d’autre, je pense que vous pouvez comprendre cela. Je ne l’ai pas fait surtout par respect pour la fonction que vous avez incarnée à un moment. Maintenant, double you, libre à vous de vous sentir visé par mes paroles en tant que personne ayant exercé cette fonction. Mais franchement, n’attendez pas de ma part une quelconque mansuétude, c’est impossible…

— Les intérêts bien compris du pays imposent pourtant une forme de continuité…

— Vous ne m’avez pas compris… Mais le pays, oui : l’heure est à la rupture…

Yes We Can…

— Oui, mais pas seulement… En fait, le vrai slogan aurait dû être : Yes We Must – mais je ne pouvais m’embarquer avec une telle formule dans une campagne électorale…

— Cela n’aurait pas été assez vendeur, vous voulez dire… On sait bien que les gens ont surtout voté pour votre image plutôt que pour votre programme, plutôt flou…

— C’est le lot des campagnes : on choisit un homme qui va incarner la fonction présidentielle, avec un message que chacun peut comprendre, et qui n’est pas nécessairement réducteur : l’essentiel est de traduire un état d’esprit dans une formule marquante. De toute façon, George, les faits parlent d’eux-mêmes. Ce que je sais, moi, c’est que des blocages mentaux et une arrogance malvenue vous ont empêché de bouger quand vous le pouviez ! Il faut bien que j’en prenne acte…

Et quand je dis : We must, cela veut dire que nous partons d’un gâchis complet. Tout a été renversé : et maintenant, ce sont le doute et la peur qui triomphent. Nous allons devoir remonter la pente : ce sera d’autant plus difficile qu’il n’y aura sans doute pas de miracle. La pente ne sera pas aplanie en chemin – j’ai même tendance à penser qu’elle deviendra plus escarpée à mesure que nous y avancerons !

Et nous devons faire quoi ? Intégrer le fait que l’american way of life nous a menés à la catastrophe ; que sans les fonds publics, c’est la fin du système tout entier et pas seulement celle de l’industrie automobile ; que les patrons automobiles par exemple, qui viennent quémander une aide des autorités fédérales pour maintenir leur secteur à flot, tout en refusant jusqu’ici de produire des modèles moins dévoreurs d’énergie, me semblent aussi déplacés que les jets privés avec lesquels ils s’amènent ici et auxquels ils ne veulent pas renoncer. Maintenant, ils rappliquent au Congrès en faisant le trajet de Detroit à Washington par la route, dans un véhicule hybride qui plus est : mais comme par un fait exprès, ils demandent maintenant plus d’argent qu’auparavant – je ne sais pas si les deux sont liés… Ils proposent même, pour sauver la mise, de n’être désormais payés qu’un dollar par an – on verra bien si cela les fera se défoncer pour le bien commun… Plus question de jeter l’argent par les fenêtres – ou alors il faut murer les fenêtres…

Mais tout cela ne me donne pas envie de plaisanter : je ne vous cacherai pas que des voix s’élèvent pour demander s’il faut sauver ceux-là mêmes qui nous ont menés là, parce qu’ils n’ont rien su anticiper…

— Mais qui peut blâmer des entrepreneurs d’aller là où est le profit ?

— Était, George, et voilà bien toute la différence. C’est encore l’une de ces idées qu’il va vous falloir réviser : celle d’une sorte d’adaptation mécanique et réussie aux circonstances, par l’effet d’un pragmatisme qui serait inhérent au « rêve américain ». À la mode darwinienne (je sais : vous ne l’aimez pas, mais tant pis…), les plus forts survivront : en même temps, cela les rendra plus fragiles de ne plus pouvoir avaler les autres, qui eux auront disparu, parce qu’ils dépendront des banques pour leurs lignes de crédit et leurs investissements : et ces banques penseront avant tout à combler leurs propres pertes et leur imposeront des conditions drastiques, ce qui ne fera qu’inciter ces investisseurs à demeurer tous dans une position d’attente, le temps que tout redémarre… Mais alors, comment faire repartir la machine ?

— C’est bien pour cela que l’État intervient, pour soutenir et relancer l’économie, et faire revenir la confiance dans le système…

— Vous en parlez bien à l’aise, tout d’un coup, alors que c’est le contraire de vos convictions… Peu importe. Plus personne n’a confiance dans ce système, qui s’effondre dans le fracas des catastrophes, à tombeau ouvert et toutes sirènes hurlantes dans le gouffre… La bulle financière a explosé et éclabousse tout le monde : mais il faut surtout que rien d’autre n’explose – par exemple notre système politique, vous voyez ce que je veux dire ?

En fait, double you, le problème est qu’il nous faut retrouver notre capacité à créer des biens : la création de richesses par les seuls mécanismes financiers et spéculatifs nous a menés dans l’abîme : et, décemment, je ne puis pas appeler cela une création…

Donc, revenir à la base sans devoir dégringoler – une gageure…

— C’est vrai, ce n’est pas gagné d’avance…

— Je suis content qu’un expert de ces questions tel que vous, George, puisse en convenir ! Nous devons donc revenir aux fondamentaux que notre grand pays a oubliés – et qui sont tout à fait autres que les vôtres : l’humilité, le souci de la collectivité, la générosité. Redonner de l’espoir à ceux qui, bien qu’ayant déjà touché le fond, sont convaincus qu’ils descendront encore plus bas ; comme à ceux qui sont dans la rue et se persuadent qu’ils ne reverront plus jamais une maison de l’intérieur… Mais vous aviez une seconde requête…

— C’est encore plus délicat.

— Dites toujours…

— Dès le début de mon règne, il y a huit ans, une revue belge s’est particulièrement distinguée dans le persiflage à mon égard : elle est régulièrement revenue sur mon incurie et mon absence d’envergure, et cela m’irrite.

— Comment s’appelle cette revue ?

— Marginales.

— Et vous voulez quoi ?

— Eh bien, qu’elle soit mise hors d’état de nuire…

— Mais je suppose qu’elle a une audience limitée. En quoi peut-elle vous gêner ?

— En de telles matières, l’audience n’est rien. Lisez leurs contributions, et vous comprendrez vite à qui l’on a affaire…

— Bien, j’y réfléchirai…

Obama se leva pour signifier la fin de l’entretien. Il raccompagna George W. Bush jusqu’au seuil du Bureau Ovale. Le Président sortant jeta un œil en arrière, sans doute pour contempler une dernière fois cette pièce qu’il quittait pour toujours. Mais son regard intercepta alors celui de son hôte. Barack Obama avait manifestement du mal à conserver son sérieux : d’ailleurs, avant même que W. s’en aille, il partit dans un fou rire inextinguible et manifestement destiné à durer longtemps.

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