Rock, frieten, billen en maatjes

Yves Deleu,

Année 2057.

« Hoor dus maar eens, Dames-Heren : alreeds een volledige eeuw ! Un siècle déjà ! »

« De quoi ? » Un silence calculé est tombé entre le guide pittoresque moulinant un grand parapluie jaune marbré de noir refermé à la diable au risque de faire glisser sa longue écharpe rouge. Il tient un temps suffisant pour que la question effleure à l’esprit des quelques touristes d’origines diverses battant le pavé en groupe épars autour de lui. La réponse naît de nulle part :

« Il faut bien une fois fixer une date, hé, Dames-Heren (La familiarité naît rapidement sous cette latitude…). La date de la naissance de Vlaanderen. Een geboortedatum. Personne ne sait cela. Il y a un début à tout, n’est-ce pas : pour nous, Vlamingen, wonende Vlaanderen, 1957 marque une date historique, celle de la naissance de mon pays Vlaanderen, et une fin, celle de la Belgique de Papa. Grâce au Premier Ministre Vicomte Gaston Eyskens, la Belgique de Papa des Franskiljoens est morte dix ans plus tard. Toutefois, il y a eu 1958 : l’Exposition appelée universelle ; vous connaissez l’Expo 58, hé : elle a fait croire que la Belgique, ce pays haï, die gehate België, België Barst, était au faîte de sa puissance montante… Au faîte ? Ach, nee, Dames-Heren, (là, on devient tragique et la voix rocailleuse traîne de syllabe en syllabe) ce fut la chute tarpéienne de ce pays impossible, dès 1960, avec la perte des Colonies d’Afrique. Notre Indépendance à nous, Vlamingen, vous lisez partout Onafhankelijkheid Vlaanderen, n’est-ce pas ?, hé ben, elle a été acquise en réalité en 1981, lors de la Régionalisation. Enfin, c’est ce que les franstalige ratten ont toujours appelé ainsi (notre touriste a noté au vol, se souvenant des indications linguistes du guide sur le RDM : il considère l’étrange mot double… se doutant de la traduction, sans oser toutefois risquer la solliciter ; il avait d’ailleurs relevé le mot précédent au suffixe identique sans vraiment comprendre sa signification). Pour nous, c’était déjà notre Indépendance, onze Onafhankelijkheid. Ensuite, le mouvement s’est accéléré ; alors, plus personne ne s’est opposé à… »

Ce monologue délirant (en anglais approximatif, mâtiné de mots du cru et que je vous traduis pour la cause…) est ce qu’un touriste de 1 autre bout du monde en visite à Gent, en l’an de grâce 2057, crut avoir entendu de la bouche d’un guide ; le propos est d’expliquer le point de départ de cette étrange destinée d’un coin de terre européenne : avec d’autres colonies, Vlaanderen (Flanders, traduit-il mentalement) a accédé à son indépendance, il y a quelques années ; avouons-le, la notion d’indépendance est plutôt surannée dans à la fois le siècle présent et le contexte actuel de l’Union Européenne ; ne parlons pas surtout de l’effet qu’elle crée dans l’esprit d’un ressortissant anglo-saxon, pur jus, de la côte ouest du Pacifique…

Le guide continue son laïus, notre touriste sort de son ébahissement pour entendre sur un ton de tragédie de crieur public, après un long monologue insaisi : « Alors, les Régions ont gagné un poids suffisant pour se substituer aux vieilles Nations. »

Dans l’esprit de notre touriste, féru d’histoire européenne, résonne en écho, le mot devenu historique de the Old Europa, à l’évocation de ces vieilles Nations, notions héritées de la doctrine Metternich. L’Union Européenne couvre le continent, maintenant depuis près d’un demi-siècle, elle s’est étendue jusqu’à Vladivostok ; il y a quarante et quelques de ces États, soit un concert de plusieurs centaines de Régions. Il se remémore la variété des Régions, qu’il a parcourues, depuis la porte d’entrée orientale de la Sibérie, justement.

Piqué par la curiosité, il porte son attention sur le personnage à l’étonnant langage au pépin tournoyant dangereusement. Il lui revient une phrase d’un vieil auteur, il ne sait plus de qui : « Le ramage est égal au plumage ». L’homme est entre deux âges, non pas comme un body-builder dont l’aspect extérieur semble se figer sur une quarantaine d’années, non ! Au contraire, il illustre l’image plus qu’élimée par la littérature : l’apparence est celle d’un sexagénaire bien engagé dans la décennie, rubicond, soufflant, moustache en crocs, blanche comme du sel marin ; eh bien ! pourtant, notre touriste anglo-saxon admettrait aisément que l’âge réel fût plus jeune de vingt ans. Les lunettes à monture dorée type sport démodé dissimulent éternellement le nez, sauf une protubérance rose pâle, le bout du nez qui joue le rôle de frein ; les verres agrandissent les yeux avec démesure, on ne peut juger ni de la forme des yeux, l’existence de paupières, ni de la couleur des iris ; au-dessus de la monture en arc continu, il y a deux traits de sourcils blancs fournis et noueux, il y a le front bosselé et plié débordant du bord du chapeau avachi ; le visage est rond, celui de ceux qui, maigres dans leur jeunesse, ont trop vite pris de la graisse d’homme mûr ; la peau est moite, couperosée à la mesure d’un usage trop volontiers de la boisson, molle et tremblotante à chaque geste ou chaque articulation ; les joues mafflues sont mal rasées, d’un poil neige dru, épars et uniforme ; le double menton, aussi mal rasé, déborde par-dessus un col invisible ; par-dessous, s’écoule une cravate trahissant son abandon, sur le fond d’une chemise neuve ; on n’en voit en réalité que le triangle antérieur oublié par le veston avachi refermé sur tous ses boutons tirant ; les cols luisent de n’être plus entretenus ; les poches béent sous l’effet de la pesanteur et des nombreux objets trahis par le bossellement du tissu ; le pantalon conique à ceinture de cuir brune épaisse, contient une obésité de buveur de bière : il est d’une pièce, un cône sans autre forme, sans pli, tombant de la ceinture en cercle presque parfait superposée à la chemise jusqu’au contact des chaussures au vernis définitif, craquelé, hors d’âge ; on n’y voit guère la couleur des chaussettes, pas plus que l’extension de la calvitie soulevant par l’arrière le chapeau feutre jais du siècle passé ; la chevelure incolore s’écoule de part et d’autre de cette singularité, en boucles serrées : elle est presque crépue, cela évite le spectacle de cheveux longs et gras criant à un shampooing indispensable aux yeux du monde entier sinon le possesseur lui-même. Une longue écharpe rouge en laine artificielle pendue à la diable achève de camper le personnage : il fait trop chaud pour la replier sous le menton, elle pend en voletant entre les bras toujours écartés dans le maniement du parapluie et le corps boudiné oppressé par les efforts de la marche conjugué à ceux de la parole sans répit.

Les pensées de notre touriste poursuivent maintenant un autre chapitre étonnant (ridiculous, en son for intérieur) développé par l’étrange présentateur, il tire, sans s’en rendre compte sans doute, des sourires amusés de ses auditeurs forcés : ceux-ci, pas plus que notre touriste, ne semblent en croire leurs oreilles. Je vous résume ! Dans la foulée de la décolonisation des dernières possessions cryptocoloniales en Europe, Vlaanderen s’est inscrite au mouvement centrifuge de l’indépendance et a enfin concrétisé le rêve des héros nationaux, caressé depuis le XVIIe siècle : Onafhankelijkheid Vlaanderen (Apparemment, on se répète… ou bien il y a eu une boucle qui s’est bouclée, à l’insu de notre touriste, auditeur si peu attentif).

Celui-ci se surprend à devenir pensif, et il s’abstrait derechef du surprenant discours. Perdu loin alors de l’abattage du bizarre personnage, il considère la notice polyglotte défilant sur l’écran de son PDM devant lui : elle présente les caractéristiques à la base, selon elle, de l’originalité de la culture de Vlaanderen :

  • son caractère saxon, qui se matérialise dans le parler populaire fait appel aux expressions tant de l’allemand ancien que de l’antique Sachsen ;
  • le Vlaams, la langue officielle, qui est du saxon mélangé de germanique ;
  • le caractère des autochtones, à la fois affable et réservé, qui est le résultat d’un équilibre heureux entre ces deux apports historiques ;
  • sa culture propre qui a rayonné dans le monde entier, de San Franscisco jusqu’à Tokyo en passant par Paris ; l’architecture en est la pierre de touche : où l’architecture des hautes cathédrales en filigrane de pierre est passée, s’est insinué aussi le génie méconnu des Oude Vlamingen ;
  • ce génie antique qui déborde dans tous les domaines techniques et artistiques, dans lequel les colonisateurs ont pioché sans vergogne des siècles durant : (le lecteur ahuri note en passant) les Primitifs Flamands furent les peintres de toutes les cours européennes des époques historiques et ils ont influencé la manière et l’esthétique de leur temps ;
  • le génie saxon qui se retrouve immanquablement dans la musique et en particulier le Rock : l’essor du Vlaamse Rock est dû à Will Tura, qui a emboîté immédiatement le pas au King, le grand Elvis Presley, – Will Tura est notre Elvis –, Arno est son continuateur en devenant le grand chanteur flamand de renommée internationale ;
  • en visitant Vlaanderen, le touriste retrouve en concentré toute la culture mondiale ;
  • sa force de travail et son opiniâtreté à la tâche qui est venue à bout de tous les colonisateurs : Vlaanderen est le Japon de l’Europe ;
  • sa gastronomie devenue mondiale : les frieten, dont le nom est déformé et galvaudé ailleurs (le touriste se met à penser à des AOC pour les frites (chips, pense-t-il en s’égarant du regard : « Europataten, société industrielle phare » : c’est une publicité émargeante…), les mosselen et les maatjes, dont personne, sinon les cousins nordiques, les Nederlanders, ne parvient à approcher la qualité gastronomique ; à Gent, il y a en sus cette spécialité incomparable des Waterzooien, au poisson ou au poulet, au choix du gourmet averti ;
  • les innombrables installations de Vlamingen autour du monde, ils portent bien haut les étendards de leur culture et de leur mode de vie, de l’Indonésie à l’Illinois et de Vancouver au Suriname, leurs forces de travail constituent les véritables moteurs des économies nationales…
  • les bV, bekende Vlamingen, qui, durant toute l’histoire…

Bref, notre touriste se laisse convaincre d’être arrivé au cœur de tout

le mouvement mondial économique, politique et culturel. Il en oublie qu’il y a quarante minutes, il se promenait dans les rues du Oude Kortrijk : il n’a rien à envier à Gent ; ce vieux centre-ville fut sauvé de la destruction par un échevin des Travaux Publics d’il y a deux cents ans, opposé à la destruction des témoins de l’histoire glorieuse par les soi-disant impératifs de la modernité ; on lui doit entre autres que la Oude Stadse love toujours dans l’ombre de son Beffroi, « ceci » faisait partie des ruines de la Kleine Halle, la Halle aux Viandes : les ruines sont toujours condamnées. Pour éviter d’être taxé de passéiste, il a été un fervent promoteur du nouveau chemin de fer et d’une gare indispensable pour s’embarquer dans l’essor économique qui joint Rijsel à. Gent : exporter au Sud et au Nord le lin roui et filé dans la vallée de la Leie, vers Brugge et Gent qui en tissent leurs draps de renommée mondiale dès le XIIe siècle.

Gent, c’est aussi maintenant l’industrie de pointe, qui a su accrocher son wagon au train des nouvelles technologies – nieuwe technologiën : genomiek…, mediatiek, metaalwerktechniek, keramiektechniek…, nanoteknieken… bref : tout ce qui, depuis les mutations industrielles des années septante et quatre-vingt, ont apporté à Vlaanderen les fondations de son essor économique actuel.

Notre brave touriste se sent perdre le sens, à se laisser embarquer dans le maelström des statistiques, des comparaisons, des réalisations défilant en flash sur l’écran. Il a depuis son arrivée, pu constater que les indigènes vivent sur un standard élevé dans les échelles de l’Union Européenne ; pourtant, ils ne se départissent pas de leur bonhomie apparente et de ce je-ne-sais-quoi qui rappelle par moments la chaleur débridée des carnavals rhénans.

Sans ménagement, son groupe éphémère est invité dans un kaberdoesje typique à l’enseigne rubidescente et tonitruante ; notre touriste y trouve à déguster une chope sphérique de bière glacée au col surdimensionné : le produit local d’une Abdij proche, breuvage divin, est une tradition brassicole plus que millénaire, à en croire le dépliant joint au service. Sur l’assiette aduite, déborde un fuseau luisant, au fraîchin tranchant, brasillant d’argent sous l’éclairage flavescent tamisé : le fameux maatje, certifié d’Oostende selon le tarif piqué devant lui.

Peu prévenu des us de la chose, il se dégage d’une longue goulée de la boisson capiteuse et doucereuse, et sur sa lèvre, d’une épaisse moustache de gendarme marionnettiste : il s’est vu, la seconde d’avant, surpris par son image dans un miroir ancien face à lui. Avant d’avoir sous les yeux les dégâts inattendus de sa dégustation, il espionnait avec curiosité l’entourage pour saisir le mode d’ingurgitation de cet aliment oblong servi sans couvert. Par moments, il peut apercevoir le geste d’un seul élan, des habitués qui avalent ce filet de poisson, appelé haringe. À l’essai, il doit s’avouer une certaine impuissance à reproduire le geste expert des dégustateurs. Faute de mieux, il se résout à découper des bouchées successives du savoureux Filet double, où restent accrochées l’une ou l’autre arrête.

La boisson mérite d’y accrocher le qualificatif dionysiaque : le degré d’alcool affiché vaut largement certains alcools de son pays ; mêlé au sucre et à la levure échappant au soutirage, il monte facile à la tête, faisant aussi sûr perdre les sens que le meilleur des crus. Le brave homme se met à penser qu’en 2057 ou auparavant, la vie était belle dans Vlaanderen, en dépit des nombreuses vicissitudes supportées par les naturels du fait de voisins trop entreprenants. Il se voit accompagner la cohorte de tous ceux qui, depuis l’origine des temps, succombent à la monastique boisson. L’Abdij Bier est certainement pour quelque chose dans la résilience historique obstinée de cette population ; il tend son verre à demi entamé, où glisse la mousse depuis le bord dans le culot roux, vers le mur, où s’étend ce drapeau or au lion de sable, au rictus agressif de gueules, comme il en a croisé d’innombrables ombres dans les rues.

Il se dit que tout compte fait, le guide peut continuer sans lui, à vanter les mérites suprêmes de la ville : il préfère nettement ceux, plus terre à terre, des sièges muraux de l’endroit, bruyant, chaleureux, protecteur, aux bois vieux luisants et confortables ; il s’y voit accueilli avec son assiette pas encore vide et son verre appelant d’être à nouveau rempli. C’est l’abandon béat, dans cette communauté mobile et gouailleuse, dont il saisit des bribes intelligibles, des mots déformés qui rappellent d’autres, dans ces racines communes au saxon, à l’allemand et au français : tiens, on n’a jamais parlé de l’apport de la culture française depuis qu’il a mis les pieds…

Il est dérangé dans son monologue amuï, lorsque des ombres fraîches et vives se coulent à proximité, demandant de pouvoir s’asseoir, s’excusant de le déranger. Les voix claires tranchent sur le fond vocal grave égraillé de la clientèle en témulence ; il sursaute en remarquant les légères coiffures blondes ou rousses, agitées au rythme des conversations ; sous elles, des goulées de bière s’infiltrent avec régularité. Sa gravité noyée dans le liquide roux renouvelé, n’a pas compris que depuis quelque minute indéfinie, il est le commensal d’un groupe d’accortes filles de Vlaanderen, au moins aussi pétulantes, accrochantes et aguichantes que partout ailleurs, où, d’un séjour à l’autre, il a posé un moment sa valise.

Ses précédents voyages ? Mais, ils sont loin, déjà ! Il conçoit vite qu’il peut infléchir son séjour vers des aspects différents, mais néanmoins aussi instructifs, une manière alternative de connaître cet étrange coin de confetti obstinément accroché à un jet de pierre de Douvres.

Il est maintenant bien loin de la course du siècle glorieux vers L’Onafhankelijkheid ou autre chose de cet acabit, du demi-millénaire de la chute d‘Oostende, à laquelle il assista il y a trois ans, c’est la pression sur sa cuisse, de la main de la jolie rousse rigolarde et buveuse, c’est là une bien plus concrète invite, à laquelle il a répondu : il enlace Grietje, qui se laisse faire, se fond à la frontière de ses formes et abandonne les copines pour lui tout seul. En plus de sa beauté et son accortise particulières, elle perle un joli franglais entre ses dents marbre neige. Pourquoi, alors, ne pas prolonger ce séjour en Vlaanderen, si chaleureuse et vivante ? Cela vaut bien un rock dans la soirée qui tombe sur ce caveau du Donck je ne sais plus lequel… Qu’importe, en cette année 2057 !

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