Juillet 2013. Je viens de terminer ma maîtrise en histoire des temps modernes. Quelle année éprouvante ! Des cours à suivre depuis septembre 2012, des examens pour sanctionner mes connaissances et de plus, la préparation et l’écriture d’un mémoire de fin d’études ayant pour thème les prémices de la révolution française.

Mais qu’importe ! Me voilà récompensé, diplômé de l’université catholique de Louvain avec la plus grande distinction et les félicitations du jury.

Depuis quelques mois, le « pays », s’affaire à préparer la commémoration du centenaire de la guerre 14-18. L’atmosphère fleure ci et là le vieux démon du repli identitaire et la revendication délétère du séparatisme mais des projets passionnants voient le jour dans de nombreux domaines. Même si je n’ai pas suivi l’option « période contemporaine », j’espère pouvoir trouver ma place dans l’aventure.

Dès le début du mois de septembre, mes souhaits sont réalisés. J’ai décroché un contrat de travail au cœur de l’équipe qui prépare une des expositions les plus ambitieuses de la commémoration.

Je suis rentré la tête haute à la maison pour annoncer la bonne nouvelle à mes parents. Ils étaient dans la bibliothèque et préparaient leurs cours. Papa est professeur de géographie et maman de français, tous deux dans l’enseignement secondaire. L’accueil fut étonnamment froid.

Quelques balbutiements à peine audibles, des mots de convenance, puis le silence. Mais que se passait-il donc ? J’étais tout à fait déboussolé. Mes parents s’étaient toujours montrés fiers des moindres exploits de leurs enfants et je m’attendais à des manifestations d’enthousiasme. « Normalement », papa serait allé chercher une bonne bouteille à la cave pour fêter l’événement. Qu’avais-je donc fait pour mériter leur indifférence ? Et plus troublant encore leurs visages fermés et leurs mines gênées ?

Le silence fut rompu lorsque maman parla d’un examen qu’avait brillamment réussi ma sœur cadette. Brigitte venait de terminer sa troisième année de psychologie, un succès qui lui permettait d’entreprendre une maîtrise en thérapie familiale.

Quelle étrange diversion…

J’étais perturbé et surtout triste. J’ai pensé à mon ami Kurt. Après deux ans d’université il avait tout lâché pour des petits boulots mal payés dans des cafés et des restos sordides. Puis ses parents, fonctionnaires allemands des communautés européennes, lui avaient confié un pactole pour ouvrir une boutique branchée conçue autour des jeux de lumière : guirlandes clignotantes, objets phosphorescents, luminaires originaux, bougies aux formes inédites, dispositifs pour mettre en valeur photos, peintures et sculptures, feux de Bengale…

Je me suis souvenu de la fierté de la famille de Kurt lors de l’inauguration du magasin, des cris de joie, des petits fours et du champagne qui coulait à flots…

Et moi, avec mon diplôme hautement gradé, j’étais réduit à m’isoler dans ma chambre pour dissimuler mes larmes. J’ai sangloté un temps indéfini puis me suis effondré de fatigue dans un mauvais sommeil. Peuplé de cauchemars et de réveils agités où je tentais de maîtriser mes émotions.

Papa ? Il avait toujours fait de son mieux pour nous élever. Et pourtant, ses mots et gestes d’affection semblaient décalés. C’était comme s’il avait appris consciencieusement dans un manuel tout ce qu’il fallait faire pour se comporter en père aimant mais que son cœur n’irradiait pas assez pour y parvenir.

Je me suis souvenu d’une dispute entre Brigitte et moi où il avait été question du caractère de notre géniteur. Elle m’avait saoulé avec des arguments que je ne trouvais même pas dignes de figurer dans la rubrique « Courrier du cœur » d’un magazine féminin de bas étage. Papa aurait été incapable de nous enrober de tendresse… il ne l’avait jamais reçue de notre grand-père… lui-même desséché par son histoire familiale.

Peut-être n’avait-elle pas tort… Mais quel rapport avec mon travail d’historien autour de la guerre 14-18 ?

Je me suis souvenu que Papy était né au tout début de l’année 1919. Il était décédé en 2005, ce qui m’avait laissé le temps de le connaître. Sa femme avait fait ses bagages en 1954, quelques années après la naissance de papa. Mon grand-père avait bravement assumé toutes les responsabilités.

Papy était un petit homme bougon et renfrogné qu’on avait toujours l’air de déranger. Je le revois avec son bonnet bleu enfoncé sur les oreilles qu’ils disaient avoir fragiles. Il ne cessait de tirer sur les rebords de laine décousus comme pour se cacher, ne plus voir, ni entendre. Mes parents nous avaient expliqué qu’il avait eu une enfance difficile. Il n’avait jamais connu son père, mort sur le front de l’Yser en 14-18. Maintes fois, j’avais essayé d’en savoir plus. En vain.

Lors des rares moments d’intimité partagés avec mon grand-père, il devenait mutique lorsque je tentais d’aborder le sujet puis me priait d’une voix dure qui n’autorise aucun appel, de rentrer chez moi.

Mes premières semaines de travail d’historien furent passionnantes. Je lisais énormément. Pas seulement des ouvrages théoriques, mais aussi les romans parus juste après la guerre et les journaux de soldats conservés dans les musées. Ce fut l’occasion de découvrir aussi des documents stratégiques, des rapports de police, des plans de tranchées ou de lignes de feu, des tableaux réalisés sur le front par des peintres de la section artistique de notre armée… et des milliers de photos, témoignages de ce que fut le quotidien des Belges pendant cette terrible nuit de quatre ans.

J’appris énormément de choses sur ce qu’avait subi mon pays : les atrocités d’août 14 où des milliers d’hommes, de femmes, d’enfants et de vieillards avaient été massacrés par les Allemands, l’exode d’un million et demi de Belges vers la France, les Pays-Bas et la Grande-Bretagne créant le premier problème humanitaire à grande échelle, la menace de famine endiguée par l’initiative d’Herbert Hoover et la création de la Commission for relief in Belgium, une opération pionnière de solidarité internationale…

Et mon arrière-grand-père ? Avait-il été victime des gaz de combat utilisés pour la première fois de l’histoire par les Allemands sur le front de l’Yser ? Le chlore aux effets asphyxiants d’avril 1915 ? Ou le gaz moutarde, l’ypérite de 1917, qui brûle la peau et rend aveugle ? Était-il mort des suites des gazages ? Mais quand donc ? Où était sa tombe ? En avait-il seulement une ?

Papy était né au début 1919. Il avait donc été conçu au printemps 1918. Son père serait-il rentré de guerre plusieurs mois avant l’armistice ?

Pourquoi tous ces mystères ?

J’étais obnubilé, au bord de la démence. Je collectais et interprétais frénétiquement des documents historiques tout le long de la journée.

La nuit, je m’enfermais avec les fantômes qui peuplaient mes secrets de famille. J’étais ébranlé par toutes ces zones d’ombre. Je me mettais à haïr mes parents, me doutant que leur silence puait la honte et que leur esquive dégageait une protection hypocrite.

Je me suis ouvert de mes tourments à Kurt. Il avait souffert des cachotteries et des vérités qu’on dérobe aux enfants pour « leur bien ».

Il avait découvert à ses dépens que la parole peut libérer de l’or quand le silence est de plomb.

Son père était un brillant juriste, membre du SPD, parfait anglophone et francophone, fonctionnaire grassement rémunéré, habitant une splendide villa dans un quartier résidentiel d’une des communes les plus arborées de Bruxelles, aimé d’une femme remarquable et épanouie qu’il adorait. Et pourtant… Il était sujet à de profonds accès de dépressions. Il restait alors de longues semaines calfeutré dans sa chambre, lumière éteinte, refusant de se laver et de se nourrir. Comme un automate détraqué, il répétait sans cesse les mêmes propos : il n’était qu’une sale pousse ayant fertilisé sur la plus sordide misère du monde.

Pauvre Kurt ! Tous les jours de sa tendre enfance à se demander ce qu’il avait bien pu faire de mal pour rendre si malheureux son gentil papa…

En fait, l’homme s’était forgé une âme de coupable. « Né coupable », comme on naît bègue ou frappé d’une anomalie congénitale parce que son propre père avait été gardien dans un camp de concentration nazi.

Quelques jours plus tard, mes recherches me conduisirent au Centre d’études du Flander’s Fields Museum d’Ypres. J’en ai profité pour visiter le musée qui avait été magistralement rénové en 2012.

La scénographie était à couper le souffle. Les archives sonores et visuelles, les écrans tactiles, les documents et photos d’époque, les objets et les pièces exceptionnelles projetaient les visiteurs avec une force stupéfiante au centre des infamies de la guerre 14-18. Telle qu’elle s’était déroulée dans la région du front en Flandre occidentale, une zone ravagée de la Belgique où des hommes du monde entier étaient venus se battre et mourir.

En vue du centenaire, le musée avait mis en place un outil de recherche généalogique qui remportait un vif succès. Dans une atmosphère plutôt bon enfant, les gens se pressaient devant des bornes interactives pour rechercher un aïeul qui aurait combattu dans la région.

J’attendis impatiemment mon tour. Lorsque j’ai introduit dans l’ordinateur le nom de mon arrière-grand-père, c’est immédiatement que ces quelques mots sont apparus : « Tombé dans la forêt d’Houthulst le 29 septembre 1918. » Sans les trépignements de ceux qui attendaient derrière moi, je serais resté hypnotisé des heures devant la borne, incapable du moindre mouvement.

Dès le lendemain, je me mis en route pour Houthulst.

Je savais que les Allemands avaient transformé les bois en un redoutable complexe de bunkers en béton, de tranchées et de barbelés.

Le 28 septembre 1918, sous une pluie diluvienne, malgré le charroi et les chevaux qui s’enfonçaient dans la boue, l’armée belge a lancé une attaque héroïque : quatre lignes allemandes ont été enfoncées et quarante-huit heures plus tard, nos soldats ont conquis la colline. Les pertes ont été très lourdes pour les Belges : près de 3 500 morts.

Le cimetière, de forme hexagonale, renfermait les tombes de 1 723 combattants tombés lors de l’offensive de libération. J’y ai passé un long moment. J’ai erré entre les allées. J’étais fébrile mais j’ai regardé méthodiquement les inscriptions mentionnées sur toutes les stèles.

J’ai finalement dû me rendre à l’évidence : le nom de Grand Papy ne figurait nulle part. Pas plus dans les registres consultables dans la petite aubette à l’entrée de mémorial.

J’ai appris que nombreux blessés de la bataille d’Houthulst avaient été soignés dans l’hôpital militaire de Beveren, une bourgade située non loin de la frontière française. C’était un centre de soin très performant et plus rapide d’accès pour les blessés graves de l’Yser que « l’Hôpital de l’Océan » de La Panne.

Les baraquements avaient été démantelés peu après la fin de la guerre mais l’administration communale du village avait précieusement conservé les dossiers.

J’ai feuilleté les fardes qui renfermaient des centaines de destins brisés et c’est là que j’ai retrouvé la trace de mon arrière-grand-père. J’étais pris de vertige et de sueurs froides, angoissé comme si un couteau me transperçait le plexus solaire. L’attente avait été longue et comme si je présageais le pire, tout espoir de découvrir une vérité habitable m’avait déserté. Je tremblais.

Grand Papy avait été gravement blessé dans les bois d’Houthulst. Il avait sauté sur une mine et la déflagration lui avait éclaté le visage, arraché l’avant-bras droit et broyé la main gauche. Mon arrière-grand-père était une « gueule cassée » et un mutilé de guerre.

Les dernières lignes du dossier révélaient que quelques semaines après l’armistice, le conseil des médecins de l’hôpital l’avait jugé suffisamment rafistolé pour qu’on le ramène en ambulance à Bruxelles.

J’ai passé la nuit chez des amis qui avaient une petite maison de campagne à quelques kilomètres de Furnes. J’étais à l’abri du vent et de la pluie mais pas de mes cauchemars. Les séquences oniriques se succédaient, plus agitées les unes que les autres et à chaque fois, je me réveillais, la bouche pâteuse, ne sachant plus ce qui appartenait à l’ordre du fantasme ou à celui de la réalité.

C’est au petit matin, lors d’un réveil halluciné que j’ai vu devant mes yeux ce dont j’avais rêvé. Un livre, un vieux livre couleur brun sale, un objet n’ayant jamais suscité en moi une once de désir ou d’intérêt, un livre sans doute d’ailleurs jamais remarqué, rangé parmi les milliers de livres de la bibliothèque de mes parents. La couleur d’or délavée du titre avait traversé mes songes : « Houthulst 1918 ».

Nous étions le 31 décembre 2013. Je suis rentré chez moi à Bruxelles. J’ai filé directement dans la bibliothèque familiale. J’ai pris le livre en main et en l’ouvrant, j’ai immédiatement trouvé un mince carnet, calligraphié de l’écriture appliquée de l’écolier d’autrefois, cette écriture qu’un homme de l’époque conservait toute sa vie. C’était le journal intime de Papy. Il renfermait toute la détresse des dernières années de vie de son père.

Papy avait été conçu au printemps 1918. Il était le fruit d’une permission accordée à son géniteur par l’armée belge. Il était né quelques semaines après l’armistice et il lui fallut quelques années pour réaliser l’état dans lequel était son père. Des disputes très orageuses éclataient à la maison et un jour, sa mère claqua définitivement la porte. Mon grand-père fut alors confié tous les week-ends à ses tantes et oncles. C’est dans ces foyers, entouré de personnes aux visages et aux corps « complets » qu’il prit conscience que son père était Autre. Puis quand il entra à l’école communale où les quolibets et moqueries des écoliers ne lui laissaient plus aucune latitude pour ignorer l’atroce réalité.

Grand Papy était un monstre. De ceux qu’on exhibe à la foire.

Il avait un trou à la place du nez et les chirurgiens avaient tenté de le combler avec une matière qui ressemblait à du ciment. La moitié de sa bouche avait été arrachée et, afin d’éviter l’affaissement des lèvres, on lui avait placé une tige en fer qui laissait entrevoir des dents jaunies. Ce dispositif lui conférait l’expression d’un animal qui montre les crocs et s’apprête à mordre.

Sa main gauche avait été coincée dans une attelle pour soutenir ses doigts. Son avant-bras droit avait été remplacé par un agencement en métal assez ingénieux. La ferraille était prolongée d’une main et de doigts en acier qui pouvaient servir de pince, lui permettant de se saisir d’une cuillère pour se nourrir ou d’un tissu pour s’essuyer ou se moucher.

Le jour de ses sept ans, mon grand-père se réveilla et observa qu’il régnait un silence inhabituel dans la maison. Il descendit les escaliers sur la pointe des pieds, soucieux de ne pas déranger une éventuelle grasse matinée de son père… Celui-ci gisait sur le sol carrelé de la cuisine, baignant dans une mare de sang. Il s’était ouvert la gorge avec sa prothèse. Il ne respirait plus.

J’ai replacé le carnet dans le livre et j’ai jeté le tout avec violence sur le sol. C’en était trop. Je me suis enfui de la maison pour rejoindre Kurt.

Il avait invité quelques amis pour le Nouvel An 2014. L’acmé de la fête serait, selon ses dires, le feu d’artifice du siècle. Rien de plus simple avec la panoplie de fusées, chandelles romaines, fontaines, feux de Bengale et pétards qu’il avait entreposés depuis des semaines dans son magasin. Kurt avait la ferme intention de braver les interdictions imposées par les autorités de police de la ville. Il avait déniché une terrasse en plein air qui surplombait un grand immeuble d’un quartier nord de Bruxelles. Le lieu ne posait aucun problème de sécurité publique. Pourquoi dès lors bouder notre plaisir ?

Nous allions fendre le ciel, étourdis par les lumières qui déchireraient la noirceur de la voûte, nous immergeant dans l’infini stellaire. Nous planerions dans un vertige de sensations dont la jouissance serait décuplée par l’ingestion d’alcools forts et de fumettes d’un cannabis particulièrement hallucinatoire.

Comme ensorcelés, nous sommes tous devenus acteurs de la fantasmagorie. A un moment, j’ai saisi un pétard de calibre 50. Ironie du sort, j’ai pensé aux douilles que les Belges utilisaient encore au tout début de la guerre 14. Juste le temps d’un éclair. L’obus m’a sauté à la figure et je me suis entendu hurler comme un supplicié. J’ai été projeté par le souffle de la déflagration et me suis écrasé une dizaine de mètres plus loin. J’ai perdu connaissance.

Je me suis réveillé, la tête atrocement douloureuse dans un lit d’hôpital. J’ai vite compris que mon visage n’était plus qu’un boudin de bandelettes de gaze. Une jugulaire me bridait le menton. Mes yeux étaient recouverts par des compresses. Les tampons qu’on m’avait mis dans le nez m’empêchaient de respirer.

J’ai reconnu immédiatement les voix de mes parents et de Brigitte.

Ils avaient beau chuchoter, sourd, je n’étais pas ! Maman reprochait des tas de choses à papa. Brigitte jouait la forte femme et leur faisait la leçon. Il fallait rester uni dans l’adversité… Ce n’était vraiment pas le moment de se disputer… Nous devions nous accrocher à toutes les bribes d’espoirs possibles… Les médecins n’avaient-ils pas parlé des miracles de la chirurgie réparatrice ?

Puis, ce fut le grand silence de ma nuit de « gueule cassée ». J’ai saisi de la main droite les fils du Baxter dont l’aiguille était enfoncée dans mon bras gauche, je l’ai entortillé autour de mon cou, fixé sur un des montants du lit et j’ai tiré ma tête en avant jusqu’à rejoindre mon arrière-grand-père dans les limbes du souvenir. C’était la guerre.

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