Ouvriers de Gembloux

William Cliff,

ô hommes ravagés par le travail

et habillés de vêtements flottants

pourquoi faut-il qu’après tant d’ans il faille

cheminant dans les vieux chemins du temps

vous revoir avec vos bouches sans dents

sans mots sans jurons contre la Fortune

aveugle qui vous fit dans la commune

où je suis né œuvrer toute la vie

où vous voilà traînant votre cothurne

usé aux ateliers de ce pays ?

ô hommes noirs maigres et taciturnes

vulgaires comme le tissu des sacs

je vous revois renversant de son urne

la fonte en fusion tombant dans le bac

où elle giclait faisant de grands arcs

d’étincelles aveuglantes et belles

pour ce travail vous portiez des jumelles

noires afin de protéger au mieux

le globe de vos précieuses prunelles

attaqué par ces parcelles de feu

et à midi en été on voyait

vos corps accroupis contre la muraille

pour prendre un peu la lueur du soleil

pendant que vous mordiez à la mangeaille

et buviez aux bidons bosses et sales

où la femme avait mis le café noir

avec vos bouches abouchées pour boire

vous renversiez vers le soleil vos faces

ce qui permettait de parfaitement voir

votre histoire écrite en lourdes crevasses

 

je me souviens aux usines Descampe

d’un atelier si imprégné de crasse

qu’elle semblait même manger la lampe

brûlant pour éclairer la fosse basse

où l’on voyait les ouvriers qui passent

devant le trou de la fenêtre ouverte

nous tirions sur les barreaux barrant cette

trouée béante sur le monde alors

les ouvriers venaient à la fenêtre

pour jeter dans les nôtres leurs yeux morts

 

et ils disaient « ah ! que ne pouvons-nous

comme vous enfants aller à l’école ! »

alors que nous de vous étions jaloux

qui ne deviez pas y aller l’école

étant pour nous pire que la rigole

crasseuse où nous vous voyions travailler

« ah ! pensions-nous ah ! heureux ouvriers

vous ne connaissez pas votre bonheur

de n’entendre pas un maître crier

et nous faire trembler sous sa terreur

vous au moins vous travaillez à votre aise

vous frappez du marteau sur cette enclume

sans avoir peur des punitions du maître

sans devoir écrire avec une plume

en fer trempée dans l’encre ces calculs

qui nous bourrellent nos tendres cerveaux

car adonnés à vos simples travaux

vous n’avez pas à courber votre tête

sous cet apprentissage qui nous vaut

sans cesse d’être punis par le maître »

 

aux usines Mélotte vous étiez

plus de six cents ! j’ai de la peine à croire

qu’il pouvait y avoir tant d’ouvriers

pour fabriquer ces charrues dont la gloire

est aujourd’hui éteinte ma mémoire

pourtant revoit quand il sonnait cinq heures

ce flot d’ouvriers sortant à cette heure

et s’étendant comme une flaque d’encre

(c’est qu’en ce temps le majeur du labeur

avait besoin de l’homme pour se vendre)

 

une flaque d’encre qui s’étendait

inondant toute la chaussée de Wavre

oui c’étaient les ouvriers qui sortaient

des usines Mélotte dont le havre

dégorgeait la foule au visage hâve

vers le tram le train ou la bicyclette

un sac pendait à l’épaule de cette

engeance qui nous était étrangère

jusqu’en son wallon qui pète et rouspète

sous la brûlure infecte de l’hiver

 

ouvriers de Gembloux foule vaincue

anéantie même en ses artisans

qui faisaient des couteaux lames aiguës

gloire perdue dont nos cerveaux d’enfants

recevaient la flamme : plus aucun vent

aujourd’hui n’attise cette rubrique

les couteaux de Gembloux étaient jadis

vantés et vendus dans le monde entier

hélas aujourd’hui même la Belgique

a oublié ces humbles couteliers

 

Legros / Petit / Depireux et les autres

qui avez tant martelé le métal

je dis vos noms en ces syllabes hautes

pour rappeler votre patient travail

je me souviens qu’à l’école il nous fal-

lait écouter l’un de vos fils nous dire

comment au feu vous la faisiez recuire

et puis trempiez la lame afin que bien

elle résiste aux usages qu’exige

un couteau qui doit faire son chemin

 

je pourrais parler de la Sucrerie

qui avec ses tonnes de betteraves

formait des montagnes qui semblaient cuire

en fumant sous le gel qui les ravage

elle aussi a été fermée l’avare

Fortune a fermé la Manufacture

d’instruments chirurgicaux je vous jure

ces fermetures ont mis l’ouvrier

hors d’état d’exercer sa vraie nature

qui de ses mains tant aime à travailler

 

où êtes-vous ouvriers d’autrefois

si nombreux et grisâtres dans la ville

où je suis né où j’ai grandi ? parfois

je me demande si dans ma débile

mémoire votre foule sale et vile

n’est pas un rêve sans réalité ?

et pourtant vous avez bien existé

ouvriers de Gembloux pleins de malice

mais aujourd’hui par toute la cité

plus une seule usine encor n’existe

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