Oiseaux de cristal

Véronique Bergen,

Pour l’incandescence du jeu de Martha Argerich

Le ciel blanc se parsemait d’oiseaux noirs pris d’une frénésie sonore qui embrasait les sphères. Oiseaux-forgerons, oiseaux-pythies, oiseaux-harpies, hérauts d’un tempo de cristal, tous déroulaient d’étranges alphabets, arabesques de sexe et de sang frangées par un hiératique vacarme. Égrenant des chapelets de notes dont la sauvagerie interdisait toute transcription solfiée, ces apôtres d’une musique circulaire se vouaient à recréer un orchestre cosmique à l’aide de matériaux hétéroclites : vocalises volées à l’ennemi, coups de bec fendant l’éther, concassage, étirement, martèlement d’objets rendus à une vie autre, jeux d’eau transfigurée, rapt de l’éclair, décadrage du clos et abrasion des limites du spectre harmonique concouraient au phrasé de formes inédites. Les quatre éléments retravaillés en une impure alchimie, les règnes minéral et végétal croisés en d’insolentes noces libéraient une jungle sonore, tantôt cathédrale pudique, tantôt licence orgiaque, où s’épandaient des nuées de gammes chromatiques nées du vent et de la terre, du feu et de l’eau.

Si l’échelle mobile des sonorités qui zébraient les cieux catalysait des levées de formes rappelant le galbe de la contrebasse, la plénitude du piano, l’élégie du violon, le vrombissement de l’orgue, la franchise de la trompette, des textures in-ouïes meublèrent de plus en plus l’espace, jusqu’au jour où un dérèglement de tous les sons fit qu’au dessin céleste du piano correspondit le piétinement de la batterie, à la candeur de la flûte la douleur du basson… L’envol des oiseaux en haute altitude qui jusque-là affûtait les sons dont les timbres courtisaient alors les franges les plus aiguës provoquait désormais de curieux portando enchâssés dans l’indistinction du grave et de l’aérien. Un désordre immaîtrisable désorganisait toute exécution ; empiétée par la libération de tonalités oubliées, refoulées, la cellule stable d’un ton se trouvait assiégée par des sœurs en déshérence qui redistribuaient, dans l’étrange, les lois de l’espace-temps, du silence et de l’audible. Les oiseaux fusionnèrent, s’imbriquèrent les uns dans les autres afin de contrer ce déferlement d’anarchie ; il n’était pas rare que, dans leurs ébats, des sons d’acier, d’airain, de feu, de lave s’abattaient en grappes meurtrières sur le rivage des mortels.

Selon que la production acoustique était prodigue ou frugale, elle occasionnait tantôt l’accélération, tantôt le ralentissement de la vitesse des planètes. Après avoir exterminé les adeptes d’une musique centraliste, hiérarchique et tonale, baptisés adeptes du juste milieu, les oiseaux édictèrent des lois relatives au découpage, à l’articulation et à l’assemblage des sons, précipitant dans le chaos du mutique ceux qui prétendaient déroger à leur traité harmonique. Spécialisés dans le recueil des fausses notes, des notes perdues, erratiques, mutantes, des oiseaux-avocats s’activaient à recycler ces tribus du ratage et de l’impair. D’autres spécimens carnassiers, à l’affût de timbres ambigus, de durées relâchées, de hauteurs nébuleuses, de rythmes syncopés, dérobaient des organismes à cheval sur toutes les possibilités afin d’expérimenter d’irrévérencieuses alliances. Les moins aventureux se contentaient de développer des thèmes donnés qu’ils ornementaient d’une palette de variations sans surprise. Le désir des accords de s’étirer dans un espace illimité, de s’émanciper de toute attraction terrestre provoqua une guerre des sons telle que chacun se ficha dans l’autre. Plongeon du mi dans le la, accouplement belliqueux de la tierce et de la septième, rupture de l’attraction de la sensible par la tonique en direction d’une course à tombeau ouvert de la médiante à la dominante, chevauchement des gammes mineure et bohémienne, concaténation des modes lydien et dorien contribuèrent à la déstabilisation politique des points et lignes sonores. La correspondance des douze planètes et des douze demi-tons se lézarda peu à peu, chaque astre perdit le demi-ton qui lui était attitré ; des notes en excès se mirent sur orbite et n’achevèrent plus de retentir, dans la conversion de la satiété en vacuité. Progressivement avalés par leur création, les oiseaux se dissipèrent par implosion, et, dans leur abolition, condamnèrent les sons à demeurer captifs des sphères célestes. Les oiseaux évanouis, fidèles à l’« aboli bibelot d’inanité sonore », entraînèrent en leur éclipse la tombée des sons dans un magma opaque. Refermées sur elles-mêmes, constellant le ciel d’une basse continue informe, ces vibrations se fossilisèrent le long de la voie lactée. Agglomérées en de froides couronnes, elles murèrent l’atmosphère dans l’enceinte d’un plaintif legato. Les rondes d’arpèges s’étaient recroquevillées sur elles-mêmes, n’étant plus portées par l’essor des volatiles. Aucune balafre composée de touches noires et blanches, aucun arc diffracté en familles de cordes ne cinglaient plus le ciel. Saturne, engrossé d’une dizaine d’anneaux, chancelait sous le poids de ces notes pétrifiées devenues corps marmoréens. Les oiseaux, créateurs dévorés par leurs créatures, laissaient l’univers en proie à une pédalisation ininterrompue que ne lacérait plus aucune mesure. De cette bouillie sonore, émergeaient pourtant de singuliers couinements, présage du retour des oiseaux-chanteurs. Âge d’or, chute, rédemption scandent à jamais cette blanche mélodie s’escrimant à puiser le jeu du monde en trois temps.

Partager