Le poivre des livres

Luc Dellisse,

Fixer enfin la vision tournoyante que j’ai toujours eue de ma terre d’origine. Détacher un peu de cette lumière qui baigne mes souvenirs français pour en éclairer Liège, La Louvière et Jemeppe-sur-Sambre. Y chercher un autre butin que des images de désastre. Essayer de faire coïncider les Wallonies successives et contradictoires qui se sont offertes à moi. Renoncer aux cavatines de la défaite.

L’opacité, l’ennui, l’immobilité, à quoi se résume dans ma mémoire toute mon enfance, laissent pourtant subsister quelques rares lézardes, par où filtrent des rayons obliques. Les jeux de visite médicale avec Jeanine Waelravens, de part et d’autre de la haie du jardin, ou bien ma conversion à la musique, le jour où j’ai entendu le deuxième mouvement de La jeune fille et la mort, j’y repense avec plaisir : ils se limitent pourtant à un simple savoir, ils n’ont aucune force sensible. Mais je ne peux entendre sonner à toute volée les cloches d’une église les jours de fête (comme ce 15 août à 10 heures dans ce village alsacien où j’écris ces lignes) sans me retrouver, moi-même et un autre, à Wavre, dans le présent éternel.

La maison aux dix-huit pièces de mes grands-parents Aerens communiquait par l’arrière avec les couloirs sans fin d’anciens entrepôts, dont le sol en béton était parcouru de rails rouille – un Decauville à domicile, en quelque sorte. Cette aubaine romanesque m’a peu servi : ç’aurait été un endroit idéal pour les jeux, si j’avais eu quelqu’un avec qui jouer. Ce n’était pas le cas, et on restreignait mes expéditions dans l’entrepôt, pour que je n’aille pas, par quelque chute contre du fer rouillé, me donner bêtement le tétanos.

En revanche, vivait aussi avec mes grands-parents une tante célibataire, Peggy, employée bénévole à la bibliothèque paroissiale. Cette circonstance est le ressort de ma vie. Peggy possédait la clé de la bibliothèque, vieille bâtisse de guingois au pied de la collégiale Saint Jean-Baptiste. Et tous les jours, heures d’ouverture ou pas, nous allions faire des razzias dans les rayonnages bien garnis.

Six ou sept livres ne me faisaient pas peur à l’époque. Je lisais exactement du lever au coucher, avec pour seules interruptions les repas et les trajets de la maison à la bibliothèque paroissiale. Mes grands-parents n’attendaient rien d’un enfant, ni services, ni facéties, ni activités de plein air. Ils me demandaient simplement de ne pas être turbulent, en quoi j’ai toujours excellé. Ils ne s’étonnaient pas que je consacre quinze heures quotidiennes à la lecture. De temps à autre, l’un d’eux me lançait que j’allais m’abîmer les yeux à tant lire, mais sans conviction : chez les Aerens on garde une vue perçante jusqu’à un âge avancé, de même qu’on est grand, avec une chevelure abondante et une nette tendance à l’embonpoint.

J’échappais donc chez eux à deux périls : qu’on me fasse un complexe de ma propension exagérée à la lecture, et qu’on me traite comme un prodige, parce que je consommais 100 pages à l’heure, 1 500 pages par jour, 30 000 pages sur l’ensemble de mon séjour wavrien, sans aucune marque de lassitude ou de bougeotte. Je peux témoigner qu’en province wallonne, aux environs de 1968, la notion de surdoué n’existait pas, ni même de vocation littéraire ; et dans ma voracité bibliophagique, ma grand-mère Suzanne voyait simplement le signe que j’aimais bien lire.

De même on pouvait petit-déjeuner de vingt tartines ou se relever la nuit pour dévorer un demi-jambon, sans se voir taxer de gourmandise : à peine si quelqu’un constatait placidement que vous aviez un bon appétit. Ce genre d’attitude me plaît, qui tient à l’indifférence et aussi à un certain optimisme : pour ma famille grand-maternelle, les excès n’étaient pas la marque d’un vice, mais une preuve de bonne santé.

Tous les souvenirs heureux de ma préhistoire ont Wavre pour cadre. Goûters qui combinaient les fruits de la belle saison. Microsillons craquant sous la vieille aiguille pour diffuser Chopin. Pages tournées sans fin, sans fatigue. Mousquetaires, jeunes filles aux longues jambes, passages secrets. Odeur du fromage fondu au jambon d’Ardenne, Franco-Suisse, couvert d’un bol blanc retourné. Et l’arc-en-ciel que mon oncle curé cherchait toujours à reproduire avec un porte-couteau.

Mais la lumière ne se laissait pas piéger dans n’importe quel prisme. Un autre bonheur était de reconnaître et de capturer dans le roman de l’après-midi cette lumière laminée. Certaines images se fixaient ainsi pour toujours, inaccessibles et transparentes, dans un bloc de verre ou d’ambre. Le Portrait de la Maréchale, à demi caché par un rideau, avec ses ors et ses blancs qui se détachent sur un fond de ténèbres, est un de ces presse-papiers. Je ne comprenais pas très bien L’Éducation Sentimentale, son ancrage historique et ses foudroyantes ellipses. Mais le prisme, qui est la vérité du monde sensible, je le trouvais là. « Il connut la mélancolie des paquebots, les froids réveils sous la tente, l’étourdissement des paysages et des ruines… » On n’a jamais fait mieux.

Ces quinze jours de paix séparée m’aidaient à tenir, durant les cinquante semaines qui allaient suivre et grignoter ma résistance. Après les espoirs déçus de la rentrée scolaire, après les premiers sordides week-ends, je n’étais plus que perte et mensonge, au milieu d’une horrible vie de religion et de football. Mais un peu de phosphore subsistait pourtant, de l’euphorie initiale qu’avait soulevée en moi le rugueux parfum des livres, leur poivre, mot qui rimait, dans ma diction d’alors, avec Wavre où j’étais immortel.

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