— J’ai lu votre article Europe, culturelle je serai, dans La Libre Belgique, pourriez-vous donner une conférence sur le sujet à Gand ?
— À Gand, bien volontiers, mais sur l’Europe, c’est moins sûr, je ne suis pas une spécialiste.
— Mais, Madame, vous avez écrit un magnifique article, je ne vois pas le problème.
— Ik spreek geen Nederlands…
— Ça ne fait rien, nous n’invitons que des étrangers. La plupart connaissent l’anglais.
— Je n’oserais jamais faire une conférence, si courte ou si simple soit-elle, dans une langue autre que la mienne…
— Vous parlerez donc en français.
J’accepte, je me rends dans un hôtel à Gand où se réunit d’habitude De Orde van den Prins, mes hôtes. Un club très fermé, très chic, sorte de Lyon’s, rien que des hommes, pas un francophone. J’étais donc la seule femme. Je pensais à part moi : De Orde van den Prins, il doit s’agir du Prince d’Orange… seraient-ils des rattachistes, ou quoi ? Dix tables de dix personnes unissaient la fine fleur des intellectuels flamands. Historiens, philologues, juristes, des professeurs de l’Université de Gand, Anvers, Bruges, Bruxelles… à ma droite, le principal avocat de l’ex-Volksunie. Il connaissait presque mieux le subjonctif imparfait que moi. J’ai abondamment reconnu la supériorité multilingue des Flamands sur les francophones qui, rapport à la langue de Vondel, en sont pour la plupart aux balbutiements.
Je me sentais bien, la chère était bonne, les vins abondants, ceux qui s’adressaient à moi avaient la courtoisie de le faire en français.
Au café, on m’a apporté un lutrin, je me suis levée, c’était le grand moment : chacun s’est calé dans sa chaise et me regardait. J’avais appris par cœur six lignes en néerlandais : je les remerciais de leur aimable invitation, je n’étais pas historienne, mais écrivain, je leur donnerais donc un point de vue personnel, j’allais leur parler en français, ma langue maternelle, je n’avais aucune envie de massacrer leur belle langue, nous savons l’immense supériorité des Flamands sur les francophones dans la maîtrise des deux langues, ils me comprendront donc sans difficulté…
Geachte Heren
Ik wens U eerst en vooral te bedanken rnij te hebben uitgenodigd ont over Europa te praten. Ik ben evenwelgeen historicus, maar een schrijfster. Het is dus in deze hoedanigheid dat ik het woord neem, met name als iemand die een persoonlijk inzicht, een standpunt heeft over dit thema. U zult mij verontschuldigen in het Frans te praten, mijn moedertaal, maar ik vrees uw mooie taal oneer te doen indien ik die tracht te gebruiken. Maar wij weten allen dat jullie, Vlamingen, een enorme superioriteit hebben op ons, Franstaligen, namelijk dat jullie perfect onze tweede landstaal machtig zijn. U zult me dan ook probleemloos begrijpen.
Ronronnement approbatif de l’assemblée.
À un moment, ma conférence se référait à un article sur l’Abbé Gantois (c’est son nom) qui avait promu avec ferveur l’efflorescence de la langue flamande dans les Flandres françaises. Mais au cours des ans, le néerlandais, en France, a fini par mourir, bien que, souligne l’auteur de cet article référent : « le cadavre bouge encore. » Il m’a soudain semblé impossible de parler de cadavre, alors que les faces rubicondes de la fine fleur flamande m’écoutaient religieusement, digéraient en silence, et que l’étendard flamand flottait entre mes mots. Je ne voulais pas leur faire de peine. Je ne voulais aucun hiatus entre eux et moi. J’ai donc omis ce morceau d’histoire et de bravoure.
Quand je me suis rassise, on m’a applaudie. Je me suis alors penchée vers mon hôte pour lui demander si je pouvais m’éclipser. Il s’est adressé à la table en disant que je me sentais fatiguée, que je souhaitais rentrer.
L’un a dit :
— Hebt U schrik van de vragen ?
Mon sang n’a fait qu’un tour :
— Schrik ? Ik wil de vragen ! !
Boum boum, rata boum, boum boum, rata boum, 1 5 questions me tombent dessus, toutes en néerlandais. Nous étions la veille de la Pentecôte, vous savez, cette histoire du Saint-Esprit qui a donné aux apôtres le don des langues. Godverdomme, geef me de kennis van het Vlaams, verstaan, begrijp, et je saisissais au vol un mot, une idée, goede vraag, je disais, c’était, pour la Wallonne que j’étais, un exercice de haute voltige, je répondais en français, devant un aréopage d’érudits, je me sentais comme ce soldat mythique de Flandre, dans les tranchées, qui tentait de comprendre les ordres de son commandant francophone. Wablief ?… ja, natuurlijk, maar… l’essentiel étant de donner une réponse cohérente, d’éviter de paraître non seulement unilingue, mais inculte… Au sortir de cette avalanche, un prof s’est approché de moi et m’a dit :
— Nous avons voulu tester votre connaissance passive de notre langue.
— Ah bon ! ai-je dit estomaquée. Ai-je réussi le test ?
— Ja. » Et d’un coup, la confidence : sa rancœur devant la souffrance de son père lors de son service militaire… « Mon père ne comprenait rien. On l’engueulait en français » A-t-il prié le Saint-Esprit ? Ai-je pensé, taquine. Mais je ne pouvais pas dire cela, c’était manque de tact, une si profonde blessure, si étendue dans le temps, pensez donc, 90 ans et la cicatrice saigne toujours ? L’humour aurait semblé de la moquerie. Je me suis contentée de remarquer, avec respect, combien son père avait dû souffrir d’humiliation puisque le fils en souffrait encore. J’ai compati. Sincèrement je compatissais. « Vous me comprenez ? – Oui, je vous comprends ». Je comprends cet entêtement à ressasser le passé, à gratter les cicatrices, cette incapacité à prendre de la hauteur. Le Flamand est tout entier dans son ressenti, dans le bouillonnement de ses pulsions, une terre sauvage qui fourmille d’insectes, de rongeurs, de prédateurs. Le Flamand se replie sur soi, son passé est un trésor qu’il cultive, même si ce passé le fait souffrir, d’où le grattage des cicatrices qui aboutit au rejet des francophones. Il gère sa propre personne, ses pulsions, son ressenti, comme les « Groen » gèrent la nature, afin qu‘elle redevienne comme avant. (Avant quoi ?) Historiquement sauvage. Terres et forêts aux semis si possible naturels, aux plantations purement indigènes (inheems), sans essences étrangères (uitheems). Le peuple flamand fait corps avec sa terre, c’est pourquoi, il la soigne par des « bosdecreten », des interdits multiples. « Un Flamand n’oublie jamais » m’avait dit ma mère, francophone de Flandre. Jamais ?
Bien sûr, ce qui précède avait traversé mon cerveau à la vitesse de l’éclair, lorsque j’entendis mon interlocuteur me dire comme en écho « Il nous faudra encore deux cents ans pour oublier ». Alors j’ai ri : « Dans deux cents ans, la Flandre comprendra-t-elle qu’aujourd’hui, elle n’a rien à envier à personne ? » C’est ce que j’ai dit. Il a eu l’air content. Ou pas content, je ne sais.
Je me suis mêlée aux autres, au bar. On évoquait les Arabes de la gare du Nord à Bruxelles : « Un de mes confrères, professeur d’arabe à la V.U.B., s’amuse à déchiffrer les inscriptions sur les murs, eh ! bien, vous n’imaginez pas les appels à la violence contre les Belges… le danger vient des musulmans, je vous le dis ».
Je n’avais plus rien à faire parmi ces hommes. Mon hôte m’a reconduite jusqu’à ma voiture. Il m’a demandé si j’étais contente de la soirée. Très contente, ai-je dit, c’était très chaleureux.
— Vous voyez, m’a-t-il dit, juste avant de claquer la portière : nous accueillons les francophones, comme nous accueillons les Turcs et les Marocains.