Une vaste étendue de sable et de cailloutis, un désert démangé de soleil où ne se rencontrent que des serpents secs comme du bois, des rongeurs de rien du tout et de vilains crabes terrestres… Oui, le plateau du Mokambo est tout sauf attirant, tout sauf enchanteur. Un théâtre de mort et de désolation parfaitement prédestiné, à présent que j’y pense, à y construire l’usine ultramoderne dont un certain Gregorenko, puisque tel est mon nom, a la redoutable charge : jusqu’à ce que mort s’ensuive, précisément.
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Depuis combien de temps David Gregorenko est-il basé au Complexe Robinson ? Je n’en sais plus trop rien… Au point de croire, parfois, que j’y serais né. Que j’y aurais été produit, à l’image des Toukoms !
Quand rien n’est plus faux : je suis fait de chair et d’os, moi ! Et l’unique humain, même, à végéter ici. Moi, seul maître à bord de cette usine dont les bâtiments d’acier, peints de rouge cru et de bleu vif, et dont les verrières étincelantes semblent participer d’un fulgurant mirage au cœur du désert ! Une hallucination dont moi seul serais le jouet. Puisque personne d’autre n’a pleinement conscience de ce qui s’y passe !
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À vrai dire, rien d’étonnant à ce que ma mémoire me joue des tours. C’est que mon existence ici est parfaitement formatée : à l’image de ces chaînes d’assemblage qui de jour comme de nuit, produisent sans faiblir leurs contingents de Toukoms. Et dont il m’appartient de veiller nuit et jour au parfait fonctionnement.
Un monde où des machines-robots produisent à la chaîne des milliers d’automates vaguement humanoïdes, et où mon rôle, primordial m’a-t-on appris, consiste à orchestrer la production massive de ces Toukoms, dont on affirme qu’ils sont les meilleurs soldats du monde ! Soit notre atout majeur, dans la guerre qui fait rage, là-bas, très loin, de l’autre côté de la planète et sur les astres avoisinants.
Cette guerre décisive où depuis tant d’années, les hommes — ou ce qu’il en reste —, jouent leur va-tout contre des hordes de machines à tuer venues de l’outre-espace. C’est-à-dire on ne sait d’où.
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David Gregorenko, production manager du camp retranché qu’est au fond le complexe Robinson, aurait tout lieu d’être si fier d’œuvrer à sa manière à la défense de ses semblables, ses frères de sang ! Fût-ce par le fer… Fût-ce par l’intermédiaire des Toukoms, en qui je ne me reconnaîtrai jamais. Ces gnomes à face cannelée, percée d’opercules qui ne sont ni des yeux ni une bouche, mais des senseurs lasers, avec le temps, m’emplissent même d’horreur. Me mettent hors de moi, au propre et au figuré… Avec le sentiment de donner le meilleur de moi-même à des ennemis personnels de ce qui fait mon identité. Comme si je vendais continûment mon âme à des armes animées, dépourvues de vie intime… Comme si je m’étais constitué prisonnier de milliers de geôliers : de ces Toukoms tous pareils dont j’œuvre à la constante multiplication, sur fond de désert intime et de silences vertigineux.
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Oh mais ! Je ne suis pas, pour autant, totalement coupé du monde ni des aléas de la vie comme elle va. Dans le conapt climatisé qui me fait un sweet home parfaitement acceptable, l’écran mural du Reflector me permet de savoir bien des choses de la réalité. De connaître beaucoup, sinon tout de là-bas. De m’informer sur l’évolution des combats, des pertes et des victoires, des charniers et liesses populaires, images à l’appui. Et de me distraire aussi, via des films, des shows, ces fictions et spectacles saisissants de vérité que je me projette grandeur nature et qui me font entroublier à quel point je suis seul en ma bauge aseptisée. En ce domaine où ne frémit nulle autre vraie vie que la mienne : mon one man’s land, comme je l’appelle.
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M’informer, me distraire. Et même m’instruire, si me vient la lubie de transfuser en moi, via l’embout frontal dont je suis équipé, la teneur de l’un ou l’autre des livres qui en de tout autres temps, enthousiasmaient des bataillons de lecteurs. Des livres parmi lesquels je préfère ceux qui parlent de guerre, puisqu’il paraît que la fonction fait l’homme.
Des livres tels que le Feu et sa chronique sans fard d’une guerre de tranchées, et ses giclées de bouillie humaine dont j’aurais presque la nostalgie ! Moi qui, seul dans mon trou, en fait de viande, ne connais que ma carcasse, abattis en sursis, et les rations lyophilisées qu’un logiciel alimentaire me dispense à heures fixes.
Le Feu, et cette tout autre intrigue, plus rêvée que réelle, qui a pour titre le Désert des Tartares et qui m’aura permis d’explorer à loisir les déambulations mentales d’un certain Giovanni Drogo : un personnage en qui je pourrais de prime abord me reconnaître, à ceci près que Drogo attend indéfiniment une invasion dirigée contre lui, laquelle ne viendra pas. Tandis que moi, Gregorenko, immobile comme lui l’est, je me consacrerais plutôt à permettre qu’aient lieu des offensives massives, dont je ne serai pas…
Le Désert des Tartares, concis et suggestif, et cette longue saga de la Guerre éternelle où le passage d’un combattant du grade de soldat à celui de commandant s’accompagne de diversions uchroniques, d’incursions temporelles dites sauts collapsars, pour une guerre de plus de mille ans contre de mystérieux envahisseurs extraterrestres qu’on nomme les Taurans. Alors que je ne puis me targuer que d’une existence prédéfinie, sans surprise ni variété, n’ayant que le laps de ma courte vie humaine pour défaire des ennemis que par bravade, j’appelle les Invisibles.
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Lire, et du coup m’échapper du côté de réels révolus, disparus, ou parfaitement imaginaires… Étrange façon de tuer le temps, quand je devrais plutôt être aux aguets de ma réalité, dont je pressens qu’elle pourrait tout à coup basculer, si l’idée venait à une vague d’assaillants de pousser une pointe jusqu’au plateau du Mokambo.
Prescience pour rire, sans doute, de quelqu’un qui jouerait à se faire peur : en fait de visites, je n’ai jamais que celles, deux fois le mois, des longs convois autotractés venant livrer les composants des futurs Toukoms, et bien sûr faire leur plein de Toukoms flambant neufs, tout droit sortis des chaînes d’assemblage du Complexe Robinson. Sans même un conducteur pour me faire la causette. Sans non plus un au revoir aux théories de Toukoms que j’observe défiler comme à la parade, puis s’entasser sagement en ces gigantesques remorques dont les doubles portes bées se referment ensuite avec d’effrayants grondements. Avant que le convoi reparte pesamment, puis s’éloigne dans des trombes de poussière, et disparaisse dans le lointain. Me laissant seul au monde, une fois de plus, si loin des aléas de la vie en société.
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Les aléas de la vie comme elle va en d’autres endroits qu’ici… Et la sensation de vide qui alors me submerge, l’aboulie qui m’assaille. Avec la certitude que nul espoir n’est en vue. Que rien n’est à attendre de mes futurs. Même si, encore une fois, mon rôle ici doit être d’une importance vitale pour le devenir universel…
C’est dire si ce matin, à mon réveil, le désir qui m’irriguait la cervelle et me tendait fastueusement le sexe, m’a surpris du tout au tout ! Et m’a empli d’une satisfaction extrême, alors que m’étant consciencieusement caressé, préparé à l’orgasme, mes doigts allaient et venaient tout au long de cette hampe, s’enhardissaient, accéléraient leurs mouvements jusqu’à la faire cracher au ciel.
Quelle jouissance intime, intense, de me redécouvrir… De me ressentir pleinement humain ! Même si me reste dans un coin de la tête un regret inavoué, en même temps qu’en moi repasse en boucle l’image des gouttelettes de mon sperme, éparses et comme coagulées sur le sol terne du conapt. Ma semence qui a giclé sans autre but que le plaisir violent et brusque qui m’aura fait hurler à la mort, et que je vois refroidir, comme le font mes envies en ce monde clos qui est le mien.
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D’autres matins, je reviens à moi avec la conviction que les rêves de combats, les cauchemars guerriers qui m’ont assailli et prolongent leurs effets, et que ce que je prends pour le réel ne seraient, les uns comme l’autre, que différentes séquences d’un scénario injecté en moi… De quoi me réduire au rôle du personnage d’une fiction dont j’ignore les ressorts. D’une histoire qui se conçoit hors de moi.
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Parfois, saisi d’une angoisse soudaine, je presse le pas vers cet atelier distinct du bâtiment central, hautement sécurisé et surmonté d’une coupole en aquatinte, où se poursuit l’élaboration d’un prototype d’importance majeure, dont j’ai jusqu’ici évité de parler. Soit la création d’un Pluskom : ersatz d’humain qui a Davidovitch pour nom de code, et pour corps une enveloppe de chair de synthèse qui réplique le mien, et pour traits ceux de mon propre visage, à ceci près que lui dégage un sentiment de paix profonde.
Le voir si parfait me fait alors douter de moi-même. Lui serait bon et moi mauvais. Avec cette obsession, s’insinuant en moi tel le ver dans le fruit, que les envahisseurs auraient à mon insu investi le complexe Robinson. Et même, plus grave encore, auraient pris les commandes de moi-même, faisant de moi leur instrument. De sorte que David Gregorenko, si fier de servir la race humaine, serait en train de la trahir, s’attelant jour et nuit à produire des contingents de Toukoms intégralement reprogrammés pour se retourner contre leurs maîtres : devenus, entre-temps, les pires ennemis des hommes…
La certitude m’investit alors qu’un de ces prochains jours, une estafette de Toukoms va subitement, sans crier gare, exécuter l’ordre de me griller sur place, d’un tir conjoint de leurs faisceaux laser.
Ainsi mon double, ainsi le Pluskom Davidovitch prendra-t-il immédiatement ma place. Ainsi mon one man’s land sera-t-il à jamais consacré no man’s land. Ainsi s’amorcera vraiment la montée en puissance de la Gregor & Co, le plus puissant conglomérat industriel en matière de production de tueurs… Et ainsi ces Invisibles, que je croyais combattre alors même qu’ils se rendaient maîtres de moi, en cet instant précis consacrant ma disparition, auront-ils définitivement gagné la guerre. Ou bien ma guerre ? À supposer que ces ennemis n’auraient en fait, comme je le crains et le confesse, d’autre nom que le mien.