ô hommes ravagés par le travail
et habillés de vêtements flottants
pourquoi faut-il qu’après tant d’ans il faille
cheminant dans les vieux chemins du temps
vous revoir avec vos bouches sans dents
sans mots sans jurons contre la Fortune
aveugle qui vous fit dans la commune
où je suis né œuvrer toute la vie
où vous voilà traînant votre cothurne
usé aux ateliers de ce pays ?
ô hommes noirs maigres et taciturnes
vulgaires comme le tissu des sacs
je vous revois renversant de son urne
la fonte en fusion tombant dans le bac
où elle giclait faisant de grands arcs
d’étincelles aveuglantes et belles
pour ce travail vous portiez des jumelles
noires afin de protéger au mieux
le globe de vos précieuses prunelles
attaqué par ces parcelles de feu
et à midi en été on voyait
vos corps accroupis contre la muraille
pour prendre un peu la lueur du soleil
pendant que vous mordiez à la mangeaille
et buviez aux bidons bosses et sales
où la femme avait mis le café noir
avec vos bouches abouchées pour boire
vous renversiez vers le soleil vos faces
ce qui permettait de parfaitement voir
votre histoire écrite en lourdes crevasses
je me souviens aux usines Descampe
d’un atelier si imprégné de crasse
qu’elle semblait même manger la lampe
brûlant pour éclairer la fosse basse
où l’on voyait les ouvriers qui passent
devant le trou de la fenêtre ouverte
nous tirions sur les barreaux barrant cette
trouée béante sur le monde alors
les ouvriers venaient à la fenêtre
pour jeter dans les nôtres leurs yeux morts
et ils disaient « ah ! que ne pouvons-nous
comme vous enfants aller à l’école ! »
alors que nous de vous étions jaloux
qui ne deviez pas y aller l’école
étant pour nous pire que la rigole
crasseuse où nous vous voyions travailler
« ah ! pensions-nous ah ! heureux ouvriers
vous ne connaissez pas votre bonheur
de n’entendre pas un maître crier
et nous faire trembler sous sa terreur
vous au moins vous travaillez à votre aise
vous frappez du marteau sur cette enclume
sans avoir peur des punitions du maître
sans devoir écrire avec une plume
en fer trempée dans l’encre ces calculs
qui nous bourrellent nos tendres cerveaux
car adonnés à vos simples travaux
vous n’avez pas à courber votre tête
sous cet apprentissage qui nous vaut
sans cesse d’être punis par le maître »
aux usines Mélotte vous étiez
plus de six cents ! j’ai de la peine à croire
qu’il pouvait y avoir tant d’ouvriers
pour fabriquer ces charrues dont la gloire
est aujourd’hui éteinte ma mémoire
pourtant revoit quand il sonnait cinq heures
ce flot d’ouvriers sortant à cette heure
et s’étendant comme une flaque d’encre
(c’est qu’en ce temps le majeur du labeur
avait besoin de l’homme pour se vendre)
une flaque d’encre qui s’étendait
inondant toute la chaussée de Wavre
oui c’étaient les ouvriers qui sortaient
des usines Mélotte dont le havre
dégorgeait la foule au visage hâve
vers le tram le train ou la bicyclette
un sac pendait à l’épaule de cette
engeance qui nous était étrangère
jusqu’en son wallon qui pète et rouspète
sous la brûlure infecte de l’hiver
ouvriers de Gembloux foule vaincue
anéantie même en ses artisans
qui faisaient des couteaux lames aiguës
gloire perdue dont nos cerveaux d’enfants
recevaient la flamme : plus aucun vent
aujourd’hui n’attise cette rubrique
les couteaux de Gembloux étaient jadis
vantés et vendus dans le monde entier
hélas aujourd’hui même la Belgique
a oublié ces humbles couteliers
Legros / Petit / Depireux et les autres
qui avez tant martelé le métal
je dis vos noms en ces syllabes hautes
pour rappeler votre patient travail
je me souviens qu’à l’école il nous fal-
lait écouter l’un de vos fils nous dire
comment au feu vous la faisiez recuire
et puis trempiez la lame afin que bien
elle résiste aux usages qu’exige
un couteau qui doit faire son chemin
je pourrais parler de la Sucrerie
qui avec ses tonnes de betteraves
formait des montagnes qui semblaient cuire
en fumant sous le gel qui les ravage
elle aussi a été fermée l’avare
Fortune a fermé la Manufacture
d’instruments chirurgicaux je vous jure
ces fermetures ont mis l’ouvrier
hors d’état d’exercer sa vraie nature
qui de ses mains tant aime à travailler
où êtes-vous ouvriers d’autrefois
si nombreux et grisâtres dans la ville
où je suis né où j’ai grandi ? parfois
je me demande si dans ma débile
mémoire votre foule sale et vile
n’est pas un rêve sans réalité ?
et pourtant vous avez bien existé
ouvriers de Gembloux pleins de malice
mais aujourd’hui par toute la cité
plus une seule usine encor n’existe