Tous les enfants le savent : quand on ignore les mots, quand on ne connaît pas encore, dans sa chair, les sensations décrites, quand ni l’intelligence ni le bon sens ne peuvent vous raisonner, alors on peut être, à vie, marqué par un livre, même anodin. La lecture est, on l’a vécu trop bien, une rencontre à laquelle personne ne prépare, un danger que personne ne peut écarter. L’incompréhension est nécessaire à la lecture, elle est un pacte à signer. Lire, c’est être dupe.
Pour faire tomber à genoux, un livre n’a pas besoin d’être Bible. Colette raconte qu’elle a ouvert, à la scène de l’accouchement, le Zola interdit, qu’elle avait dix ans et qu’elle s’est évanouie : « Le gazon me reçut, étendue et molle comme un de ces petits lièvres que les braconniers apportaient, frais tués, dans la cuisine. »
Certains livres m’effraient, beaucoup m’effraient par leur incontestable justesse, leur force à la fois déflorante, prémonitoire et implacable, leur pouvoir de résurgence, d’appel du souvenir, et de construction en nous des alliances de sensations. Mais le livre n’est pas effrayant, il est léger et mince. Pourtant, toujours je me souviendrai que j’ai eu peur. Quand j’ai lu Les grandes familles, par exemple, j’ai eu peur du gynécologue, avec sa lampe frontale. J’ai lu L’Âge de raison, vers onze ans, j’y ai découvert que les femmes s’épilaient les aisselles et que leurs poils repoussaient drus comme de petites épines. Ce sont probablement les premières métaphores qui m’aient frappée. Pour m’en débarrasser, j’ai dû les écrire. Quand elle fait horreur, la lecture est aussi inoubliable qu’une atrocité réelle ou un cauchemar récurrent. Cela peut se raconter.
Voilà plus de deux mois qu’une sorte de coutume est née, une curiosité déjà commémorative et qui sert d’exutoire au choc que rien – sinon le temps qui permet de transformer les vieilles choses incomprises en nouveautés fécondes – ne pourra dissiper. À la question désormais courante « Où étais-tu quand tu l’as appris, vers quinze heures, le 11 septembre ? Où étais-tu quand tu l’as su ? », tout le monde répond avec un sérieux d’alibi. Laurent faisait la vaisselle en écoutant FIP quand il y eut ce flash interrompant Brad Meldau. Brigitte était avec l’électricien – un problème de chauffage – quand on l’a avertie par téléphone, de Perpignan. Ensuite, elle a cherché CNN sur l’internet. Le 11 septembre, je lisais. Plus exactement je relisais le Voyage au bout de la nuit. Je ne voulais pas rater un mot, je souhaitais le lire mieux que lorsque j’étais adolescente, c’est-à-dire goulue, pressée, scolaire, diagonale, efficace. J’étais donc en train de lire avec horreur, frayeur, effroi. J’étais glacée d’effroi, oui. Céline me troublait, j’étais le lièvre de Colette, jambes repliées sous moi, les pieds fourmillants et regardant fixement pisser le sang et jaillir les tripes et Bardamu courir de profil devant les bouchers au noir qui taillaient, sous le feu, des aloyaux dans des bœufs pendus. Alors j’ai mis la télévision pour me tenir compagnie. Il n’était pas question de cesser de lire, bien sûr, seulement de lire avec un petit bruit de fond, quelqu’un, du son à peine, des images qui éclairent certains angles morts de la pièce et un peu le plafond blanc. C’est tout. Je n’ai allumé la télévision que pour pouvoir continuer à lire. J’aurais aimé que quelqu’un de chair et de sang présent et heureux m’accompagne à ce moment-là (comme on devrait tous être accompagnés, intelligemment, avec tendresse, dans la jouissance ou dans la mort). Et je suis prête à jurer devant Cassiopée et Orion que lorsque j’ai allumé la télévision, le 11 septembre 2001, mon index gauche servait de signet au livre dont j’avais peur de perdre la page et tenait comprimée la phrase que je venais de lire, qui m’avait fait froid dans le dos et courir vers la télé, ce doigt infiniment perdu comme la première fois dans mon propre sexe : « On est puceau devant l’horreur comme on l’est devant la volupté. »