J’irai revoir ma Wallonie !

Anne-Marie La Fère,

À Redu, village du livre et de l’espace, symbole du réveil du vieux pays, je marchais dans la poussière des travaux et j’entrais, ébloui par le soleil de juin, dans toutes les librairies, fraîches et sombres comme des grottes. Je cherchais des ouvrages anciens sur l’Ardenne et la Wallonie, sur la faune et la flore, sur les traditions et le folklore, sur les fermes et les hameaux, sur les villes, les mines et les industries d’autrefois. Les bouquinistes me montraient des albums de photographies et des livres d’histoire, des brochures touristiques et des recueils de contes et légendes.

Chargé de sacs en plastique, je rejoignis l’hôtel dont j’occupais l’unique chambre. Il me restait à inspecter la librairie générale que tenait mon hôte. Au bout d’une heure, j’avais découvert deux romans que je feuilletais avec fièvre, debout devant les rayonnages. Je sentais que, tout récents qu’ils fussent, datant d’une dizaine d’années, Les Peupliers et Les trous de la rue Lartoilallaient m’aider à voir plus clair dans de lointaines origines wallonnes, longtemps refoulées, voire reniées.

Installé à la terrasse, devant une truite et un verre de vin blanc, je me plongeai dans la lecture du bouquin de Pascal Samain, un inconnu pour moi, né dans le Borinage en 1959, disait le prière d’insérer. À lire les premières pages des Trous, je m’amusais tellement que j’oubliais de manger mon poisson, délicieux au demeurant. Je posai le livre, me promettant une excellente soirée.

Le lendemain, le soleil brillait toujours et la chaleur menaçait d’écraser le village. Il valait mieux me réfugier au bord de la Lesse pour lire Les Peupliers. Les aventures du petit Ducoron m’avaient tenu en haleine toute la nuit. Je me reconnaissais en cet enfant qui cherche dans L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert les réponses aux questions métaphysiques : la vie et la mort, la dépression de son père et sa propre « maladie des mots », sans parler des problèmes existentiels de sa mère, « la plus grande piqueuse de culs de toute la Belgique ». Si j’avais savouré l’écriture originale et inventive, si j’avais souri et même ri tout seul dans mon lit, j’éprouvais au matin une étrange tristesse dont je crus déterminer deux raisons. D’abord, le Borinage de Samain était peuplé de pauvres gens aux vies ratées, travailleurs éreintés, chômeurs, alcooliques, handicapés, suicidaires, qui vivaient « dans des pas belles maisons en brique rouge ». Ensuite, qu’était devenu l’écrivain, bourré de talent ? Pourquoi n’en parlait-on jamais ? J’avais interrogé le libraire qui se souvenait que le nom de Samain avait figuré sur des listes de prix importants comme le Rossel ou le NCR, mais il n’en avait pas obtenu, et on l’avait oublié.

Arrivé au village de Lesse, je contemplais la rivière depuis une prairie aménagée en aire de pique-nique et me disposais à lire sur un banc quand une voiture se gara à côté de la mienne et des enfants envahirent la berge. Deux minutes plus tard, d’autres bagnoles dégorgeaient leurs occupants en short et maillot de corps. Il était temps de chercher l’endroit paisible que m’avait recommandé mon ami peintre et qu’il avait si souvent représenté dans ses tableaux.

D’emblée je reconnus le mauvais chemin et l’espace sous les rochers où je pus laisser l’auto. Le sentier surplombait la Lesse que j’entendais sautiller sur les pierres et voyais briller entre les arbres. Lorsque j’aperçus le point de repère, un îlot rocheux, je descendis vers la rivière. Dans une tache de lumière, je m’assis et j’ouvris Les Peupliers.

L’auteur en était à son cinquième roman et il était wallon. Pas belge, ni carolorégien comme l’avait précisé le libraire qui tenait Thierry Haumont pour l’un des meilleurs écrivains de sa génération. Non, Haumont s’affirmait wallon sur la quatrième de couverture et dans le texte que je lisais, à peine distrait par le murmure de l’eau et les chants d’oiseaux, par le jeu du soleil dans les feuilles et par le vol lourd d’un geai ou léger des libellules.

Curieux récit épistolaire : dans l’espoir d’être recruté, un vagabond, solitaire et maniaque, adresse de longues lettres au directeur d’un institut scientifique qui patronne le recensement de. peupliers. Drôle de type, me disais-je, à la fois savant et naïf, an peu irritant avec son côté ergoteur et minutieux, mais quelle recrue de choix pour le boulot qu’il sollicite !

Autour de moi, aucun peuplier, ni du Canada ni d’Italie, seulement les essences d’une vallée encaissée où affleurent des rochers. Le narrateur n’écrit-il pas que les peupliers sont des arbres de plaine ? Je réfléchissais, les yeux fixés sur l’eau transparente, et m’étonnai soudain de ne voir aucun poisson. Je n’espérais ni truite ni saumon, mais pas le moindre goujon, pas le moindre alevin… Pourtant la Lesse ne semblait pas polluée : je voyais le fond caillouteux et j’aperçus un cincle plongeur.

C’était aussi bizarre que la vie de l’arpenteur des terres wallonnes. Au passage je cochai une phrase, libertaire : « Quand une intelligence s’aperçoit qu’elle ne pourra jamais user d’autorité, qu’elle reste donc vagabonde ! » Cela me plaisait. Je m’y retrouvais comme dans le livre de Samain. Souvent les romanciers me renvoient à moi-même, plus encore que les philosophes, les historiens ou les sociologues.

L’air était léger et la chaleur tempérée par les feuilles et la rivière. Des hommes préhistoriques avaient dû s’abriter dans les grottes aperçues le long du sentier. Rêvassant à leur mode d’existence, je somnolai un moment. Le bouquin était resté ouvert à la page 108.

La faim me ramena au village, envahi par les visiteurs du week-end. Je me réjouissais du nombre de lecteurs qu’attirait Redu quand je faillis me faire écraser par un motard, suivi d’une horde de ses congénères, bardés de cuir et casqués comme des cosmonautes. Ma table favorite était occupée par un couple de Hollandais. On me donna la dernière, entre un groupe local du Rotary, dressant le bilan de la soirée précédente, et de jeunes Bruxellois, plus préoccupés de bronzage que de librairie.

Ma salade avalée, je repris Les Peupliers. Enfin s’éclairait le propos de Haumont : à compétences égales, un Flamand l’avait emporté sur le narrateur et avait obtenu l’emploi de recenseur de peupliers pour la simple raison qu’il appartenait à la majorité, toute-puissante et arrogante. C’était injuste. Je comprenais sa colère et sa révolte. À lire cette fable, je tendis l’oreille et observai. Certains touristes néerlandophones déambulaient dans Redu comme en pays conquis. Je me sentis dépossédé de mon Ardenne.

Je devais bouger. Mon hôte m’avait vanté les charmes du Fourneau Saint-Michel. Suivant son itinéraire, j’admirais les forêts et les villages, mais déplorais ici et là la présence de chalets suisses ou de pavillons de brique qui les défiguraient. À Mirwart, un grand château délabré me creva le cœur. Je ne comprenais pas qu’on l’ait abandonné, qu’on ne se soit pas battu pour le sauver, que les Monuments et Sites ne l’aient pas entretenu. Personne ne s’était préoccupé de cet édifice aux fenêtres béantes qui invitaient les oiseaux et les bêtes de tout poil à y nicher. Le libraire m’avait raconté que le mobilier avait mystérieusement disparu. C’était une honte ! La honte de la Wallonie malade dont parlaient les deux romanciers.

Au Fourneau, je retrouvai mon calme. Dans un paysage de douces collines s’inscrivaient, tout blancs, tout pimpants, les bâtiments reconstruits, l’école, la chapelle, la forge, la grange… Trois petits nuages immobiles paraissaient irréels, comme trois boules de ouate posées sur un drap bleu. Les bois et les prairies offraient au regard toutes les nuances de vert, si chères à mon ami peintre. Du jardin de l’auberge, je contemplais le site édénique et dévorais les dernières pages des Peupliers, savourant la vengeance pacifique et ironique du narrateur. À la différence de Haumont, je n’ai gardé aucun lien avec la Wallonie et n’en possède aucun souvenir qu’on ne m’ait imposé. Les récits familiaux et les vieilles photographies construisent un univers plus fictif que les romans.

C’est à ce moment-là que me vint le désir de revoir Temploux, même si je savais que la coutellerie Lemière n’existait plus et que ma famille wallonne s’était éteinte. Il paraît que les entreprises survivantes fabriquent des lames pour les machines agricoles, mais plus de couteaux. Il m’en reste un, qui me sert de coupe-papier. J’ai aussi hérité d’une panoplie d’armes africaines qui a peut-être décoré la vitrine du magasin au retour du Congo d’un vague cousin.

Les trois petits nuages cotonneux s’étaient éclipsés. Je restais assis au soleil, Les Peupliers sur les genoux, à rêver d’un monde disparu, à m’interroger sur la grand-mère, si jolie, sur l’arrière-grand-père, qu’on disait poète, sur le cousin dont personne n’avait jamais parlé. Je savais si peu de chose des gens de Temploux, à peine plus que des hommes des cavernes ardennaises. J’étais furieux d’avoir vécu à Bruxelles, insoucieux du vieux pays, et de m’être laissé dépouiller de mes origines, qu’on avait occultées comme si elles étaient inavouables.

Redu m’attendait, moins poussiéreux puisque les travaux s’arrêtent pendant le week-end, mais les terrasses étaient combles et les librairies désertes. C’était l’heure de l’apéro. Je fourrai tous les livres dans la valise, pensant qu’il me faudrait du temps pour les lire et les digérer. À ranger les romans, j’eus un sursaut de colère, car de Haumont non plus, on ne parlait guère. J’emportais son Conservateur des ombres que je commencerais le soir, à Bruxelles.

J’avais un grand regret pour Samain et pour Haumont, pour le château de Mirwart et pour la coutellerie Lemière.

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