La Flandre que j’ai connue, où j’ai vécu vingt ans, dont j’ai partagé la vie et les cendres, est toujours en place, comme les fils électriques alimentant un appareil en veilleuse ; et il me suffit, de loin en loin, de me rendre à Courtrai pour la communion de mon filleul, ou à Gand pour des floralies intimes : tout se remet aussitôt en marche. Je retrouve l’ossature des rires et des visages, la précision des commerces, la forme des repas. Je suis là sur une planète inconnue et très connue. Je suis un amnésique qui reconnaît toutes les poignées de porte et toutes les marches de la maison.

Cette reconnaissance de surface ne me donne pas le moins du monde l’impression de revenir dans une terre natale : mais de l’avoir échappé belle. Plus j’estime la solidité et l’énergie du caractère flamand, son instinct de vie et son esprit d’entreprise ; plus je reconnais que la beauté des femmes de Flandre me porte vers elles non par la force de l’habitude mais de tout mon sang – et plus je ressens, à chaque étape du voyage, l’étrangeté de ce monde clos sur soi.

Je ne suis pas bon juge, la langue française m’ayant dicté la plupart de mes choix : mais je ne connais pas d’endroit où je me sente plus en dysharmonie qu’en Flandre. Enfant, j’attribuais à l’épaisseur des regards et à l’omniprésence de la religion le déplaisir que j’éprouvais à vivre là. Le déplaisir a disparu, mais non l’éloignement. En Flandre les gens me paraissent vivants et profonds et j’aime les fréquenter un par un. Mais ce qui les unit entre eux est pour moi d’un ennui intense et invincible. La couleur de la vie, où baignent comme dans un liquide amniotique les usines et les paysages, les routes et les béguinages, les pignons et les ports, me donne, comme alors, l’envie de fuir. La lenteur, qui malgré le rythme des affaires et le cœur des villes, est pour moi la musique de la Flandre, glace tout. C’est une lenteur recuite, voulue, rechignée, qui facilite les avancées économiques, le culte des jardins et l’autisme politique.

Les pays et les cultes se transforment, mais ils ne changent pas. Les aberrations idéologiques que la Flandre traverse à présent ne sont pas différentes en nature d’une vieille tendance rétrograde et sectaire : elles ne sont différentes qu’en force et en orgueil. Je me souviens de Louvain en mai 68 : ce serait faire mentir l’histoire de prétendre que ses manifestations étaient au service de la liberté.

L’écart entre hier et aujourd’hui, bien sûr, n’est pas simplement mécanique : il y faut le petit tour de main inimitable de la folie.

Souvent j’oublie la Flandre. J’y vais de moins en moins souvent. Je ne lis pas la presse belge. Aucun voyageur, aucun visiteur ne me parle jamais de là-bas. Mes informations récentes sur la réalité flamande sont rares et suspectes. Je suis le moins fiable des témoins. De la même façon j’ai deux sœurs que je ne vois jamais. Je ne connais pas le détail de leur existence. J’ai presque oublié leur visage. Mais aucune douce erreur ne me fera prétendre que je ne sais rien d’elles et qu’elles me sont étrangères. Si demain je les retrouve et que l’âge a brouillé leurs traits, je saurai sur elles, et elles sur moi, malgré l’aveuglement des familles, tout.

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