Obama song in Madagascar

Agathe Gosse,

Aïna ne comprend toujours pas de quoi ou de qui ils parlent.

L’essentiel est qu’ils ne se disputent pas. Assis à même le sol, ils attachent en bottes les carottes, l’air sérieux, affairés, mais avec quelque chose d’électrique dans les gestes et une lueur dans le regard. Pourtant le petit matin est calme et clair, la chaleur d’ici peu rayonnera dans la cour. Que se passe-t-il ?

Aïna pense aux cyclones, mais ce n’est pas la saison. Le dos douloureux, elle soupire sans bruit, puis voit son petit garçon, l’enfant de Salma qui se redresse et secoue le bras de sa mère.

La voix de celle-ci s’élève, mais ce n’est pas contre l’enfant, c’est qu’elle veut toujours avoir le dernier mot.

Salma a dix-sept ans, en la voyant discuter âprement avec son frère aîné, on lui en donnerait plus. L’enfant se rassied, habitué aux brusqueries de sa jeune maman. Aussitôt, il se remet à quatre pattes et se dirige vers elle, sa grand-mère qui l’encourage du regard.

Elle a eu huit enfants, ses deux derniers, José et Salma vont garder ses vieux jours. Elle a quarante-sept ans. Son corps usé de travail aux champs et trop souvent mal nourri est sec comme l’écorce du tamarinier, celui qui a poussé, il y a longtemps de cela, tout près du four à briques. À chaque cuisson, l’arbre s’enfume, jamais il ne s’est enflammé. Sa peau brune, tendue et fine sur les pommettes, lui laisse pourtant un air d’enfance, grâce à ses cheveux, peut-être, restés si noirs, si souples et brillants. Une grave infection contrariée lors de sa dernière grossesse, déclarée après la naissance de Salma, l’a affaiblie durant des années. Son mari, elle s’en souvient si souvent, avait fait des kilomètres à pied pour elle. Pour trouver un remède. La tisane qu’elle avait bue, après avoir fait décocter la racine l’avait aidée à soulager le mal.

Elle ne va pas leur demander de quoi ou de qui ils parlent. Cela va les agacer.

Ils vont répéter qu’ils lui ont déjà dit. C’est possible. Et qu’elle n’a pas retenu.

L’important n’est pas là. L’important est le petit Samuel qui s’est redressé, seul, et qui fait ses premiers pas.

Elle s’écrie : « Salma… regarde, il marche ! »

La jeune mère voit le petit, éclate de rire, mais la joie ne dure pas, comme souvent Salma se rembrunit. Elle regarde son frère et lance.

— Alors !…Chaussures ou pas ?

Cette interrogation est posée sur un tel ton que l’air reste figé et le garçon interdit. Il n’a pas la réponse, il hausse les épaules. Les questions de sa sœur sont sans réponse, la terre entière devrait lui répondre, son créateur rendre des comptes. En serait-elle plus apaisée ? José en doute. Salma est née en colère.

Aïna tend les bras vers le petit, attentif et calme.

Elle répète : il marche, et le félicite.

— Bravo, petit Samuel.

Le petit garçon lève les yeux vers elle, sa grand-mère qui lui sourit toujours de son sourire un peu édenté, merveilleux.

Salma s’est levé pour venir le prendre dans ses bras. Elle le soulève haut, elle doit en être fière. Samuel, toujours si paisible, émet des petits cris de plaisir. Salma le maintient quelques instants puis son regard arrêté sur les pieds nus de l’enfant, elle marmonne : « Je ne veux pas ». Aussitôt, elle dépose le petit à ses pieds et retourne à son travail

Aïna ne la comprend pas. Pourquoi répéter cela si souvent. Vouloir. Ne pas vouloir.

Que pouvait-elle bien changer au cours de la vie, cette fille-là ? L’aurait-elle gâtée plus que les autres ? Ses autres filles avaient déjà plusieurs enfants, elles travaillaient à la plantation, faisaient du petit commerce. Aujourd’hui, les temps étaient moins durs, semblait-il, alors, que demandait Salma ?

Elle ne voulait pas être enceinte, disait qu’elle ne le serait jamais plus. Elle voulait prolonger l’école, voyager, avoir de l’argent, pouvoir décider. Elle ne voulait pas que son fils marche à pieds nus.

En attendant, il fallait charger les légumes, son frère s’impatientait.

Aïna allait garder le petit Samuel pendant qu’ils seraient au marché.

Ils sortirent de la petite pièce enfumée. La charrette attelée de deux zébus, les attendait. Des sacs de toile grossière contenaient des patates douces, des choux. Dans les hautes panières, des salades. La voisine avait amené ses premiers letchis.

Elle les entendait encore.

José.

— Tu verras, avec lui, il y a de l’espoir.

Salma.

— Utopie !

Aïna ne savait toujours pas de quoi ou de qui ils parlaient. Du petit Samuel ? Du père de l’enfant qu’elle ne connaissait pas. Avec elle, Salma refusait d’en parler. Mais avec son frère ?

Ah ! Les mots de Salma. À croire qu’elle en inventait des nouveaux tous les jours.

Aïna ne parlait pas aussi bien le français, elle n’avait pas été longtemps à l’école. À dix ans elle repiquait déjà le riz, là, juste derrière la maison. C’est dans cette même rizière que son mari s’était blessé à mort. Son pied arraché, lors d’un labour. Une mauvaise manœuvre du jeune conducteur de bœufs, et la charrue était venue faucher son pied. Et sa vie. Il avait beaucoup saigné, sur la terre rouge.

La veille au soir, elle avait justement évoqué ce souvenir. Ils avaient froncé les sourcils, l’air abattu et agacés.

— Maman, tu nous l’as déjà raconté mille fois. Et sa gangrène et son malheur.

Salma avait coupé son frère, avait murmuré entre les dents :

— Foutue misère !

José avait crié.

— Arrête ça ! Qu’en sais-tu, toi ?

Sa voix s’était radoucie, se voulait convaincante.

— Pas ce soir, Salma, alors que demain tout peut changer…

Aïna les avait regardés, surprise, peinée, ils allaient encore se disputer.

Salma s’était déjà levée, le sourire mauvais.

I have a dream ! C’est comme cela que tu devrais dire, lui lança-t-elle en quittant la pièce.

En plus de parler français, Salma parlait anglais maintenant. Elle voulait devenir guide et interprète.

— Guide touristique ? s’était moqué son frère.

Salma avait hoché la tête.

— Mais tu ne l’aimes pas, ton pays, avait-il rétorqué. Que vas-tu leur dire aux touristes ?

— T’as rien compris ! C’est justement pour cela que je me bats, parce que je l’aime, cette île !

Aïna avait pensé : ils ont manqué d’un père, ils étaient trop petits quand il est mort. Salma avait un an, depuis elle se bat contre le monde entier.

Pourtant ils n’ont jamais eu faim. Ils sont encore à l’école. Pour les aînés, c’était plus difficile.

Ah ! mais ils sont tous vivants. C’était sa fierté à elle. Tous ses enfants vivants. Cette pensée-là la menait, vive, du matin au soir.

Elle avait bien compris que ce soir était le grand soir de quelque chose. Une chose dont ils parlaient depuis des jours. D’un air de conspirateurs, ils lui avaient annoncé qu’ils rentreraient à la maison avec des amis. Ils avaient l’air de préparer un grand événement. La radio, ils l’avaient empruntée et l’avaient installée sur le seul petit meuble de la pièce.

Ces jeunes donnaient sans doute trop d’importance aux événements extraordinaires et internationaux, comme ce football ou ce rugby dont ils parlaient tant. Elle savait que, parfois, cela pouvait créer une telle tension dans les stades, que cela tournait à la bagarre.

Elle se leva. Son dos la faisait continuellement souffrir. Elle prit le balai en fibre de coco et balaya le sol de béton. Elle était fière de sa maison. Une marche à descendre pour être sur la terre battue, une petite haie de bambou la séparait de la route nouvellement goudronnée.

Sa tâche accomplie, elle emmena Samuel voir les poules et les deux pintades. Elle ramassa quatre œufs. Elle pensa au riz qu’elle avait déjà cuit avec le lait coupé d’eau, elle y ajouterait un œuf.

Ils rentrèrent vers seize heures. Trois autres jeunes les accompagnaient. Ils avaient tous l’air fatigué, mais aussi nerveux, inquiets. De suite ils allumèrent la radio. Ils avaient une bouteille de bière avec eux, ils se la partageaient. Salma était la seule fille. Elle avait fumé. Sa mère l’avait senti. Comment se procurait-elle du tabac ?

Samuel, ravi de les voir, voulait jouer. Salma le repoussa. Les mèches sur son front lui cachaient les yeux. Samuel se mit à pleurer.

Aïna le prit par la main et l’éloigna du groupe. Elle sortit de la maison et se dirigeait lentement vers la rizière.

Peu après, elle entendit une explosion de joie, une sorte de vacarme. Elle eut peur, prit Samuel dans les bras et revint sur ses pas.

Elle ne comprit pas de quoi ou de qui ils parlaient.

Ils l’entourèrent dans une ronde folle. Elle serra le petit. Étaient-ils ivres ?

Ils criaient, riaient, s’exclamaient, se regardaient l’air ébloui, étaient passés de l’incrédulité à la félicité en un instant si court qu’ils explosaient, ils répétaient :

— II est élu ! Il est élu !

Alors, ils la virent au milieu d’eux, toute petite et fragile, l’enfant réfugié dans son écharpe, ils virent son sourire timide qui réchauffait toujours leur cœur. Frère et sœur s’approchèrent.

— Obama, dit José

— Barack, dit Salma

Ils avaient l’air à bout de souffle.

Aïna hocha la fête pour leur signifier qu’elle écoutait leur charabia.

— Il est élu président des États-Unis ! José détachait les mots.

Salma prit doucement son fils des bras de sa mère. Celle-ci remarqua le tremblement des paupières. Salma ne pleurait jamais, jamais en sa présence et maintenant elle parlait bas, comme une petite fille.

— Maman, c’est incroyable ce qui se passe.

Aïna était contente de sa joie, de leur joie à tous. Elle sentait bien que c’était plus que de la joie.

— Barack, répéta-t-elle, pour faire plaisir, pour tenter de comprendre.

— Oui, confirma Salma, cela veut dire Chance.

Alors, frère et sœur s’embrassèrent. Elle ne se souvenait pas les avoir jamais vus enlacés.

Alors, elle comprit que ce jour serait inoubliable. Elle reprit l’enfant qui lui tendait les bras, mal à l’aise et coincé entre les deux jeunes adultes.

Ils repartaient déjà vers leurs amis, en appelaient d’autres au-dehors : connaissaient-ils la nouvelle ?

Avant de sortir, Salma revint vers elle, pour la serrer, elle et son petit garçon, leur dire :

— Ça va aller, ne vous inquiétez pas.

Aïna crut avoir mille ans, ou peut-être un an, comme le petit, même fragilité.

Salma s’encourut au-dehors.

Aïna entendit encore José dire à sa sœur :

— Je te l’avais dit : tout est possible ! On pouvait y croire. Tu y crois maintenant ?

Yes We Can ! hurla Salma dont la voix s’était à nouveau élevée.

Ils finiront par lui faire peur, pensa Aïna, en serrant de plus près Samuel. Mais celui-ci ne tremblait pas comme elle et voulait qu’elle le dépose. Là, dans la pièce maintenant désertée, il s’appliquait à marcher, seul, pieds nus. Son sourire était victorieux.

Barack, murmura-t-elle. Une chance.

Elle hocha la tête, pensa à son mari, et puis encore, toujours à sa chance à elle. Immense. Ses enfants étaient tous vivants.

Si c’était de cet Obama qu’ils parlaient depuis des jours, c’était bien, se dit-elle. Il doit être béni de dieu, cet homme-là, il a réconcilié frère et sœur, et plus encore il a donné de l’espérance à Salma. Car si Aïna ne comprenait pas tout, elle le savait, c’est de cela que sa fille avait besoin pour vivre.

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