Duke Ellington, Alfred Hitchcock (milestones)

Adolphe Nysenholc,

Un jour d’été à New York, j’étais dans une artère bruyante. Quelle musique ! C’était Blvd. Ellington… Le Duke avait son boulevard ! Le Duke ! Duce séduisant à la Clark Gable. Son swing, jadis, puissant comme celui d’un Joe Lewis, berçait, envoûtait… Avec ses dents aussi blanches que les touches de son piano – dont les notes, des blanches, des noires, des rondes, des croches, avaient des sonorités inouïes, émanant d’un toucher si personnel… Il touchait juste !… Et comme dans Belles de Nuit de René Clair, où le marteau-piqueur des travaux de la rue devient un soliste au milieu de l’orchestre dirigé en rêve par le jeune compositeur endormi…, le traffic-jam des autos au tintamarre de jam-session me restitua le mélodieux Caravane en un cauchemar diurne… Tout Manhattan semblait vivre au rythme endiablé de son jazz-band déchaîné, avec les grands vents qui soufflaient, comme dans les cuivres, le blues… En plein tohu-bohu, les gratte-ciel s’élevaient à la façon des accords, colonnes d’harmonie, qu’édifiait le maître noir, aussi ambitieux dans l’élan de ses constructions musicales. Toute la haute ville était comme habitée par la nostalgie syncopée d’Ellington – revenant peut-être déjà sourd à cet héritage rocailleux… Plus qu’il n’en faut pour émouvoir un Toots Thielemans…

Et, après des années, ce soir du 11 juillet 1999, revenu outre-Atlantique, à Ann Arbor (Michigan), j’ai eu une apparition différente d’un autre géant de ce siècle. Hitchcock. Grand duc, aussi, le Sir ! Illumination renouvelée dans la nuit américaine… Avec sa silhouette de chouette, rond, placide, et ce clin d’œil dans l’obscurité, manifestation de son humour rentré…, mais masque aussi de son univers nocturne de grand-duc, hanté de victimes menacées par des rapaces au vol duveteux !

Ce n’est pas Psycho que je viens de voir – néanmoins une des sources de mon Survivre ou la mémoire blanche, où un fils halluciné que sa mère morte à Auschwitz revient cinquante ans plus tard… Dans Psycho, le fils schizo y a de mêmes dialogues off, avec sa mère… Une morte, desséchée, qu’il garde depuis des lunes dans son rocking-chair au bercement sinistre ! Et à la fin, on voit cet être fêlé parler pour elle, avec une voix criarde de vieille… Il tuait par jalousie, le criminel c’était elle, qui dans un contre-Œdipe, n’acceptait pas que son fils aimât quelqu’un d’autre. Il n’est donc pas responsable, puisqu’il agit pour le compte d’autrui… En se faisant elle, il cherche à échapper à la condamnation.

Mais, « mon » fils ne tue personne, pire : il croit être coupable de la Shoah de sa mère… Il se montre plutôt du type « faux coupable », thème de prédilection de Hitchcock. Dans I Confess, un prêtre, accusé à tort d’un meurtre, ne peut désigner l’assassin, qui s’est confessé à lui… Dans Spellbound, un psychiatre se croit l’auteur d’un crime qu’il n’a pas davantage commis – par l’aberration d’un complexe de culpabilité non résolu… (cf. encore North by North West, L’inconnu du Nord Express…)

Mais je revois surtout en Hitchcock une source du cinéma moderne, et notamment d’André Delvaux, dont les films sont souvent des films policiers… sans police. L’homme au crâne rasé, Govert, comme dans Spellbound, est persuadé d’avoir tué, lui, celle qu’il aime. Zénon de L’Œuvre au noir, ainsi que dans I Confess, inculpé, lui comme hérétique, n’en est pas moins un faux coupable… Certes, dans Belle, il y a le début d’une enquête judiciaire… mais finalement pas de cadavre… Tout au plus un chien noyé repêché.

À Ann Arbor, j’ai visionné sur écran vidéo : A Lady Vanishes…, qui m’apparaît comme un film fondateur. Il suffit de se rappeler, entre autres, L’Avventura, avec un évanouissement dans la nature aussi naturel que mystérieux de l’héroïne jamais retrouvée. En tout cas, chez Hitchcock, jusqu’au moment où la disparition de la vieille dame semble inexpliqué, on est comme dans l’univers du réalisme magique d’un André Delvaux. D’ailleurs, il y est question de magie au premier degré – avec un prestidigitateur… qui se révélera être cause de la disparition de vieille Anglaise. Dans le wagon des bagages, on découvrira même les accessoires par lesquels le charlatan escamote les êtres et les choses. Jusqu’à la redécouverte de la lady, l’héroïne enquêteuse paraît sujette à des hallucinations et vivre dans son propre monde intérieur comme un héros delvalien avant la lettre… Mais, les retrouvailles in fine objectiveront la réalité de ce qui ne semblait qu’imaginaire.

Ainsi, comme Antonioni et d’autres, Delvaux apparaît comme issu, en partie, d’une réflexion personnelle sur Hitchcock. Il a l’audace de supprimer l’explication rationnelle (chez Hitchcock, une espionne enlevée) et univoque. Il laisse la fin ouverte. On ne sait pas si ses héroïnes sont mortes : Fran, Belle… Hollywood ne lui aurait pas permis de terminer sur une telle ambiguïté. D’ailleurs, Un soir un train, qui dérive de A Lady Vanishes, où Anne disparaît d’un même compartiment…, mais produit par la Fox, est le seul film delvalien où l’on retrouve le cadavre et où se résout l’inquiétante étrangeté : il y avait eu un accident ferroviaire. Car, à la fin de Belle, on ne sait même pas si elle a existé : Delvaux, à l’occasion d’une première projection publique, a coupé le seul plan qui attestait son existence…

Assurément, L’homme au crâne rasé, où l’on doute si Fran a été tuée par son amant, Govert, l’amoureux platonique…, est fort proche de Vertigo. Mais, là, si le privé (James Stewart) la retrouve en une autre, en fait la même, et comprend en fin de compte qu’elle a été une fausse morte, et donc complice du crime – Govert, lui, la deuxième fois qu’il rencontre aussi Fran, son aimée (également comédienne), trouve en la même une autre : dans la jeune fille à la beauté inatteignable se manifeste une femme fatale, un être désespéré… Et, quand il tire sur elle comme elle le lui demande, on ne voit pas le corps de Fran… si bien que Govert, anti-héros, ne saura jamais ce qu’il est advenu d’elle, si elle vit toujours…

L’œuvre de Delvaux semble d’une certaine façon une variation sur un même thème : A Lady Vanishes… Scénario auquel il donnera la solution d’une fin énigmatique, qui est l’expression de son scepticisme, voire de son agnosticisme, non certes dépourvu d’un sentiment de culpabilité diffus. Hitchcock, catholique, travaillé par la faute originelle, traduit, lui, son espérance, dans le personnage emblématique du faux coupable sauvé. La justice a le dernier mot, avec en prime un dernier trait d’esprit qui soulage de toute l’angoisse du suspense. Son héros fortement éprouvé est finalement un sauveur, figure christique de l’innocent qui aurait été injustement sacrifié.

Conforté ainsi dans la certitude de sa foi, le maître venu pourtant des brumes de la Tamise n’avait aucun problème de tourner à Hollywood, où sévissaient l’optimisme de Yamerican way of life et sa loi du happy end.

Dans Rendez-vous à Bray, il s’agit d’un homme… disparu. Jacques Nueil. On ne saura pas si l’absence à son rendez-vous à la Fougeraie – villa secrète sur laquelle veille seule une servante maîtresse, appelée Elle – est due à sa mort comme pilote de guerre, ou à son désir d’initier de loin son ami à l’amour… Jacques, le pilote, était aussi compositeur. Julien, qui l’attend, joue ses morceaux, et notamment un Nocturne, composé pour lui, mais inachevé… Julien accompagnait par ailleurs au piano des films muets, tels Fantomas sur des rythmes jazzés. – Où, quelque part, Hitchcock et Ellington se rejoignent.

Ces artistes se sont créé une grande zone d’influence, toujours au hit ! À l’image du Nouveau Monde, lequel a donné au monde le meilleur de lui-même dans les deux arts de ce siècle, le jazz et le septième art…

Certes, il y a Bergman. Buñuel. Django Reinhardt.

Mais, il faut parfois franchir un Océan pour reconnaître certaines balises de ce temps…

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